Bataille des messes: ni vainqueur, ni vainqueur

La « bataille des messes » aura été l’un des fils rouges de cette année covidée, chez les catholiques et au-delà. Très au-delà. Elle n’aura pas seulement fracturé l’Eglise de France, j’entends par là l’ensemble formé par les fidèles, ne sachant rien d’éventuelles divergences au sein de la CEF. Elles ont révélé, et ça me semble beaucoup plus grave, le gouffre qui sépare désormais les pratiquants, de quelque religion que ce soit, d’une part, et le reste de la société d’autre part. Regardons les réactions individuelles, collectives, institutionnelles, de cette part non pratiquante de la société aux revendications catholiques : d’interminables variations sur le thème « la religion c’est privé, donc ça peut très bien se limiter à prier tout seul dans son salon [voire dans un endroit innommable]. Il n’y a aucune raison de se réunir, donc puisqu’on ne voit pas pourquoi l’autoriser, autant l’interdire. »

Dans ces conditions, il est évident que faire comprendre le sens de la célébration de l’Eucharistie, pouvoir expliquer en quoi elle est encore davantage qu’une prière collective, c’est un niveau avancé de la discussion qui n’a pratiquement jamais été atteint. Toutes les tentatives d’expliquer l’importance de consacrer le pain et le vin et recevoir le Corps du Christ se sont heurtées au mur préalable, consistant à répéter inlassablement « rien ne vous empêche de prier tout seuls ».

En fin de compte, si la bataille a été gagnée sur le plan juridique, c’est parce que le droit existant protège encore le droit de pratiquer une religion sans que l’État ait à se faire juge de la pertinence ou non de tel ou tel rite, tant qu’il ne contrevient pas par ailleurs à la loi et à l’ordre public. Le Conseil d’État a statué en ce sens et le pays en a pris acte, fort surpris, tout dépité de constater que cette fameuse laïcité qu’il aime tant brandir pour reclure la Bible aux toilettes protégeait la liberté de faire ces choses qu’il trouve délirantes et terrifiantes. Je pèse mes mots, devant le navrant spectacle de cette reporter appelant au secours la maréchaussée : « ils prient ! ils commencent à prier ! dans la rue ! et ils chantent des chants religieux ! » comme si les manifestants eussent été en train de lancer aux passants des Endoloris et des Avada Kedavra.

Et cela devrait nous inquiéter fort, car cela signifie que la pratique religieuse catholique, comme les autres d’ailleurs, ne tient plus qu’à un cadre juridique ancien, et perçu comme aberrant reliquat du passé. Si j’en crois les débats non seulement sur « lérézosocio » mais aussi entre élus, nos concitoyens non croyants sont nombreux à ne pas comprendre pourquoi il faudrait s’emm… à autoriser d’autre pratique religieuse que celle, rigoureusement privée, de la prière individuelle silencieuse à domicile (qu’on n’autoriserait guère que faute de moyens acceptables de l’empêcher). Comme ils ne comprennent pas le sens de ces rassemblements, ils s’en inquiètent (y plaquant le vocable à la mode de « séparatisme ») et ne tarderont pas à y voir des pratiques non seulement inutiles, mais dangereuses, où l’on fomente on ne sait quelle agression à leur encontre.

Naturellement, bien des non-croyants – entendus ici au sens de personnes ne se reconnaissant dans aucune des religions usuellement pratiquées en ces temps et ce pays – reconnaissent aux religions le même statut qu’à n’importe quel autre corpus d’idées sur le monde, et considèrent qu’on se doit au minimum de savoir de quoi on parle avant d’adhérer, rejeter, critiquer ou moquer. Mais à force de matraquage du discours selon lequel le religieux, c’est le règne sans partage du propos délirant, ils sont, je le crains, de moins en moins nombreux. On m’a parlé en 2015 d’un livre, vous m’excuserez d’avoir oublié la référence, qui fondait son propos sur l’absurdité des religions par l’affirmation que les chrétiens sont des gens qui croient vraiment qu’à la messe, l’hostie devient un bout de bidoche pissant le sang dans leurs mains. À ce niveau-là, il est compliqué de se dire que le regard critique basé sur une vraie connaissance du fait religieux est l’attitude la plus courante.

Comment en sommes-nous arrivés là ? Peut-être parce que l’esprit du temps est si imbibé d’utilitarisme qu’il récuse d’emblée tout ce qui ne lui semble pas rapporter, selon ses critères. La prière, perçue comme une demande, un deal avec l’invisible en vue d’en retirer quelque avantage, c’est compréhensible ; le spirituel qui apporte des bénéfices en termes de développement personnel, de santé, de productivité, OK; les pratiques diverses destinées à connaître l’avenir, banco; mais partager le corps du Christ, renouveler son sacrifice pour le salut, sont des notions complètement hors de ce schéma, tout comme l’est, d’ailleurs, l’idée même de grâce divine. Nous n’aurons pas trop de difficulté à faire comprendre « l’intérêt » de la prière ni de l’action caritative ; le reste n’entre plus dans les plans de l’époque, à tous les sens du mot « plan ».

L’efficience du culte n’étant plus comprise, le culte a perdu toute valeur. Au mieux, il est assimilé à un spectacle : on met son autorisation sur un pied d’égalité avec l’accès aux cinémas.

Et dans une société utilitariste, ce qui n’a pas de valeur, on ne le conserve pas pour faire joli : on l’élimine, à tout hasard. On dégraisse, on simplifie, on tranche, on ne tolère pas un truc qui ne nous sert à rien pour faire plaisir à d’autres. En cela même qu’ils tiennent à quelque chose que nous ne comprenons pas, ils deviennent inquiétants ; cet attachement est interprété comme un séparatisme.

Logiquement, dans cette situation, la loi pourrait ne pas protéger longtemps la liberté religieuse. Elle seule est reconnue comme délimitation du bien et du mal ; mais elle change beaucoup plus facilement que les « valeurs » dans les sociétés culturellement hyper-homogènes (et passablement étouffantes de conformisme) d’antan. Or elle est faite par la majorité, et donc, si celle-ci est par ailleurs mue par un paradigme où il n’y a nulle raison de laisser libre ce qui ne l’intéresse pas, elle l’interdira, au cas où. La majorité des croyants, dit-on, adhère à la laïcité (celle de 1905), qui lui garantit le libre exercice de son culte, le libre choix de ses rites, et le droit, aussi, à s’exprimer dans le débat public comme n’importe quel rassemblement de citoyens. En revanche, il n’est pas du tout sûr que la majorité des Français en soit là. Ne connaissant guère la religion, ne souhaitant plus la connaître, elle y donne libre cours à ses fantasmes (une messe est forcément un « prêche homophobe », etc). De là à ce que cette majorité ne voie dans la liberté de culte qu’une gêne, voire un danger, il n’y a qu’une question de temps, et ce jour-là, quelle protection ?

Pas si vite, me direz-vous, la mode est à reconnaître des droits aux minorités. Oui, mais au prix de quels conflits, de quelles tensions, dans une atmosphère d’hostilité intergroupes permanente ? D’autant que nous ne revendiquons pas les mêmes droits que les autres, mais un dont nous, croyants, serons seuls à faire usage.

Et nous, si nous ne savons rien faire d’autre, comme nous l’avons trop fait, que nous comporter en minorité hargneuse, que crier « pour moi c’est vital, point, barre ! » nous n’en sortirons pas. La majorité rétorquera qu’elle s’en fiche, que c’est elle qui fait la loi, et que nous pouvons très bien nous passer de tout ça puisqu’elle le fait. C’est dire que le mur est, de part et d’autre, le refus de reconnaître l’autre comme différent de nous et néanmoins d’égale dignité, c’est-à-dire respectable même dans ses chemins qui ne sont pas nos chemins, et quand je dis respectable, cela va au-delà de l’indifférence polie. Car à force de désintérêt pour l’autre, on se le cache, on l’oublie et quand un beau matin, il se rappelle à nous, sa vue nous révolte.

« Le religieux » fait horreur à nos concitoyens. Ils se plaignent H24 qu’on en parle trop, mais en parlent bien plus que nous, pour en dire pis que pendre, ce qui est pratique pour ne plus parler aux croyants, inquiétant cercle vicieux. Remonter la pente sera dur, mais c’est à nous de prendre l’initiative de la rencontre, et pour cela, sortir, à tout prix, du rôle de la citadelle offusquée (plutôt que réellement assiégée). Non seulement elle ne nous mène à rien, mais entretient tous ces cercles pervers en adoptant leur logique même. « Comme des brebis au milieu des loups »…

Catholiques, avons-nous peur des miracles ?

Il y a donc eu une guérison miraculeuse à Lourdes, ce qui a suscité bien entendu l’hilarité des non-croyants. Le dénommé Raphaël Enthoven, qui s’était déjà signalé en voyant dans la retouche du Notre Père une irresponsable soumission à l’islam ou quelque chose dans ce genre, s’est rué sur un micro pour y clamer que l’Église prenait les gens pour des imbéciles – sous-entendu : qu’avec cette histoire on a la preuve que les catholiques étaient des imbéciles. Des attardés, des doux niais du culte qui croient au Père Noël.

Avec ce souverain poncif, on est sûr de mettre les rieurs de son côté. La méthode a fait ses preuves dans tous les bistrots.

Reprenons par le commencement : qu’est-ce qu’un miracle ?

C’est un événement – en l’occurrence une guérison – que les meilleurs spécialistes, dûment interrogés, déclarent inexplicable, impossible et pourtant constaté. Tenez, c’est même dans le Huffington Post:

« Quand un cas est validé, cela veut dire que les dizaines de médecins et autres spécialistes n’ont trouvé aucune explication logique permettant de justifier la rémission, au vue des connaissances scientifiques actuelles.

Ce ne sont évidemment pas des scientifiques qui qualifient ensuite la guérison de miracle. C’est l’Église qui fait ce choix, ou pas, quand le Comité médical international leur soumet un cas. »

Autrement dit : le cas est examiné par des scientifiques impartiaux et il ne peut y avoir miracle reconnu que si ceux-ci ont avoué leur impuissance à trouver une explication. Moyennant quoi, des miracles, il y en a très peu. La guérison de sœur Bernadette Moriau n’est que le soixante-dixième reconnu à Lourdes, en tout et pour tout, depuis 1858. N’en déplaise aux ricaneurs, l’Église ne crie pas au miracle à chaque fois qu’une tartine beurrée tombe côté pain.

Ajoutons qu’un miracle n’est pas un dogme et que tout catholique reste libre d’y croire ou pas, tout comme d’ailleurs aux apparitions. Ce que dit l’Église avec les sanctuaires « miraculeux », c’est simplement ceci : une enquête soigneuse conclut qu’il n’y a pas d’erreur ni de supercherie, mais un truc étrange qui se passe ; c’est la reconnaissance que des grâces particulières et des événements tangibles inexplicables en l’état par l’homme se produisent à cet endroit. Cela ne veut dire ni qu’il n’y en a que là, ni qu’il s’agit d’un distributeur automatique. Dans la pleine logique d’une religion révélée, l’Église dit : il nous faut bien constater qu’il se passe ici quelque chose qui nous déconcerte. Tout comme Dieu nous a déconcertés dans les grandes largeurs quand Il a choisi de nous dire qui Il était vraiment. « Nous annonçons un Messie crucifié, scandale pour les Juifs, folie pour les païens. » (1 Co 1, 23)

Et pourtant, comme l’observe notamment Jean-Pierre Denis dans La Vie, les catholiques eux-mêmes semblent gênés par le miracle. Ils ne savent pas trop qu’en penser ni s’il faut l’annoncer. Il y a plusieurs raisons à cela, mais pour ma part, j’en vois surtout deux.

La première, c’est qu’objectivement, tout au long de l’Histoire, l’homme a crié au miracle pour des faits qu’il ne comprenait pas, dans des situations qui aujourd’hui font sourire. On ne peut jamais exclure que l’inexplicable aujourd’hui soit explicable demain. Il est bien légitime de vouloir éviter l’imposture. Précisément, n’en déplaise à monsieur Enthoven, l’Église et les catholiques ne veulent ni être pris pour des imbéciles, ni prendre les autres pour tels. Ils ont trop peur d’être trompés par quelque ficelle qu’on découvrirait un beau jour.

Mais la seconde, qui participe d’ailleurs de la première comme l’œuf de la poule, quelque part, n’est-ce pas parce que nous, catholiques, partageons un peu la répulsion scientiste pour le surnaturel, le transcendant ?

Notre temps est pénétré de cette croyance généralisée à notre époque que tout est explicable ou le sera demain, que le surnaturel n’existe ni ici-bas, ni ailleurs. Elle en est si imbibée qu’on ose à peine glisser au détour d’une conversation qu’elle ne dit pas tout, vu qu’elle ne prétend pas tout dire. « Soyez rationnels ! » Ce qui ne relève pas de la science n’existe pas. C’est commode ! Et là encore, c’est la victoire assurée devant les micros (ou le zinc). La science ne vole-t-elle pas de victoire en victoire ? Quels demeurés, à tous les sens du terme, prétendraient le contraire ?

C’est possible, mais c’est oublier qu’elle ne peut le faire que sur son champ de bataille à elle. La déployer ailleurs, c’est déjà la trahir. Ou si l’on veut, c’est déployer le PSG dans une plaine grecque pour affronter la phalange de Sparte, sous prétexte que ce sont « les meilleurs du monde à notre époque », en oubliant de préciser en quoi. C’est la trahir, parce que c’est appeler science ce qui n’est ni plus ni moins qu’une croyance.

Si nous appelons Univers la réalité tangible, accessible en théorie à nos sens et à nos instruments de mesure, régie par les lois accessibles à nos investigations, et dont la science décrit le fonctionnement – depuis quelque Big Bang ou autre chose, jusqu’à nos cerveaux, aux supercordes ou autre chose – alors cet Univers est tout ce qui est, ou bien il ne l’est pas. Mais dans un cas comme dans l’autre, la réponse est autre part. L’existence, comme d’ailleurs l’inexistence, d’un Dieu situé au-delà (d’une manière ou d’une autre) de l’Univers sont obligatoirement, et pour toujours, des hypothèses, des hypothèses indestructibles, puisque par définition, la vérité est située en un « point » inaccessible, où nous ne savons pas si les lois qui régissent l’Univers ont cours. Nous n’avons même aucune raison de supposer que ce soit le cas. Est-ce plus rationnel, un Univers organisé, mais là sans cause, qu’un Univers créé tel qu’il se laisse observer par nos yeux et nos radiotélescopes ? Comment répondre, puisque nous n’avons aucun élément de comparaison ?

Cette question n’est pas tranchée et ne le sera pas avant la fin des temps. Faire croire le contraire est la pire des impostures. Parlons-en, tiens, de gens pris pour des imbéciles !

Seulement, c’est ainsi. Pour la majorité des Occidentaux (des Français ?), croire en Dieu est aussi défendable intellectuellement que croire au père Noël, indigne de cerveaux « modernes », « éduqués », « raisonnables » etc. Et nous avons souvent mis de côté ce pan de notre foi, notre croyance en l’existence de quelque chose d’autre que les lois de la matière dans l’Univers, pour éviter de passer pour des demeurés ou des faussaires. C’est plus simple. On dérange moins.

Mais du coup, on donne prise à une croyance erronée (si vous avez bien suivi, donc : non pas la croyance en l’absence de surnaturel, mais la croyance que la science a démontré l’inexistence de Dieu) qui est, j’en ai peur, l’obstacle numéro un à l’évangélisation. Combien de fois avons-nous entendu des discours du genre : « le message du pape ou de Jésus sur les pauvres et tout et tout, très bien, mais pourquoi aller y f… du dieu et du miracle ? Est-ce que vous allez enfin vous décider à dégager toute cette partie de votre discours ? » (et devenir une association ou un parti politique comme les autres) ? N’est-ce pas bien souvent par crainte d’accorder crédit à ce que l’air du temps croit périmé que tant de nos concitoyens se détournent du Dieu fait homme ?

Et trop souvent, nous emboîtons le pas. L’important, au fond, ce serait l’action, ou la morale, ou « les valeurs »… et plus du tout Celui qui nous appelle.  C’est oublier que notre foi est foi dans un miracle. Un événement inexplicable mais dont les suites sont là, devant nous, à chaque Eucharistie et dans le fait même de la célébration de chaque Eucharistie. L’extérieur s’est manifesté à l’intérieur de sa propre Création, afin qu’elle prît conscience de Lui.

Le miracle, comme la Révélation, c’est Dieu qui décide de bousculer les lois de la matière, comme on gratte discrètement à la porte, pour signifier qu’Il est là, mais d’une manière toujours si subtile que le déni est toujours possible. Il n’a pas le choix: s’il survenait un gros miracle bien irréfutable même en toute mauvaise foi, si un prophète était enlevé au ciel sur un char de feu devant les caméras de BFM, vous imaginez le désastre ? Le Messie crucifié se transformerait en une espèce de Jupiter capitolin qu’il faudrait bien adorer, que ça plaise ou non. C’est simple : à la seconde même la liberté de l’homme et l’Histoire s’arrêteraient.

Alors tant pis, les signes doivent se faire discrets. Le miracle est même fait pour être compris par les croyants et tourné en ridicule par les incroyants: c’est la condition de notre liberté, aux uns comme aux autres, et ce qui fait le prix de la foi.

« Quelqu’un peut bien ressusciter d’entre les morts, ils ne seront pas convaincus … »

Mais « heureux ceux qui croient sans avoir vu ! »

Noël déserte les pubs ? Bon débarras !

Coup de tonnerre sur nos pauvres sociétés européennes : une certaine marque de bière très connue ne produira plus de « bière de Noël » mais de la « bière d’hiver ». Dans le même temps, ce même mot recule aux frontons des temples du commerce et des enseignes municipales. Exit Noël, la société laïque pare ses tables pour « les fêtes de fin d’année » (le jour de l’An soit, et la deuxième, quelle est-elle ?)

Et les uns de relayer ces horreurs estampillées #christianophobie, tandis que d’autres sabrent le champagne : l’emprise de Léreligion sur la société recule !

Ridicule. Aussi ridicule, et ce n’est pas peu dire, que la brusque toquade de quelques élus pour l’origine vaguement mariale du graphisme du drapeau européen, ou que Jean-Luc Mélenchon voyant dans le folklorique titre de chanoine de Latran la preuve d’une mainmise vaticane sur la République française. Ah ! si monsieur Mélenchon connaissait mieux le pape François… vu son programme économique, écologique et social, cette allégeance, il l’appellerait de ses vœux ! Mais passons. C’est ridicule, oui, de voir un « viol de conscience », un « obscurantisme tentaculaire » dans le mot de « Noël » appendu aux vitrines pleines de foie gras, et une libération dans son retrait. Voilà une liberté qui ne coûte pas cher à consentir et qui fait oublier le reste.

Grotesque tartarinade laïcarde, oui. Mais est-ce tellement mieux de s’arc-bouter, au nom de la défense de « l’identité chrétienne », sur la présence du mot Noël sur les emballages de marrons glacés ? C’est un fait, même s’il nous déplaît fort, à nous chrétiens : l’immense majorité de nos concitoyens ne fête pas, fin décembre, la venue du Dieu fait homme. Et ce n’est pas parce qu’elle s’est convertie au grand méchant z’islam. L’hypothèse salafiste est assez peu crédible pour expliquer la disparition d’un nom de fête chrétienne de sur un… pack de bière. À moins que l’expression « pression des milieux islamistes » n’ait pris un sens nouveau, plus mousseux et aussi quelque peu inattendu. Bref, c’est juste que nos concitoyens sont majoritairement sans religion et que du coup, l’étiquette Noël relève plutôt du simulacre.

Peu importe à qui célafôte. C’est ainsi : la France n’est plus un pays majoritairement chrétien et l’on peut toujours clabauder « ouimédeculturechrétienne » ou « didentitéchrétienne », imposer de parler de Noël à quelqu’un qui se fiche comme d’une guigne de ce qui s’est passé à Bethléem dans une certaine étable, cela ne nous mène à rien. C’est se bercer d’illusions, faire semblant, et contraindre les autres à le faire. Ils ne croient plus. C’est ainsi.

Et dans ces conditions, je crois que nous n’avons aucun intérêt à combattre pour défendre le royaume du Christ sur des boîtes de chocolats ou les calendriers des postes. Ne nous plaignions-nous pas chaque année ? N’était-ce pas même devenu proverbial, que Noël ne fût plus pour la majorité qu’une fête commerciale ? Et bien ! que le commerce fasse sa bringue, et nous, fêtons Noël. L’Enfant n’a pas besoin de catalogues de jouets mi-partis roses et bleus, ni de Mon Chéri, ni de Pyrénéens. Il se passera très bien d’être prétexte à lucullutiennes agapes, concours du cadeau hors de prix et rubans rouges autour des tablettes et des iphone. Rien de nouveau, nous le répétons chaque année.

Mais si l’emballage frelaté tombe, c’est encore mieux. Il se laissera même d’autant mieux rencontrer de ceux qui, ne Le connaissant pas, Le verront débarrassés de cette gangue.

Il y a bien un quart de siècle, il m’était venu dans les mains une BD de Franck Margerin mettant en scène une bande de potes occupés à râler sur le Noël consumériste. Avant de « se faire une petite bouffe toute simple entre amis histoire de marquer le coup »… qui s’achevait bien sûr en réveillon en bonne et due forme où ne manquait pas même la crèche, improvisée avec des petits soldats et des animaux-jouets.

Il y avait beaucoup plus dans ces pages que l’ironie au premier degré. Qui dégraisse Noël a toujours la bonne surprise de retrouver l’essentiel. Oui, il y a bien quelque chose à attendre, quelque chose autour de quoi se réunir et qui n’est pas juste le monceau de boîtes colorées sous un sapin de Nordmann trop tôt ravi aux forêts morvandelles.

Nos temples de la consommation décomplexée, eux, ne résisteraient pas à l’opération. Ils ne sont que gras : ils fondraient jusqu’au bout. Il n’en resterait rien.

Du coup, il se pourrait bien que la disparition du vocabulaire chrétien de leurs frontons soit une bénédiction. Ce n’est pas par leurs portes qu’entre le Roi de gloire. Alors, si le simulacre prend fin, tant mieux. Cent fois tant mieux. Le bonhomme Coca-Cola ne pourra plus se faire passer pour le Rédempteur. On ne confondra plus les anges de Bethléem et les sirènes d’une promotion sur les tablettes.

promonoel

Mais, me direz-vous, c’est tout de même triste de devoir ainsi constater sans équivoque que nos contemporains ne fêtent pas Noël.

C’est vrai, mais ce n’est pas à coups de guirlandes made in China (ou même in France, d’ailleurs) qu’on renversera la tendance.

N’est-ce pas l’occasion de dévoiler plus clairement ce que c’est vraiment que préparer Noël ? D’apparaître vraiment comme ceux qui veillent dans l’attente de la venue du Fils ?

Comme ceux qui ne préparent pas que la table couverte de bougies et de branches de houx ?

De questionner par ce témoignage ceux qui ne savent plus trop de quelle espérance habiter le 24 décembre ?

sEt, soyons fous, qu’ils se retrouvent par là évangélisés ? Le cœur réchauffé de l’attente joyeuse du Sauveur ?

Un, plus un, plus un, plus un, à participer à cette veille…

Ce serait drôlement plus chrétien qu’une offre promotionnelle « de Noël© », non ?

La Croix de qui ?

Vais-je me faire haïr de la cathosphère si je me dis franchement agacé par la tournure de #MontreTaCroix ?

epeiredeleglise

C’est un peu paradoxal, vu que je porte en toutes circonstances une croix franciscaine en bois, d’au moins dix-huit millimètres d’envergure. Et pourtant.

Résumons le contexte : une commune a reçu le trollesque cadeau d’une statue de saint Jean-Paul II surmontée d’un crucifix colossal et comme l’édifice est disposé sur l’espace public, le Conseil d’État ordonne de conserver la statue mais de démolir la croix. Cette espèce de jugement digne d’un Salomon mâtiné de chef de bureau de la Direction des Dons et Legs est perçue par tout ou partie des catholiques de France comme une tentative de plus de les gommer de la surface du pays. Subséquemment icelleux ont en masse posté des photos de croix sous l’intitulé #MontreTaCroix puis se sont félicités de voir « Twitter rempli de croix ».

Les uns ont posté la croix de chemin qui domine leur paysage familier ou leur tient à cœur. D’autres celle de leur église paroissiale ou même de leur foyer. Objectif déclaré : afficher ce qu’on voudrait nous faire cacher. « S’ils se taisent, les pierres crieront » (Lc 19, 40). Rappeler qu’un décret de Conseil d’État ne raie ni le passé ni le présent d’un trait de plume. Entre nous, sur ce point, on s’en doutait déjà : si la statue reste, la Croix n’est-elle pas présente, eût-on ôté la croix en pierre, disgracieuse au demeurant par sa taille excessive écrasant l’œuvre de sa masse ? Rappeler que la France a été longuement pétrie de ferment chrétien et que son sol est constellé de lieux où l’on a prié, prêché, rendu grâce pour une mission, une délivrance, une fondation. Soit, mais… et après ?

Et après ? Trop souvent crier « la France est chrétienne, poing ! » (sur la table).

Des coups de poing sur la table.

Des croix brandies comme les piquants d’un porc-épic en rogne.

Des signes d’occupation du territoire par un parti.

Pour un peu, les lances d’une armée.

Une bonne part des spectateurs, en tout cas, l’a pris comme cela et c’est tout le problème.

Ceux qui ne partagent aucune foi sont, très souvent, portés à voir dans une Église, a fortiori l’Église catholique, un parti politique comme les autres, dont on ne sait trop s’il croit vraiment au surnaturel qu’il professe ou s’il est totalement cynique, mais qui, en tout cas, œuvre dans un seul but : conquérir le terrain et le pouvoir et y déployer son programme, comme n’importe quel parti. De là, entre autres, l’incompréhension absolue face au refus de l’Église de réécrire un programme adapté aux mœurs et à l’air du temps, plus apte à séduire l’électeur.

Et cette erreur de perspective est source de malentendus littéralement sanglants. Il faut en sortir, c’est vital.

Or le souci, le gros souci de l’avalanche de #MontreTaCroix c’est qu’il a fourni de l’eau à ce moulin. C’était encore un code très intelligible entre nous mais qui, de l’extérieur, avait tout pour être lu de travers. Nous avons brandi notre croix comme Gattaz son pin’s, Mitterrand sa rose, les maoïstes leur Petit livre rouge, d’autres encore la Croix de Lorraine d’un De Gaulle dont la tombe doit ressembler à une dynamo propre à garantir l’indépendance énergétique de la France. Comme des militants de parti.

Nous nous sommes comptés et retrouvés très heureux entre nous.

Nous avons parfois voulu emplir Twitter d’un peu de prière et ça n’aurait pas dû faire de mal.

Mais de l’extérieur, nous sommes passés pour un groupe d’activistes sur la défensive et formant la tortue. Pour des militants de parti soucieux de brandir leur signe de ralliement et d’occuper le terrain, ou plutôt de le revendiquer en criant « PREM’S ! »

Nous voilà bien avancés.

D’abord parce que sous ce mot-dièse on trouve une avalanche d’insultes antichrétiennes rageuses et de basses calomnies proférées par des twittos trop heureux de détourner le mot clé pour y poser du négatif. Bref, quand on se fait gloire de voir #MontreTaCroix « en TT France », il faut savoir qu’une bonne part de ces tweets, en réalité, lui crachent dessus.

Ensuite parce que c’est un peu facile de montrer sa Croix. Mais ce qui est attendu de nous, ce n’est pas de la brandir. C’est de la porter (Mt 16, 24). Et ça, c’est une autre histoire. Et quant à la Croix, non pas la nôtre, non pas une croix dont nous revendiquons la propriété, non pas celle qui nous servirait à marquer notre territoire, mais celle du Christ, il ne s’agit pas non plus de la tenir devant nous, mais de nous tenir devant elle. Et c’est tellement difficile qu’à l’heure où stabat mater dolorosa, parmi tous ses disciples, il en restait un avec elle. Pas deux : un. Même les deux autres qui avaient vu Jésus transfiguré et à qui ç’aurait quand même dû suffire s’étaient prudemment carapatés.

Et la seule montagne au sommet de laquelle trônait la Croix, c’était le Golgotha.

Et une montagne au sommet de laquelle trône une croix, ce n’est pas « ici commence les terres du clan catho ». C’est une évocation du Golgotha.

Ce qui est fait est fait. Sur Twitter, on ne voit des gens que ce qu’ils disent. Je ne me permettrai pas, jamais, de classer ceux qui ont posté un #MontreTaCroix parmi les « hypocrites qui se donnent en spectacle ». Que sais-je de leur engagement de chaque jour ? Et ceux qui se portent au secours des SDF, des chômeurs, des migrants, des sans-abri, des malades et que sais-je montrent en cela la Croix.

Mais, justement, revenons à cela, là, tout de suite. Ne brandissons pas la croix comme un badge, témoignons de l’Évangile. Ne marquons pas un territoire pour le Fils de l’homme qui n’a pas de pierre où reposer la tête. Allons jusqu’aux extrémités de la terre, mais pour faire des disciples, pas des conquêtes.

Nous n’avons pas de raison d’accepter de nous cacher. Nous avons le droit de montrer la Croix. De toute façon, elle est dressée sur le monde et le Conseil d’État n’y peut rien. Nous pouvons la montrer de bien des façons. Nous sommes appelés à aimer par des actes et en vérité (Jn 3, 18), et d’ailleurs n’avons-nous pas entendu ce dimanche que les plus grands commandements étaient d’aimer Dieu de toute notre force et notre prochain comme nous-mêmes ?

Cet évangile vient à pic nous rappeler comment, maintenant, nous pouvons aller de par le monde montrer la Croix.

En Avent… la politique

« Or, le peuple était dans l’attente. »
Décidément, depuis deux mille ans, rien n’a changé. Nous sommes dans l’attente. Nous sommes dramatiquement insatisfaits de notre pays, de notre société, de nos perspectives d’avenir. Notre rapport à l’étranger est problématique, et plus encore notre rapport au pouvoir. Déconnecté, corrompu, tenté par la dérive sécuritaire… Nous avons nos collecteurs d’impôts. Nous avons nos scribes et nos pharisiens (généralement c’est l’autre. Et comme le disait Desproges, le pharisien est sot. Il croit que c’est nous qui faisons du pharisaïsme alors que c’est lui.)
Et nous n’avons plus guère de prophètes (ou ne les voyons pas, ce qui revient au même). D’ailleurs, selon certains, se nourrir de miel passerait encore mais dévorer d’innocentes sauterelles serait encore trop cruel.

Nous sommes dans l’attente comme le peuple d’Israël. Nous voyons bien qu’il y a un truc qui cloche (et même beaucoup). Alors, nous espérons le coup de balai miracle.
« Il (ou elle) va remettre de l’ordre dans la maison. Chacun chez soi et chaque chose à sa place. Il (ou elle) a de l’autorité, des convictions, etc. » Un chef à poigne, intègre et ferme, sans pitié. Ça, ça aurait de la gueule. Postures martiales des candidats. La tête levée, le cou tendu. Ceux de qui c’est-de-la-faute ne vont pas rigoler. Cette fois, ils vont voir, les Romains. Ça va être la vague Messie (à ne pas confondre avec celle qui balaie les pelouses de Liga le samedi soir, merci). On va te me les bouter hors de Palestine et reconstruire un beau palais pour notre Messie de combat. L’iconographie croisée fait recette. On brandit son identité en sautoir comme un glaive – qu’il s’agisse, d’ailleurs, d’une « identité chrétienne » ou d’une « identité laïque républicaine ».

D’ailleurs, nous répétons en boucle que nous sommes en guerre – contre tout. Après quarante années de « crise », c’est désormais la « guerre », et la menace du « chaos » a succédé au spectre de la « récession ». Chacun d’entre nous est invité à se montrer bon républicain en sachant voir dans son voisin un ennemi mortel. Musulman radicalisé, khmer vert, catho-clérical-intégriste, fraudeur fiscal, fonctionnaire-fainéant, chômeur-assisté, ou tout simplement concurrent sur le marché (du travail ou autre). Nous pensions pourtant avoir compris le prix et la vraie valeur de la paix, il y a un mois. Et nous n’avons rien de si pressé que de déclarer des guerres à tout va !

Déjà, pour commencer, fichez la paix à la crèche. Voyez en elle ce qu’elle est : l’évocation, qu’on y croie ou non, d’un Dieu humble et proche des gens simples, des pauvres, des faibles. Cessez d’en faire l’étendard d’un défi politicard, le bouclier d’une défense, l’épée d’une agression contre « votre liberté ». Sur ce dernier point, même et surtout si vous pensez, si vous savez que celui qui l’a disposée là l’a fait dans ce but. Renvoyez-lui donc qu’il est à la ramasse, celui qui embauche le Christ de Bethléem pour en faire son épée. Au lieu de rentrer dans son jeu, retournez-lui son pathétique contresens. Celui qui a tant aimé le monde qu’il a souffert la Passion pour lui ne peut agresser personne, et surtout pas par son image dans la paille.

La crèche. Nous l’avons posée au pied du sapin – enfin, non. (J’espère que non car la monoculture du sapin de Noël est anti-écologique et anti-paysanne au possible.)

Une fois de plus, donc, ce sera la même histoire. L’Avent touche déjà à sa fin et nous allons encore nous faire la même remarque : nous attendons un chef de guerre et Il arrive comme un enfant. Et il fera son entrée dans la Ville monté sur un âne, avant de passer à la casserole. Et nous nous dirons encore que nous ne l’avons pas reconnu, etc.
Mais j’en ai assez, moi, de rater mon Avent de cette manière-là, pas vous ?
Cela dit, je ne sais pas plus que vous comment faire.

Je voudrais qu’on en sorte. Que « lâcher prise » et « accueillir Dieu comme un enfant » (avec les deux sens possibles), cela cesse d’être des mots creux qu’on remâche tous les ans. Nos débats, nos réseaux, notre blogosphère bruit d’un seul thème : tenter de tout comprendre et d’imaginer la solution qui remettra tout en ordre, une bonne fois. Rien de plus louable en soi, c’est comme cela que commence la politique, ou même la citoyenneté : se sentir concerné par ce qui nous dépasse, et vouloir y apporter un peu de bien à partager. Seulement, précisément, cela nous dépasse ; le monde n’a jamais marché droit ni tourné rond, et ne le fera jamais avant que Lui revienne autrement que monté sur un âne. Mais Sa venue comme un enfant, Son entrée à Jérusalem sur un âne, et toute la suite, ont bouleversé le monde comme jamais. L’amour, le don, l’humilité ont fait bien plus, ont imprimé une marque plus durable dans l’histoire qu’aucun conquérant, jamais. Ils ont relevé bien plus de défis qu’aucun chef charismatique, aucun parti totalitaire, aucune politique « courageuse » (entendez par là consistant à serrer la vis des faibles et des pauvres pour sauvegarder le trône du puissant). Ce ne sont pas des mots, ça : c’est ce qu’enseigne l’Histoire. Et c’est aussi ce que nous professons chaque dimanche (au moins).

L’échec à mobiliser les citoyens occidentaux face à la crise écologique révèle à quel point nous ne croyons pas ce que nous savons. Face au mystère de l’Incarnation, croyons-nous ce que nous professons, ce que nous chantons, ce que nous acclamons ?

Si oui, alors c’est avec au cœur l’enfant de la crèche que nous bataillerons en politique. Non pas seulement dans notre « conversion individuelle » mais dans tous nos engagements, et aussi dans nos exigences vis-à-vis des élus, ceux qui se réclament du bien commun, de « valeurs humanistes de la République » et a fortiori ceux qui revendiquent des « racines chrétiennes ». Oeuvrez donc dans l’amour et par amour ; ayez souci du faible et du pauvre, respectez tout ce qui nous est donné. C’est notre exigence de citoyens et de chrétiens, si vous-mêmes vous dites tels. Puisez, puisons dans la crèche la vraie inspiration. Tout particulièrement cette année, l’année de la miséricorde.

On le dit tous les ans. Cette fois, on le fait. D’accord ?

L’écologie (et la foi) contre la peur

« La France se replie sur elle-même ». « Le Front national rassemble la France qui a peur ». Et de railler, bien entendu, la soi-disant mesquinerie de ces peurs, le « bas du front » d’une « France moisie ». Trente pour cent des suffrages exprimés, tout de même. Qu’envisagent donc nos génies de l’insulte ? la noyer ?

Mais à ces mêmes génies, je ferai aussi observer qu’ils ne manquent pas de culot. La France a peur ? Quel étonnement !
Au moins depuis septembre 2001, notre classe politique n’a jamais rien su faire d’autre que nous écraser de peurs.

Peur de « la crise » : quarante-deux ans de crise tout de même, contre trente aux Glorieuses du même nom, qui n’empochent même plus le bonus défensif. Une peur face à laquelle rien ne nous est proposé que les « solutions » les plus anxiogènes : commodités de licenciement, baisse des salaires – et prioritairement des plus bas, report de l’âge de départ en retraite, etc. Et de nous citer en exemple l’Allemagne et son taux de chômage en baisse… en raison de l’explosion du nombre des travailleurs pauvres.
Depuis si longtemps, bien avant l’état d’urgence permanent, nous baignons dans l’état de crise permanent.
Et nous nous sommes livrés aux professionnels de la « gestion de crise ». Ils présentent bien. Ils sont raisonnables, eux, ils sont pragmatiques. Ils savent. Ils aiment nous rappeler que ce n’est pas à nous de penser ; de toute façon, on ne pense pas Monsieur, on ne pense pas, on compte. Et ne pensant plus, nous nous sommes laissés balloter par nos émotions, et avant tout par notre peur.

Peur du terrorisme, naturellement : le plus fier-à-bras des partis sur le sujet remporte les suffrages ? Quelle surprise ! Dans quoi pouvons-nous baigner quand le « quotidien de référence » choisit de placarder à la une, chaque jour, l’éloge funèbre d’une des victimes du 13 novembre ? Comme s’il en était besoin pour se souvenir, comme si l’on allait honorer et défendre « la joie de vivre » en barbotant dans le deuil cent trente jours de rang.

Peur du lendemain : étonnant, quand le projet d’avenir se limite à toujours plus de compétition, toujours plus de précarité, de conflits et de tensions, toujours moins de repères, de points d’ancrage, au combat permanent dont seule une poignée peut sortir vainqueur ? Au chaud dans leur tour d’ivoire, les scribes – qui, aujourd’hui comme hier, jouissent, comme chacun sait, d’une situation assise – peuvent bien huer ces Français déjà pauvres et précaires pour leur manque d’enthousiasme à s’enfoncer encore plus à l’aveuglette dans l’inconnu, après leur avoir décrit ce dernier comme terriblement dangereux. Effarant darwinisme sociétal : celui qui aspire à construire une existence paisible pour lui, ses proches et ses descendants, voire ses contemporains, est vilipendé comme faible, indigne de la Liberté, de la Modernité. Il est loin le temps où Léon Blum défendait à la tribune le droit du travailleur à la paix du foyer. Ainsi hue-t-on le retour du spirituel comme preuve de faiblesse : « qui sont donc ces faibles qui veulent plus d’amour, plus de fraternité, plus de justice ? Au combat, que diable ! et en compétiteurs sans merci! »
Le ton avec lequel nos chantres du Marché décomplexé vendent la guerre de tous contre tous ressemble péniblement aux tirades enflammées des généraux vantant le sacrifice suprême à l’été Quatorze.

Peur de l’autre. Quoi, la France aurait peur de l’autre ? Cet autre allègrement assimilé à l’ennemi intérieur depuis des années ? Cet autre, cible depuis quinze ans d’une rhétorique Nous/Eux : jeune, c’est un délinquant ; barbu, c’est un terroriste ; catholique, c’est un agent moyenâgeux du Vatican tentaculaire ; écologiste, c’est un djihadiste vert ; handicapé, c’est quelqu’un qui n’aurait pas dû naître ; chômeur, ou tout simplement pauvre et bénéficiant d’allocations, c’est un parasite ; salarié, c’est un tire-au-flanc congénital ; migrant, c’est une opportunité de tirer les salaires et les conditions de travail vers le bas. « En tout cas, mes chers électeurs, vous êtes entourés de gens Pas Comme Vous, c’est-à-dire de gens qui vous veulent du mal. Rasez les murs, la France est infiltrée d’autant de cinquièmes colonnes que nous en fantasmons pour vous. Mais vous êtes bien rances et moisis d’avoir peur. »

Peur enfin à cause d’un sentiment d’impuissance. Nous vivons écrasés de « c’est ainsi », « il faut s’adapter », « c’est la modernité » (ou la postmodernité), ce que vous voudrez : peu importe : nous ne sommes plus citoyens ni acteurs dans ce monde-là, nous ne le bâtissons pas plus que nous ne le pensons, ou alors « à l’insu de notre plein gré ». Nous sommes priés de subir. Il nous faut accepter ce qui est, soi-disant, la résultante de la liberté, mais que personne n’a souhaité, ni prévu, et dont bien peu veulent, ne serait-ce qu’en raison du nombre effarant de laissés pour compte. Nous sommes priés de nous laisser traîner là et, c’est bien connu, il n’y a pas d’alternative.

Il n’est pas un parti qui n’ait fondé son discours sur la peur. Il n’en est pas un qui n’ait pris soin de peindre, avec ses propres couleurs, le climat le plus anxiogène possible, pour mieux se poser en sauveur. Sans surprise, le plus chevronné en la matière l’emporte – d’une courte tête – avec un discours bien rodé : comme il n’y a pas de plus authentique Autre que l’étranger, c’est cette dénonciation-là qui rallie les suffrages. Nous sommes si bien entre nous !
Rien que l’épisode Breivik devrait nous en dissuader. Ou alors quelque regard en arrière dans notre histoire. Jamais l’homogénéité culturelle, religieuse ou ethnique n’a garanti en soi, et en quelque manière que ce soit, une société moins parcourue de tensions, moins criminogène, ni même moins divisée.
En revanche, attiser les peurs, les rejets, les divisions et en jouer les exaspère jusqu’au risque d’explosion. Etonnant, non ?
Que faire d’autre ?
« Joie de vivre, vivre ensemble, tous en terrasse ! » Et voici l’horizon eschatologique proclamé par notre Premier ministre : « Consommez, c’est le moment des fêtes, dépensez, vivez ! »
Et ce vide ne comble pas le vide. Décidément, nous vivons une époque de grandes découvertes pour nos maîtres.

Avec quoi le comblerons-nous donc ?
Ce temps de l’Avent donnerait bien des idées : miséricorde et Grâce.
Il y a gros à parier que sur les marchés de Bethléem, ces réseaux sociaux du temps d’Hérode, on s’exprimait à peu près comme sur les nôtres : c’est la crise, c’est à cause de ces étrangers, nos élites veulent la mort du petit commerce et vous avez vu cette présence policière, ces bruits de bottes (enfin de caligae). Et ça ne L’a pas dissuadé de venir.

Ce n’est pas tout. Malins comme je vous connais, vous avez remarqué qu’il manque un point dans ma première partie : la crise écologique.
Et c’est vrai. Celle-là aussi, nous peinons à la présenter autrement que comme source d’angoisses sans nom. Je serais mal inspiré de le nier. C’est qu’à la différence de toutes les autres, c’est vraiment une angoisse mortelle, et qui pourtant, reste obstinément à l’arrière-plan. Nous n’avons plus de temps à perdre et pourtant « nous ne croyons pas ce que nous savons ». C’est effrayant, pour de vrai. Et personne n’a envie de l’entendre. Ce n’est pas le bon moment.

Et pourtant, parce qu’il est question de vie, nous écologistes – et spécialement écologistes chrétiens – devrions, tout spécialement, savoir conjuguer l’exposé de la vérité à l’annonce de l’espérance. La catastrophe menace, elle est même déjà là, mais la bonne nouvelle, c’est que les réponses, les bonnes réponses, sentent la vie. Chacun de nous ne peut sans doute pas grand-chose, mais au moins y a-t-il quelque chose à faire, c’est-à-dire déjà refuser de subir.

L’écologie, celle des citoyens qui s’engagent et des scientifiques qui parlent vrai, n’est pas occupée à instrumentaliser une crise au profit d’un vague pouvoir. Je sais que l’accusation est courante : autant accuser votre médecin généraliste de diffuser lui-même le virus de la grippe… Nous nous en passerions bien, de ce combat. Mais il faut bien. Mais je m’égare : je disais, donc, qu’il y a une bonne nouvelle que nous devons savoir annoncer. Cette nouvelle, c’est que le remède n’a pas vocation à être plus amer que le mal. La conversion écologique sera joyeuse, ou alors elle ne sera pas écologique. A M. Valls et à ses pairs, opposons Isaïe 55 : pourquoi consommer et dépenser de l’argent pour ce qui ne rassasie pas ? Retrouvons le chemin des véritables mets succulents : l’humain plutôt que les biens, l’oiseau dans l’arbre plutôt que sur l’écran, la relation en vrai plutôt que « l’expérience connectée », la gratuité plutôt que la rentabilité, le partage plutôt que l’austérité. Il sera autrement plus simple, alors, d’opposer à mesdames Le Pen la fraternité universelle et l’amour du prochain sans condition.

Notre responsabilité est là : être signes et paroles d’espérance. Alors, nous n’aurons plus aucun besoin des professionnels de la gestion des peurs.

Faire ce que Lui veut

Je ne connaissais rien à Marthe Robin avant que notre route ne nous fasse passer par Châteauneuf-de-Galaure il y a quelques jours, pour de bien autres raisons. Et je n’en connais toujours pas grand-chose.

Nous avons fait le crochet jusqu’à sa ferme. Nous avons pu entrer prier dans sa fameuse chambre, environ cinq minutes. Un miracle. Appelées ailleurs, les bénévoles s’apprêtaient à fermer temporairement les lieux. Arrivés dix minutes plus tard, nous nous cabossions le nez pour rien.

Au lieu de quoi, nous avons pu accéder à la chambrette, figée « telle qu’à l’époque » et rejoindre trois personnes déjà en prière face au lit de la peut-être future bienheureuse. Avant cela, quelques panneaux informatifs avaient quelque peu éclairé mon ignorance. Une citation, que je me garderai de reproduire de mémoire, éclairait l’amour brûlant qu’éprouvait Marthe Robin pour Dieu en Jésus-Christ.

Voilà des mots qui me laissent toujours perplexes. Ils sont si facilement abstraits. On les croirait sortis de quelque cathotron – vous savez, ces générateurs imaginaires (ou non) de phrases toutes faites à base de pièces prêtes à l’emploi, qui, selon le préfixe, vous offre une prière universelle, une note de service, un reporting de full success de business plan ou un discours de président de la république. Je peine à leur trouver quelque sens, quelque réalité. N’est-ce pas une construction intellectuelle, une cent millième ratiocination sur des abstractions ou les versets les plus alambiqués de quelque épître ?

Et en fait, non. Parce que si c’était juste ça, cela n’aurait jamais suffi à maintenir en vie une personne atteinte de méningite, à lui donner de rayonner comme elle l’a fait depuis sa chambre de malade. Qu’on doit ruminer, quand on est cloué au lit une vie entière !… Qu’on doit vouloir tout envoyer balader. On ne se paie pas de mots, de grandes phrases, ni d’homélies abstruses. On ne se ment pas, ou alors pas bien longtemps.
Il fallait donc que tout ceci ait assez de sens, assez de force pour la faire vivre, et bien plus encore : pour la rendre assez débordante d’amour pour qu’il en soit porté jusqu’aux extrémités de la terre.

Je n’ai toujours pas compris, je veux dire : ressenti, éprouvé, intégré, ce concept toujours aussi bizarre. Je ne sais pas si j’y arriverai un jour. Mais au moins, je peux être sûr qu’il est vrai. Quand on voit un arbre, on ne peut plus nier qu’il y ait des graines.

J’ai repensé à « tout ce que nous faisons ». Paroisse, diocèse, associations. C’est très facile de dire que nous le faisons par amour – pour nos frères, pour le Christ, toussa toussa. C’est le but, en tout cas. Mais j’aimerais le ressentir, plutôt que le penser, parfois. C’est qu’on a vite fait de dériver.

Une note de blog qui circule un peu. Une « conférence » sur la paroisse. Une invitation à dire quelques mots, en fin de table ronde, devant une grosse centaine de personnes. Un article large comme une paume de main dans un journal catholique. Wahou ! Avoir sa photo dans les journaux, c’était, pour nos grands-parents, le symbole de la gloire. C’est beaucoup plus facile aujourd’hui. Magie des « réseaux » qui favorisent la rencontre des personnes qui ont des choses à se dire, on accède sans effort et en un rien de temps à ce premier palier de vague « notoriété ». Du haut de ses quelques centaines de followers, on se met déjà à se prendre pour quelqu’un qui compte.

Et on est déjà en train d’oublier ce qui compte. En train d’oublier pour quoi on s’était lancé là-dedans. En train d’oublier pour Qui.

Nos trois grains de blé nous paraissent de vastes greniers bien garnis. Encore un peu et on n’agirait plus que pour ça : rentrer du blé. Augmenter ses followers et ses stats. Se faire connaître pour soi-même. Se croire connu. Se fantasmer en personne-référence. Rechigner quand on n’a pas été invité à tel événement phare de notre domaine. Pérorer avec toujours plus d’assurance et de certitude. Se féliciter du chemin parcouru, alors qu’on a été porté.

Faire ce que nous voulons et non pas ce que Lui veut.

Si, vraiment, nous L’aimons, alors nous ne devrions même pas avoir à redouter cette pente savonneuse.

Rien de cela, jamais, ne nous viendrait à l’esprit. Est-ce que cela venait à l’esprit de Marthe Robin ? En tout cas, il n’en a rien percé. « Donne-moi seulement de T’aimer.»

La Croix, folie pour la compétitivité

Aujourd’hui, nous célébrons la folie de la Croix.

Folie, elle l’est plus que jamais, dans sa totale gratuité, sa totale liberté.

Au sortir de la Seconde guerre mondiale, l’écrivain Virgil Gheorgiu écrivait « La vingt-cinquième heure » où il décrit d’une façon incroyablement prophétique le monde qui nous attendait. C’est le monde de la technique, le monde où la technique a depuis longtemps cessé d’être un outil pour atteindre au rang de morale.

Il faut, de toute urgence, relire ce livre, car il est peut-être déjà trop tard.

Il faudrait tout citer, de la longue démonstration que l’auteur place dans la bouche de Traian Koruga. Limitons-nous à ceci :

« Pour finir les hommes ne pourront plus vivre en société en gardant leurs caractères humains. Ils seront considérés comme égaux, uniformes et traités suivant les mêmes lois applicables aux esclaves techniques, sans concession possible à leur nature humaine.

Il y aura des arrestations automatiques, des condamnations automatiques, des distractions automatiques, des exécutions automatiques. L’individu n’aura plus droit à l’existence, sera traité comme un piston ou une pièce de machine, et il deviendra la risée de tout le monde s’il veut mener une existence individuelle. Avez-vous jamais vu un piston mener une vie individuelle? (…)

La société technique travaille exclusivement d’ après des lois techniques – en maniant seulement des abstractions, des plans – et en ayant une seule morale: la production. »

La technique est neutre, paraît-il, c’est l’usage qu’on en fait, blablabla. Mais on ne fait plus usage de la technique : c’est elle qui use de nous. Il existe déjà un ordinateur membre d’un conseil d’administration. Et plus personne n’est en mesure d’empêcher que quelque part, un bateleur lance sur le marché un joujou qui nous asservit encore un peu à sa propre existence. Quoi ? Ce n’est pas une loi ? Nous sommes libres de ? Essayez donc de trouver un emploi si vous n’avez ni voiture, ni mail, ni téléphone portable, ou même s’il vous manque un seul de ces trois. C’est cela, l’impossibilité d’une existence de piston isolé.

Ce déferlement nous impose une « vie optimisée » selon cette seule morale : le bilan avantages-coûts d’un strict point de vue production et consommation de biens matériels, au mieux résolubles en sensations : plaisir, émotions fortes. La pression de la chasse au temps perdu est intense et nous l’intégrons dans toutes nos fibres, dans tout notre être. Voyez comme, dans notre vie, nous traquons la moindre minute futile. Trois minutes d’attente devant un micro-ondes ? Deux minutes pour un métro ? Intolérable : que vais-je faire de ces deux, trois minutes ?

Par chance, je peux désormais dégainer mon téléphone et me connecter à Internet en 4G. Et qu’importe si ces minutes ainsi occupées exigent une organisation démentielle, une débauche d’énergie – production des outils, antennes, ondes, serveurs… – dont le monde devra, bien vite, régler la note. J’optimise. Pardon ! Je me laisse optimiser.

Je n’ai pas laissé cette minute bêtement abandonnée à la gratuité.
Je l’ai valorisée.
Je l’ai commercialisée.
Quelqu’un en a même acheté les données.

Il y a encore deux ou trois ans, il m’arrivait, en vacances au fond d’une vallée alpine, de me surprendre à ne rien faire et ne rien avoir à faire. Nous revenions de randonnée, nous étions douchés, reposés, le dîner mijotait. Je pouvais ne rien faire pendant quelques minutes. Et j’en ressentais une paix intérieure, une douceur de vivre telle que celle ressentie lorsque, dans la campagne, tout à coup nous réalisons qu’il n’y a aucun bruit de moteur : rien que le silence et les oiseaux.

Dans un cas comme dans l’autre, cette sensation, c’est celle d’être brièvement libérés de l’emprise de la machine.

C’est fini. Nos métiers nous imposent une connexion mail du jour de l’An à la Saint-Sylvestre, et donc, lors de tels instants, je louche vers le portable où, sans doute, m’attend quelque travail, quelque occupation productive pendant que les spaghetti cuisent.

Telle est, aussi, la vocation des « objets connectés » : nous sceller à jamais dans un flux d’informations où l’inactivité n’existe plus : à chaque seconde, nous serons production-consommation. C’est ce qu’on appelle, dit-on, la « ville intelligente », le « monde intelligent », optimisé.

Optimisé selon quoi ? Toujours un seul et même axe – notre monde n’en connaît plus d’autre : la production. Vissés sur cet axe, nous avons tout juste la liberté d’en choisir la couleur dans notre feuille de tableur. Nous ne pouvons ni nous en extraire, ni même le prendre à rebours : notre performance est métrée à chaque seconde par un million de « capteurs intelligents ». Ils nous signalent, gentiment, le trajet le plus court, le métro le plus proche, le lieu de consommation de loisirs le plus efficient en termes de rapport qualité-prix et le moyen de le rejoindre sans perdre de temps. Demain, si je choisis de marcher lentement par cette rue encore pleine d’arbres pour écouter la Fauvette à tête noire, mon téléphone vibrera dans ma poche sa fureur de me voir dédaigner l’itinéraire optimal concocté par ses soins.

Adieu, lentes processions; finis, petits princes qui marchent tout doucement vers une fontaine; adieu, conquérants de l’inutile, art pour l’art, don gratuit et même droit à ne rien produire, ne fût-ce qu’une minute.

Liberté de dire non ! Calembredaine, quand l’existence normée par « une seule morale, la production » s’étale sur tous les murs de la cité, se déverse à longueur de flux audio, vidéo, écrits ou parlés, sourd de chaque objet du quotidien, de chaque contact avec l’autre occupé à vivre de la sorte. A mille piqûres de rappel par jour, « d’acteurs économiques » me rappelant à l’ordre, même si je ne risque pas la prison pour mon refus, c’est une bien drôle de liberté. C’est celle d’un malheureux condamné à entendre nuit et jour une même radio, à qui l’on rétorquerait que s’il est forcé de l’entendre, il est bien libre de ne pas prêter attention aux paroles…

Et pourtant, la seule chance est là. La seule liberté qui demeure en dictature est de refuser son consentement. Long et pénible combat intérieur – tiens, comme le combat contre le péché. Refuser de jouer ce jeu, refuser d’obéir aux ordres, à cet ordre d’un nouveau genre, avec ses vœux perpétuels tacites, son obéissance jamais écrite, mais absolue, son consentement arraché « parce qu’à notre époque, même si on ne veut pas, on ne peut pas faire autrement ». Combien de fois l’avons-nous prononcée, cette phrase, dans notre monde de « libre choix » ? Cette liberté, pour l’heure, n’existe pas: elle est à conquérir jusqu’à faire taire la radio.

Cet ordre nous ravale plus bas que la bête : au rang de l’objet. L’animal vit une existence optimisée par des millénaires d’évolution, c’est vrai. Mais tout ceci découle sur l’ultime don : la reproduction. La perpétuation, don total de soi vers l’autre. Le faucon s’épuise pour sa nichée. Le papillon pond et meurt.

L’homme produit, consomme, accapare.

Quant à la reproduction, il planifie sa suppression, qui sera devenue inutile quand la technique aura « vaincu la mort ». Ainsi, l’homme pourra produire et consommer à l’infini. Pour qui ? Pour quoi ?

Pour qui ? Pour quoi cette production perpétuelle ?
Pour qui, pour quoi notre temps optimisé, nos interstices remplis, nos agendas blindés, nos réseaux où nous sommes engoncés comme les pièces d’un puzzle, fonctionnelles, parfaites, immobiles, paralysées ?

Et dire qu’aujourd’hui, nous célébrons le don absolu de Celui qui est homme et davantage qu’un homme. Demain, nous célébrerons la victoire sur la mort dans le Dieu fait homme.

Nous proclamons un Messie crucifié ! Folie pour les technocrates, pour les économistes qui réfutent l’idée même de gratuité, folie pour les villes intelligences et les objets connectés, folie pour l’homme augmenté qui demain « vaincra la mort » en se faisant moins homme, folie pour la compétitivité.

Folie pour les machines. Sagesse aux yeux de Dieu.

Articuler science et foi ? Le témoignage d’un écologue chrétien

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Ce billet est un témoignage dont le but est de répondre à la bonne vieille question «mais comment tu peux être croyant alors que tu fais de l’écologie scientifique et que science religion toussa toussa».
Enfin, de témoigner de ce qui est, pour l’heure, la réponse telle que je la vis, à la question « Pourquoi croire ? »

Au commencement (le mien…), il y avait la foi, et il y avait l’écologie. Enfin, non. Il y avait l’écologie, comme racontée ici. C’est-à-dire un émerveillement sans fin devant la beauté des écosystèmes. Et donc le désir de les protéger. Quant à la foi, elle était pis que de côté. On ne m’en avait guère transmis qu’un catéchisme culpabilisant où « les petits Africains qui meurent de faim » jouaient le rôle de péché originel. Rien de très vivifiant.

Il fallait repartir de loin.

Note : Ce qui va suivre n’a été visé par aucune autorité canonique, et n’a pas davantage de prétention à quelque fière posture de rebelle.

La foi: non démontrable, mais non déraisonnable

#DeToutTempsLesHommes (n’est-ce pas) se sont posé une question : y a-t-il quelque chose de plus grand que nous, qui ait la clé du grand Pourquoi ?
Aucune réponse ne relève du démontrable. Quelle qu’elle soit – y compris le refus d’aborder la question – elle sera du domaine de la foi, de la croyance. Au même titre, d’ailleurs, que d’innombrables réponses dont nous devons nous satisfaire dans notre quotidien. Une croyance est requise à chacune de ces fatales secondes où nous prenons une décision sans disposer pour cela d’éléments tangibles et démontrés, à chacun de ces instants où, sans que ce soit prouvé, nous pensons être dans le vrai (et non « détenir la vérité », n’en déplaise aux trolls). Sans croyances, modernes ânes de Buridan, nous ne pourrions même pas prendre la décision de saisir notre tasse de café du matin.

(Pourquoi du café ? Pourquoi dans une tasse ? Comment osè-je croire détenir la vérité et juger sans preuves que le café me fera du bien ? Je dois douter, je dois le remettre en question. Je prendrai du chocolat. Mais comment ? Quoi ? Pourquoi croire sans réfléchir à la vérité chocolatière ? Je doute, je doute, etc.)

Toute foi consiste donc en adhésion à de l’indémontré, que l’on prend et assume le risque de trouver pertinent à un moment donné. Autrement, il ne s’agirait pas de foi, mais de prise d’information.
« Que l’on prend le risque de trouver pertinent ». La foi n’est pas garantie vraie : ce n’est pas pour ça qu’elle est déraisonnable. Le bien-fondé de mon café matinal ne m’a jamais été prouvé. En le buvant, je ne suis pas pour autant victime d’une bouffée délirante, ni lancé raide comme balle dans un complot antirépublicain.

Les racines de la foi chrétienne peuvent être variées. C’est une porte aux nombreuses clés. La vie de foi n’est jamais qu’intellectuelle. Il n’empêche que la foi, quelque part, comporte toujours une part de raisonnement. On croit ceci plutôt que cela, parce qu’un faisceau de réflexions, de rencontres, d’expériences, amène à conclure : c’est comme ceci, plutôt que comme cela.

Du témoignage à la foi pensée

Pour ma part, l’enracinement de ma foi, celui de la foi chrétienne, c’est une révélation, transmise par un témoignage.

Ma foi, c’est examiner le témoignage des apôtres et le juger crédible. Ce témoignage, c’est la Résurrection.

Voilà un petit groupe trouillard dont le chef a été mis à mort, qui l’a abandonné, renié. Il apprend, par des femmes un brin plus courageuses, la disparition du corps de celui-ci. Tous en concluent fort logiquement que quelqu’un s’en est débarrassé…
Et les voilà qui, peu après, proclament sa Résurrection et sa Parole au péril de leur vie, convertissant de nombreux Juifs et païens, et la preuve, c’est que 35 ans plus tard, ils étaient si nombreux que Néron put en faire les boucs émissaires de sa crise à lui. Et que 2000 ans plus tard, nous sommes là pour en parler.
Il s’est donc passé un truc.
J’entends déjà mille objections classiques, celles dont les trolls vous clament que « rien qu’à les entendre, un chrétien s’écroulera en pleurant car c’est son monde qui s’effondre, il n’avait jamais osé se poser cette question et de toute façon ça lui était interdit ». L’amusant, c’est qu’on les trouve déjà toutes, noir sur blanc, dans les Actes des apôtres, en fait… Par exemple en Ac 5, 33-39 :

Mais un pharisien, nommé Gamaliel, docteur de la loi, estimé de tout le peuple, se leva dans le sanhédrin, et ordonna de faire sortir un instant les apôtres.
Puis il leur dit: Hommes Israélites, prenez garde à ce que vous allez faire à l’égard de ces gens.
Car, il n’y a pas longtemps que parut Theudas, qui se donnait pour quelque chose, et auquel se rallièrent environ quatre cents hommes: il fut tué, et tous ceux qui l’avaient suivi furent mis en déroute et réduits à rien.
Après lui, parut Judas le Galiléen, à l’époque du recensement, et il attira du monde à son parti: il périt aussi, et tous ceux qui l’avaient suivi furent dispersés.
Et maintenant, je vous le dis ne vous occupez plus de ces hommes, et laissez-les aller. Si cette entreprise ou cette œuvre vient des hommes, elle se détruira;
mais si elle vient de Dieu, vous ne pourrez la détruire. Ne courez pas le risque d’avoir combattu contre Dieu.

De fait ! Quelle idée bizarre auraient pu avoir les Onze de se tenir mordicus à une thèse qui ne pouvait être, et n’allait être pour deux cent cinquante ans, qu’un nid à emmerdes – et quelles emmerdes ! – sans une bonne raison de le faire ?

Et quelle bonne raison !
Un dieu qui se révèle… et qui ne ressemble pas du tout à ce qu’on espérait. On aurait bien voulu un patron incontournable, un fier à bras garantissant gloire, amour et réussite. Et vlaf !

Il est de coutume de dénoncer de soi-disant « incohérences » du comportement de Dieu, de faire remarquer que ça n’est pas rationnel, pas ceci, pas cela – qu’on me pardonne, mais pour le coup, d’un Dieu bien conforme aux lectures humaines du monde, de l’argent et du pouvoir, j’aurais tendance à me méfier. Cela en ferait un assez bon indice d’un Dieu inventé de toutes pièces pour les besoins de la cause.

Avec le dieu Chrestos, on en est pour ses frais. En fait de chef de guerre, on se trouve aux côtés d’un Dieu qui naît comme un SDF et meurt comme un voleur de pommes, d’un Dieu que suivre ne vaut ni or, ni pouvoir, ni même « épanouissement personnel », juste la perspective du Salut, c’est-à-dire d’être uni à Lui dans l’éternité, un Dieu tout-puissant mais qui se dépouille jusqu’à créer autre chose que lui pour cesser d’être tout, tout seul, cela nous dépasse. Cela nous prend à rebours de A à Z.

Du coup, l’homme n’a pas épargné sa peine en termes de « ouiiiii mais boooon en fait Il voulait pas dire ça, là. » Ou, pire : « ce que je supporte pas c’est qu’on dise que tel truc c’est parole divine et qu’on n’y touche pas ». Ben, en fait, il va bien falloir. Si Dieu existe et parle, il faut nous résoudre à ce qu’Il ne nous dise pas que ce qui nous arrange. Il est tel qu’Il est, tout comme est le monde qui nous entoure.
La liberté qu’il nous laisse, c’est de tenir compte de sa Parole ou non – c’est là que le bât a souvent blessé, certes.

Quiconque le souhaite peut, à partir des mêmes éléments, aboutir de bonne foi à d’autres conclusions, et croire être dans le vrai, comme je crois l’être, moi : je ne nourris pas de projet de meurtre à son égard, ni ne fantasme pour lui quelque cul de basse-fosse. J’entends, réciproquement, être libre de produire ce témoignage à l’égal de toute profession de foi différente et même opposée.

Mon propos n’est de toute façon pas de brandir une bannière. C’est de montrer que croire au Christ ressuscité ne nécessite pas, mais alors vraiment pas, de couper les contacts de la raison, du sens critique et de la réflexion : chez un croyant, ils fonctionnent très bien.

Tel est mon « Pourquoi croire » de paroissien banal. Ce n’est pas égal à « ma foi ». Ma foi, ce serait raconter par le menu comment je vis, intérieurement, en communauté et dans la cité, tout ce qu’implique le fait d’adhérer au témoignage des apôtres et de le vivre au sein de l’Eglise catholique. Ce serait longuet. Ici, j’aborderai la seule articulation avec l’écologie.

Ben oui, l’écologie. Elle faisait partie du sujet, on l’avait oublié.

De l’évolution à la Création continuée

Revenons donc à la Révélation chrétienne. Elle affirme qu’il existe un Dieu trinitaire, c’est-à-dire relation et amour, à l’origine de notre monde, et désireux de nous y rencontrer. La science, elle, nous enseigne que ce même monde possède un point d’origine – on n’ose pas dire un « début », puisque le temps naît en même temps que l’espace par le Big Bang. Mais en tout cas une séparation entre un état où rien n’existe de notre monde quadridimensionnel, et un état où il paraît, et croît selon des règles, que le regard de l’homme, que la science est en mesure de saisir et de consigner.

Articuler les deux ne nécessite ni contorsion, ni réécriture de mauvaise foi. Etre chrétien, ce n’est pas croire, même en paraboles, que Dieu ait créé avec sa boîte à outils tout ce qui s’agite sous le soleil (et le soleil aussi) et modelé l’homme « à la main », si j’ose dire. Pas même caché les plans quelque part pour qui voudra les découvrir. C’est croire qu’à l’origine du monde visible, il y a l’acte conscient d’un Dieu qui choisit qu’il existe quelque chose d’extérieur à lui, car il veut par amour entrer en relation avec quelque être qui ne soit pas lui. Ainsi, si vous voulez, se produit le Big Bang. Ainsi naît le monde. Il s’organise, se diversifie, se complexifie. Des parts de lui savent s’auto-reproduire, c’est la Vie. Elle fait mieux : elle invente elle-même, par elle-même, du nouveau à l’infini.

Est-ce cette dynamique créatrice incessante qu’Hildegarde de Bingen pressentait et appelait viriditas, principe de verdeur – comme le vert est couleur du printemps, du retour de la vie ? C’est en tout cas un acte créateur non pas unique, mais permanent : c’est la notion que découvrent les théologiens, sous le nom de Création continuée.
Ainsi émerge, après un temps assez long, une espèce capax dei, capable de répondre au rendez-vous du Créateur et d’accomplir la grande Rencontre. Dieu a tout son temps.

Les milliards d’années se succèdent. Nous émergeons. Pour l’heure, l’espèce capax Dei, c’est nous, paf ! Pas de bol, c’est nous qui allons hériter du boulot en conséquence. Alors que ç’aurait pu tomber sur les écrevisses et que nous eussions pu couler des jours insouciants dans les arbres, à nous goberger de fruits dont aucun ne nous eût donné quelque connaissance que ce soit.

On a coutume de ne chercher la présence de Dieu que dans des entorses aux règles biologiques ou physiques : ce qu’on appelle les miracles, ou, pour d’autres, l’inexliqué. Pourtant, ces règles mêmes, ce fait que le monde ne soit pas soupe de particules, mais agencement d’édifices tarabiscotés sont, dans l’hypothèse chrétienne, issues du projet de Dieu, et traces de ce même projet. Dieu, c’est notre foi, parsème notre monde et notre temps de quelques manifestations extra-ordinaires qui nous le révèlent, pour que nous ne manquions pas au rendez-vous. Mais la trace de Dieu par excellence réside moins dans le miracle transgressant « les lois de la science » que dans le fait qu’il existe des lois et une science, c’est-à-dire une conscience capable de voir et comprendre tout ça.

Entre l’hypothèse trace de Dieu et l’hypothèse fruit du hasard et ordonnancement spontané, rien ne peut, rien ne pourra jamais trancher, à moins que la première hypothèse ne soit bonne et que l’auteur ne vienne un jour la confirmer avec perte et fracas. En attendant, la clé, s’il en est une, est hors du coffre, et nous, irrémédiablement dedans et ne pouvant l’ouvrir. Tout ce que nous savons – c’est scientifique – c’est l’existence d’un acte créateur, fondateur. Nous ignorons « juste » si cet acte possède un auteur.

Enfin, si l’on croit en un acte créateur, il faut bien savoir quoi penser de l’imperfection du monde. Il y a là une blessure, pas plus unique et ponctuelle que la Création. Il y a un Quelque chose qui fait que le monde contient violence et souffrance. Notons au passage que dans l’hypothèse même où cet Univers serait sui generis et pur hasard, on pourrait tout autant s’étonner de cette présence du mal : s’il est clair que le dé ignore la bonne et la mauvaise face, le vivant, avant même l’entrée en scène de l’homme, partage le monde qu’il perçoit entre « bon » qui l’attire et « mauvais » qu’il fuit… Le mystère demeure.

Poursuivons. Être chrétien, c’est voir Dieu à l’œuvre dans notre monde et vouloir participer à son projet, car tout comme l’acte de création, son projet est bon. Pas pour lui seul : il est bon pour toute chose. Dieu n’est pas un despote capricieux, et c’est là que nous, qui le sommes, avons bien du mal à le suivre et l’avons tant trahi. Pourtant, la Croix étend toujours ses bras sur ce monde : il sait aimer jusqu’à mourir en tant qu’homme pour nous libérer de ce qui nous éloigne de lui.

Etre chrétien et écologiste, c’est réunir tout cela, et se préoccuper du projet de Dieu pour la totalité de la création. En effet, il ne nous a pas créés isolés. À la limite, je reprendrais bien ici l’image éculée de l’homme au sommet de la pyramide : qu’est, en effet, le sommet de la pyramide sans tout le reste ? Rien qu’un petit tas de pierres sur lequel on bute en jurant. Sans tout ce qui nous entoure en ce monde, nous ne sommes rien.

Dieu fait alliance avec toute créature (Gn 9, 9-10), à chacun il a assigné un rôle, une partition dans le concert, quoique le mal redistribue les rôles. Notre contribution à son projet, c’est de restaurer cette harmonie blessée. Cela passe par une juste relation au reste de la Création, reconnaissance du jeu qu’elle joue, qui est le nôtre. Parce que la violence est entrée dans le monde, nous devons manger des êtres vivants, mais pas tous les anéantir. Nous ne devons pas non plus empêcher la vie de se perpétuer, la Création de se poursuivre, car le projet de Dieu n’est pas que nous remplacions Dieu. Cela nous est interdit, non pas parce que Dieu serait un petit patron jaloux, mais parce que nous vivrions alors un enfer. Ainsi est fermement fondée en notre foi une doctrine écologique. Nous n’adorons pas la Nature comme notre Dieu, nous ne la confondons pas avec Dieu, mais nous avons de très clairs devoirs à son sujet si nous voulons nous conformer au plan de Dieu, c’est-à-dire accomplir ce qui est, pour nous, très bon.

L’écologiste chrétien (et vraisemblablement aussi juif ou musulman, du reste) n’est pas un panthéiste : il reconnaît notre monde quadridimensionnel – « la Création » – comme œuvre divine, où le divin est sans cesse à l’œuvre, mais qui n’est pas en elle-même le dieu. Ce que nous avons à en faire est alors conditionné par la Parole de Dieu à ce sujet ; et là entre en scène pour le chrétien la responsabilité qui lui est conférée tout au long des Ecritures. La science (la revoilà !) offre à son entendement les données sur le péril mortel que nous fait courir la crise écologique, cette donnée si simple : l’argent ne se mange pas, ne se boit pas, ne se respire pas. La dernière abeille disparue, quand « L’économie numérique » la plus performante nous créditerait d’un compte en banque infini, celui-ci serait impuissant à nous donner à manger la plus modeste pomme.
C’est en ces termes que le chrétien est appelé à une Conversion écologique.

La foi implique l’écologie. L’inverse est-il vrai ? Non… et oui. Non, parce qu’on peut très bien pratiquer l’écologie de la manière la plus efficace avec de tout autres fondements spirituels. Par exemple, sur les traces des spiritualités dites orientales, on peut l’enraciner dans le caractère sacré, voire divin, qu’on attribuerait à la Nature elle-même ; on peut considérer son énergie, son dynamisme comme la preuve d’une force vitale unique et transcendante, mais qui lui appartiendrait en propre. Considérée par rapport au christianisme, il peut s’agir de panthéisme ou même de paganisme, et du point de vue écologique, on s’en fiche, en fin de compte, dès lors qu’on sert le bien commun en homme de bonne volonté. Pour le reste, le chrétien que je suis ne rechignera pas à annoncer l’Evangile – annoncer – et à glisser au non-chrétien qu’en se passant de l’amour de Dieu, il rate quand même un truc.
On peut aussi fonder l’écologie sur le matérialisme le plus absolu. C’est même le plus courant. Une approche purement rationnelle, basée sur une analyse de risques, établit que la crise écologique met l’humanité en péril, mortel et à court terme, et donc qu’il faut la résoudre. Périlleuse, néanmoins, cette approche plus ou moins technocratique ! car rien ne la préserve contre une solution du même genre : l’adaptation à une vie sous atmosphère artificielle, semi-machines nourris de nutriments de synthèse. Un drôle de monde… De cela, sans doute, seule une forme de spiritualité peut nous sauver.

On peut aussi l’enraciner dans l’émerveillement face à la Nature, même si on ne lui reconnaît aucune origine transcendante. Là encore, cela résistera-t-il au « pragmatisme » ? Généralement, c’est le contraire qui se produit : à trop s’émerveiller de la Création, on finit par pressentir le Créateur.
Les enjeux sont, de toute façon, trop graves pour se tirer dans les pattes : qu’importe d’où vient la voix qui nous appelle à une même vigne, qui dépérit et n’en peut mais.

J’étais si tranquille, en train de prier Laudes…

Elle s’annonce dans le métro bondé par une mélopée plaintive, geignarde même, à nos oreilles lasses, à notre mauvaise humeur de huit heures du matin. C’est le sabir des mendiants guère francophones, les formules stéréotypées, ânonnées, qui implorent une maigre obole. Cette plainte monte du ras du sol, littéralement entre les jambes des voyageurs affairés. Elle paraît, jeune femme d’une vingtaine d’années qui rampe, au sens propre. Elle ne peut se tenir debout: l’articulation de ses genoux plie dans le mauvais sens, comme des tarses d’oiseau. Elle a coincé dessous des savates, et se meut en glissant sur ces patins de fortune, fourrés sous les genoux retournés. Le visage à hauteur de nos cuisses, elle tend sa main, ou un vague sachet.
La plupart détournent le regard. Son infirmité blesse nos yeux douillets. Mais, implacable, elle rampe, vers chaque recoin du wagon. Fût-elle à l’autre bout, on n’échappe pas à sa complainte. Souffrance et pauvreté nous poursuivent, nous traquent au bout de notre bonne conscience.

Il paraît que certains de ces mendiants ne sont pas handicapés, juste contorsionnistes, et simulent des infirmités atroces pour apitoyer. Dans ce cas précis, je n’y crois pas du tout, je ne vois pas comment diable ce serait possible. Je l’ai déjà vu, mais ailleurs. Un homme de haute taille, qui mendiait appuyé sur une béquille d’enfant, et marchait ainsi, courbé presque jusqu’à terre. Un jour, je l’ai croisé, allant « prendre son poste » à grandes enjambées, droit comme un i, béquille sur l’épaule. Premier réflexe : colère primaire d’être trompé ; seconde pensée : mais qu’est-ce qu’il s’impose comme torture, quel enfer il vit, ce type, des journées entières, pour augmenter un peu ses chances de recevoir un vague demi-euro !

La mendiante aux mouvements de grenouille est là, littéralement à mes pieds. J’ai, par chance, une pièce. Je la lui donne. Regards réprobateurs alentour, bien sûr. C’est bien connu, il ne faut rien donner à ces gens-là, on alimente un système et tout et tout. « Ne m’est-il pas permis de faire ce que je veux de mon bien ? » (Mt 20, 15). J’arrête là la citation. Car le verset suivant enchaîne : « Vas-tu me regarder d’un œil mauvais parce que moi, je suis bon ? »
Je suis bon, à cause de cette pièce ? Quelle blague. J’étais occupé à prier les Laudes sur mon téléphone – Dieu m’en pardonne, mais il est malaisé de feuilleter dans le métro un « petit Barbarin » qui de plus ne contient pas les hymnes – quand elle est venue m’interrompre. Qu’est-ce que j’espère de cette pièce ? Soulager ma conscience ? Peut-être, mais autant l’avouer, ça ne marche pas du tout.
En réalité, je ne peux absolument rien faire pour elle. Et je ne m’en tirerai pas en me disant que je n’y suis pour rien dans son malheur non plus. De toute façon, c’est faux. Comme tous mes compagnons de voyage, si je suis ici et elle là, c’est pour une large part à cause de structures de péché, auxquelles nous n’osons rien changer, parce que notre place est douillette. Le Fils de l’homme, lui, n’a pas une pierre où reposer la tête. Et là, je me sais incapable de le suivre. Cette femme me renvoie à mon péché, que je suis aussi incapable de traquer en moi, que de mettre fin à sa misère.

Vous me direz que je n’ai qu’à courir au Secours catholique ou au CCFD, où l’on manque toujours de bénévoles. C’est vrai, mais le drame, c’est que cette femme n’est pas seule en manque de secours et que nous ne pouvons sincèrement plus nous rajouter un engagement, à moins de les compromettre tous (et nous-mêmes aussi) en faisant tout vite et mal. Nous ne sommes pas de ceux qui savent en mener dix de front, nous ne sommes pas de ces chrétiens couteaux suisses de l’humanitaire, partout présents, partout utiles, indestructibles. Cela dépasse nos forces. Puis, la mauvaise conscience n’est pas un bon moteur, même au CCFD. J’en parlais dans un précédent article

La scène est d’une banalité atroce, tout comme les métaphores que vous voyez poindre à dix bornes, avec la discrétion d’un ferry s’annonçant dans le brouillard. Il ne manque rien au symbole, question pauvre à l’image du Fils de l’homme, rejeté, tenu pour affreux à regarder, et venant perturber notre confort, notre bonne conscience, et même nos petites prières réglementaires. Rien !

Et pourtant… Je reste sans réponse.

C’est là qu’éclate notre terrible impuissance. Le mal est drôlement plus fort que nous.
Drôle d’entrée en Carême. Arrêtez tout de suite de loucher sur ce pot de Nutella.