De Genèse 2 à Visionature en un seul clic !

« L’Éternel Dieu forma de la terre tous les animaux des champs et tous les oiseaux du ciel, et il les fit venir vers l’homme, pour voir comment il les appellerait, et afin que tout être vivant portât le nom que lui donnerait l’homme. » (Gn 2, 19)

Peut-être avez-vous vu passer, de temps à autre, dans la rubrique sciences de vos sites d’information préférés, la découverte d’une nouvelle espèce : de même que la Création continue chaque jour, l’homme n’a toujours pas achevé le travail qui lui fut confié dans ce verset. Tantôt, c’est une espèce jusque-là tapie dans quelque recoin de la forêt équatoriale, au bout du monde. Tantôt, c’est un de ses vieux compagnons qui se révèle être deux, ou même trois ! Il y a quelques mois, par exemple, il a bien avancé sur l’épineux dossier du Crapaud du même nom : à y regarder de près, le brave Crapaud commun de ses jardins cachait deux espèces : le Crapaud commun et le Crapaud épineux. De telles découvertes se produisent plus souvent encore chez les Chauves-souris, parmi lesquelles on compte des espèces jumelles, distinguées par la génétique et les ultrasons produits, ou encore chez les Goélands, ceux-là même qui assurent l’ambiance dans le ciel de nos ports.

L’homme n’a toujours pas fini de nommer la Création qui lui fut confiée, et trop souvent, il manque à la tâche : l’espèce a disparu avant qu’il l’ait été découverte – mais elle a disparu par sa main.

Et comme on ne prend soin que de ce qu’on connaît, il n’y a pas d’autre solution : se retrousser les manches et poursuivre le travail du verset 19 du second chapitre du premier Livre. Qui plus est, chaque créature ainsi nommée entrera avec celui qui l’aura nommé dans la Louange du Créateur. Quoi ? j’en fais un peu trop ? Possible, mais après tout, pourquoi pas ?

Vous me direz qu’il y a d’autres priorités. Certes, mais nous sommes nombreux, et vous le savez, « les dons sont variés, mais c’est toujours le même Esprit ; les services sont variés, mais c’est le même Seigneur » (1Co 12, 4-5)

Et voici une bonne nouvelle pour tout le peuple : ce service-là est plutôt réjouissant et source d’émerveillement. Non seulement à contempler, comme face à certain oiseau des champs ) mais aussi à Nommer, c’est-à-dire identifier, noter et transmettre. Réuni à ses pareils, notre donnée, notre acte de nommer-ici-maintenant-cette créature la replace parmi ses semblables, parmi un paysage, une terre, la Création.

Ainsi, l’aride « donnée naturaliste » prend l’allure d’un verset : le psalmiste ne note-t-il pas « la cigogne qui habite dans les cyprès », puis que « Les montagnes élevées sont pour les chamois, les rochers sont l’abri des gerboises » (Ps 104, 17-18) ? Le Seigneur lui-même n’ouvre-t-il pas grand l’atlas biodiversité de sa Création pour édifier Job, et surtout les trois dépendeurs d’andouilles qui l’assomment de bons conseils depuis trente-neuf chapitres ?

Alors, puisque les vacances vont, peut-être, nous mettre en présence d’une Nature plus spectaculaire qu’au quotidien (encore que celui-ci révèle souvent des surprises…) pourquoi ne pas nous lancer ?
C’est tout simple.
Rendez-vous sur cette carte nationale et cliquez sur votre département pour retrouver immédiatement le site Visionature du coin. Inscrivez-vous, et transmettez !
(Par rapport à la carte, les départements de Charente et de l’Yonne ont rejoint le réseau à leur tour ; le Cher va bientôt ouvrir et le Lot sera sous peu accessible via le site faune-tarn-aveyron.org )
Il suffit de vous inscrire sur un seul de ces sites pour que les identifiants soient utilisables sur tous. Qui plus est, chacun de ces portails propose des cartes, des listes, des synthèses qui vous renseigneront sur ce que les autres observateurs ont découvert autour de vous.

« L’Éternel Dieu prit l’homme, et le plaça dans le jardin d’Éden pour le cultiver et pour le garder. » (Gn 2, 15)

N’est-ce pas l’œuvre du jardinier que d’apposer une étiquette sur ses cultures et de noter dans quelque carnet la date de floraison de ceci ou des premiers fruits de cela ?

De Genèse 2 à Visionature, il n’y avait donc qu’un clic… Je n’irai pas jusqu’à vous garantir une indulgence plénière par lot de 100 données… mais à n’en pas douter, ce sera œuvre utile, et même sainte, quelque part.

Très bonne et très sainte découverte de la Création à tous.

Oser les vacances de toute-puissance

Oh non, l’actualité n’incite pas à rendre grâce.
Tout compte fait, il n’est pas rare que l’été soit sanglant ; ne va-t-on pas d’ailleurs sous peu commémorer le centenaire de l’un des pires en la matière ? La haine se moque de nos congés payés, de nos rues vides, de nos plages bondées. La machine de mort tourne.
Il y a quarante jours, chacun hochait la tête : il était indécent de regarder le foot pendant qu’ailleurs, en Syrie, en Irak…
Nous l’avons regardé, ou pas, sans oublier la Syrie ni l’Irak, et cela n’a pas décidé nos puissants à réagir, pour l’heure.
Aujourd’hui, est-il indécent de partir en vacances, pendant qu’en Syrie, en Irak, en Terre sainte, en Ukraine et ailleurs ? Pendant que partout, la culture de mort avance ses pions, culture de dévoration sous prétexte de jouissance, engloutissant homme et nature, hommes à venir et monde vivant pour les accueillir, dans une même gueule ivre de puissance ?
Presque aussi indécent que de prier « au lieu d’agir ».

Productivisme citoyen

Oh, que notre temps déteste l’inaction, et qu’il aime l’agitation, les apparences d’action, l’empressement. Il aime les plans, les cellules de crise, les objectifs, les personnages qui courent cheveux au vent et les poings serrés, sûrs de leur toute-puissance. Il nous clame qu’il aimerait en finir avec cette grande pause de productivité, « qu’à l’ère de la mondialisation » et autres poncifs (carte Bingo non fournie) on attend de la machine « homme » une productivité maximale de la semaine 1 à la semaine 52. Notre temps aime les machines, les chiffres, les acronymes. Leur aridité dépersonnalisée lui plaît : il nous plie à sa logique. Unités de production et de consommation, évalués à l’aune de nos indicateurs de productivité, numéros implantés sur un espace désormais découpé en treize blocs sans unité, sans âme, sans même un nom, mais censés « atteindre la taille critique en termes d’indicateurs d’économie », nous sommes soucieux, face aux dossiers d’actualité, de nous montrer – sincèrement – actifs, productifs, efficients. Retweets inévitables, articles qu’on ne peut se permettre de ne pas partager, avatar modifié par solidarité, tout y passe pour donner des gages de notre investissement, dans nos sphères, dans notre univers culturel qui nous juge ainsi.

Et vous avez parfaitement raison, je suis le premier à le faire. Et puis, nous sommes appelés à aimer non en paroles, mais par des actes et en vérité.

Pour autant, je ne crois pas inutile non plus de réfléchir avant de bâtir notre tour, de nous demander si nous sommes dans une logique d’amour ou dans une logique de performance. Cela rendrait notre action plus effic… ah, zut, raté.

Soyons subversifs, osons vivre nos limites

Et puis, nous ne sommes pas tout-puissants et pas près de le devenir. Malheureusement, notre époque ne semble reconnaître que deux voies : croire à sa propre toute-puissance, ou s’avouer impuissant (médiocre, parasite, tout ce que vous voulez) ; aussi chacun s’empresse-t-il de cocher la première case, ne serait-ce que pour échapper à l’anathème.

« Notre temps », « notre époque ». Accusés commodes, vous avez raison ! Après tout, notre temps, c’est nous, alors soyons donc un peu subversifs et partons en vacances, non par je m’en foutisme, encore moins par à quoi bon-isme, mais juste par conscience de nos limites. (Et je ne saurais trop vous recommander de glisser dans vos bagages, entre un psautier et un guide ornitho, l’opuscule du même titre, que vous aurez pris soin d’acquérir chez votre libraire de quartier.) Nos vacances de toute-puissance ne sont pas vacance de pouvoir, après tout.

Prenons ce temps, sans fausse honte, par humanité. Comment pourrons-nous prendre soin de la fragilité du monde si nous ne savons déjà pas la reconnaître ni l’accepter en nous-mêmes ?

Une idée pour ressourcer notre regard

Dérisoire est « l’exercice » que je vous proposerai pour ces semaines… (oui, je propose des exercices maintenant. Monsieur le curé, expert en la matière, déteint.) Quelle idée bizarre de s’intéresser aux oiseaux migrateurs « alors qu’à Gaza et en Irak ! Il y a des choses plus sérieuses ».
Si vous avez suivi ce blog, vous avez déjà eu l’occasion de le lire : « plus sérieux » ou pas, c’est le même regard qui englobe tout, et le même amour qui embrasse les victimes d’ici et d’ailleurs, et d’en bas de notre maison, la « mauvaise herbe » qui pousse entre les pavés, l’Aigle botté qui a bien voulu se montrer là-bas dans les collines et le crapaud qui cherche à traverser la route pour pondre comme il le fait depuis trois cent millions d’années. Si nous bâtissons un monde sans mauvaises herbes, sans aigles et sans crapauds, alors, ce ne sera pas un monde de paix. Non à cause du manque de crapauds, mais parce que cela n’aura pu être qu’un monde bâti sans amour.

Regardez donc. Regardez passer les migrateurs.
Oui, ils ont déjà commencé. Trop souvent, nous assimilons la migration aux hirondelles, lesquelles décollent tard dans le mois de septembre. Et cela conduit, entre autres, les rédacteurs de la presse régionale à crier, rituellement, chaque trois août, à « l’hiver sans doute précoce et rigoureux » lorsqu’on lui signale un passage de cigognes.
Pourtant, rien qu’en feuilletant ses propres archives, notre rédacteur pourrait constater qu’il écrit chaque année le même papier à la même date. En termes scientifiques, on pourrait même en conclure qu’il dispose ainsi d’une base de données qui lui permet de connaître la phénologie de migration de la Cigogne blanche sur son territoire. Et donc, de savoir qu’il est absolument normal de la voir passer début août.

D’autres sont déjà en route. Vous avez peut-être remarqué, ou vous allez bientôt le faire, que le ciel de la ville s’était vidé de ses Martinets. En vacances à la montagne, levez les yeux, vous verrez peut-être des groupes de Rapaces planer dans l’air chaud – sombres, queue légèrement fourchue ? Bien vu ! ce sont les Milans noirs qui ont pris la route du sud depuis une dizaine de jours déjà. Les larges ailes d’une Buse, mais une longue queue ? Des Bondrées ! Dame, bientôt, il n’y aura plus guère de nids de guêpes à dévorer. Pour en savoir plus, cherchez le point de suivi de migration le plus proche.
Vous vous prélassez sur le littoral ? Ce sont les limicoles – chevaliers, bécasseaux et consorts, tout juste revenus de leurs tourbières arctiques – qui emplissent les vasières, les lagunes, les anses. On les connaît si peu, ceux-là, en général, que parfois on ne les remarque pas, alors qu’ils courent à nos pieds !

Bécasseaux sanderling

Bécasseaux sanderling sur une plage de l’Atlantique. D’août à avril, on observe souvent cette espèce, qui se nourrit dans les laisses de mer

Il y a là de quoi contempler, de quoi retrouver un rythme qui n’est pas celui de « notre temps », mais qui pourrait le redevenir, si nous le décidons. Quelle subversion ! Tout un regard à renouveler, à laisser transfigurer.

Le spirituel devra-t-il sauver l’écologie ?

Sous un titre volontairement radical, la réflexion qui va suivre s’intéresse aux fondements politiques et techniques de l’écologie ou plus précisément de la protection de la nature, son domaine originel. D’une part, la dégradation continue des ressources naturelles atteint un point critique, ce qui questionne la compatibilité souvent admise de l’écologie et de nos modèles de développement. D’autre part, le rêve techno-scientifique du transhumanisme et du vivant artificiel, ou artificialisé, dernière réponse en date à l’effondrement du vivant, interroge le sens même du combat écologique. Si la technique envisage de proposer à l’homme une « survie » déconnectée du vivant, l’écologie est appelée à enrichir et enraciner autrement son argumentaire pour défendre un homme vivant dans un monde vivant.

Politique et scientifique : les deux légitimités du combat écologique

Prenons une association de protection de la Nature normalement constituée. Elle comprend un socle d’adhérents, de tous niveaux d’investissement et d’activité, une petite équipe salariée, constituée d’écologues professionnels, et une base de données naturaliste, forte de dizaines ou centaines de milliers de données d’observations d’oiseaux, de mammifères, d’amphibiens, de reptiles… recueillies au fil des ans sur son territoire. Cette base constitue la forme visible et tangible de sa connaissance de l’état réel de la biodiversité dudit territoire, ainsi que de l’investissement sur le terrain de centaines de connaisseurs de la biodiversité locale. Cette expertise est à la fois irremplaçable et incessible. Cette association, depuis déjà bien des années, ne perçoit plus de subventions de fonctionnement : si elle perçoit de l’argent de la part d’une structure publique, c’est dans le cadre d’une opération d’étude et de protection de la biodiversité donnée, sur le territoire de cette structure, pour laquelle elle a sollicité un soutien. Elle prend en charge cette mission de bien commun qu’est la protection du patrimoine naturel, à fort investissement humain et bien maigres moyens financiers.

En tant qu’association, d’une part, et menant des actions auprès de partenaires divers, d’autre part, notre association de protection de la nature s’appuie sur une légitimité à deux visages, sans hiérarchie entre eux, du reste.

La première, la plus historique, est la légitimité politique. Attention, ici j’entends par politique, ce qui a trait aux désirs et à l’investissement des citoyens dans la vie de leur Cité. Les décideurs politiques officiels appartiennent à une autre sphère. Théoriquement, ces sphères sont confondues ou du moins reliées par un engrenage direct. Aujourd’hui, cette liaison est agitée de tensions, de torsions, au point que son existence même est controversée. Mais pour l’instant, tenons-en-nous aux citoyens. L’association est formée, fondée, par un groupe de citoyens dont la vision du monde, le projet pour la société, reconnaît la réalité d’une perte massive de biodiversité et les causes anthropiques de cette perte, et n’accepte pas que cette perte se poursuive. Leur but est de vivre dans un monde qui respecte davantage le vivant sauvage.

L’association, sous le regard de la société civile dans laquelle elle évolue, apparaît alors comme l’expression d’un courant politique, éventuellement un nombre significatif d’électeurs, en tout cas une tendance qui existe dans la communauté des citoyens, un sujet qui mobilise des citoyens, les amène à agir, questionner, combattre, défendre, porter. Bref, à agir politiquement (s’investir dans la vie de la polis). Cette légitimité existe parce que l’association comporte un nombre d’adhérents significativement plus élevé que le nombre de salariés et révèle une vie associative réelle, avec des bénévoles actifs, des sympathisants déclarés ; tout ce qui prouve qu’elle représente la forme concrète que prend une idée qui a cours dans la société. C’est ce qui la distingue d’un lobby numériquement peu important ou d’un cabinet d’experts.

Notons ici que ladite polis peut être sereinement ignorante d’une cause dont la gravité est pourtant établie par les faits, par insouciance, ou (plus souvent) par ignorance, ou encore par fatalisme. C’est une limite importante à la possibilité pour l’association de conquérir sa légitimité politique : encore faut-il avoir accès aux tribunes pour exposer son projet.

La seconde légitimité est de nature technique et scientifique.

De ce point de vue, l’association est ferrée à glace. En effet, il convient de rappeler ici avec force quel est le véritable enjeu de la protection des écosystèmes : la survie de l’humanité, pas moins.

Bien que le fait ne soit guère connu, les services rendus par les écosystèmes sont, techniquement, évalués à un chiffre dont l’ordre de grandeur est celui du PIB planétaire ; et toute disparition soudaine des Amphibiens ou des Chauves-souris, pour ne citer que ces taxons, engendrerait pour l’agriculture d’un pays industrialisé une perte chiffrée en milliards de dollars par an : effondrement économique mais surtout physique. Les arboriculteurs chinois contraints à polliniser à la main leurs arbres, avec un résultat peu convaincant, nous en donnent un avant-goût. En clair, si nous n’enrayons pas la perte de biodiversité, peu importeront nos « services » et notre « croissance sans fin de l’économie numérique » : entres autres désagréments… nous n’aurons plus rien à manger.

Ces quelques points factuels et d’autres aisément trouvables et vérifiables sur la toile expliquent l’urgence de balayer la très archaïque – et même obscurantiste, à ce stade de données scientifiques disponibles – croyance en une biosphère aux ressources inépuisables et en un impact de l’homme forcément négligeable face aux capacités d’auto-régénération de la Nature. Il est d’ailleurs troublant de constater que l’humanité même qui, pendant cinquante années de Guerre froide, jugeait tout à fait crédible son propre anéantissement à coups de bombes atomiques, refuse de prendre au sérieux le risque d’autodestruction par effondrement des écosystèmes qui nous nourrissent. Nous sommes pourtant bien placés pour savoir une fois pour toutes que l’homme peut, techniquement, provoquer la fin du monde. On ne peut plus rêver d’une impossibilité eschatologique de l’autodestruction de l’humanité: les moyens en ont déjà été (en sont déjà) réunis.
Par empoisonnement, ça marche aussi. Le calcul est juste un petit peu plus compliqué.

Revenons, donc, à la maîtrise technique du sujet, de la part de l’association.

Celle-ci se fonde sur la capacité de l’association à agir en expert scientifique et technique, c’est-à-dire à être capable
– d’établir un diagnostic de terrain rigoureux, de définir les enjeux de manière objective,
– de proposer des solutions pratiques aux acteurs qui, sur le terrain, sont concernés par ces enjeux.

Le recrutement de salariés, écologues de formation et d’expérience, a pour but principal de renforcer les capacités de l’association dans ce registre. Elle est ainsi à même de brosser un tableau fiable de la biodiversité d’un territoire et de la façon dont celle-ci évolue, d’évaluer de manière scientifique l’impact d’une transformation du territoire ou d’un projet, d’une action, d’une mesure ; et ensuite, de formuler des propositions en réponse à l’inévitable question du « que faire », mais aussi d’agir elle-même – ou aux côtés de divers partenaires – et d’évaluer les résultats. Bref : de connaître la biodiversité sur le terrain et de la protéger concrètement.
Cette légitimité « pratique » est reconnue par les interlocuteurs techniques (services des collectivités locales, aménageurs, entreprises, agriculteurs, etc…) pour des raisons elles-mêmes techniques : données tangibles, éléments factuels, analyses scientifiques, solutions pratiques et techniquement réalisables.

Cependant, si l’association existe, c’est que la biodiversité, sans sa présence, n’est pas assez prise en compte ; et donc, que son respect n’est pas partie intégrante du système technique en vigueur. Ce dernier a pour habitude de l’ignorer superbement dans son quotidien, ou de ne pas la prendre au sérieux. La légitimité technique de l’association consistant à expertiser et résoudre techniquement le problème de la perte de biodiversité, elle ne peut se manifester que si l’interlocuteur reconnaît l’existence du problème. Faute de quoi, même s’il a conscience que sauver une population de Crapauds alytes peut être réussi au moyen d’une certaine action simple à réaliser, il ne verra tout simplement pas pourquoi il consacrerait quelque temps et quelque argent à la sauver. Il sera disposé à le faire,
– soit parce qu’il est « politiquement » convaincu lui aussi (ou désireux de plaire à une clientèle qui l’est),
– soit parce qu’une contrainte légale l’y oblige (cette loi étant elle aussi la manifestation d’une volonté citoyenne),
– soit parce que les écologues auront appuyé leur argumentaire sur une réalité tangible, scientifiquement établie, mais encore fort méconnue : l’homme étant relié aux écosystèmes de mille manières, il reste dépendant de leur bon fonctionnement, de sorte que la perte de biodiversité actuelle compromet, à moyen terme, sa survie même en tant qu’espèce ; et cela se joue non dans d’abstraites hautes sphères, mais tout de suite, devant chaque haie, chaque mare, chaque prairie.

Voilà pour le terrain des faits et du rationnel ; l’association agit alors en tant que rouage supplémentaire dans le système technique global actuel. Face à ces interlocuteurs-là, elle apparaît avant tout comme un agent technique, à la manière d’un ingénieur sécurité ou d’un service sanitaire, si l’on veut. Il faut entendre ici « système » technique comme « mode de fonctionnement mental basé sur » la technique, où seuls ont droit de cité les faits tangibles unis par un ensemble de causes matérielles, jugées rationnelles.

On pourrait, dès lors, conclure que la légitimité technique suffit amplement. Il suffit de convaincre assez d’agents techniques que le feu est à la maison et ils accepteront de faire appel aux pompiers, ces pompiers dont ils ont eu moultes occasions de constater la compétence de terrain. Réciproquement, si l’association n’était qu’un courant politique sans qualités techniques, elle ne serait pas un pompier, tout juste une agaçante sirène, discréditée par son incapacité à proposer des solutions.

Technique contre technique : quand le vivant n’a plus sa chance

Et là, problème. Nous l’avons vu, l’association voit son poids technique limité au référentiel où elle œuvre, se fait reconnaître, et pose des actes. Elle se condamne à un programme fait de compromis, basé sur un postulat implicite : la défense de la biodiversité est possible dans le référentiel technico-économique actuel. Depuis leur origine, les associations oeuvrent dans cet esprit de « conciliation », de « concertation », et mettent en avant la compatibilité de la protection de l’environnement et du « développement économique », sous-entendu dans le référentiel technico-économique de capitalisme libéral de notre temps. Elles n’ont ménagé ni leur peine ni leur ouverture, les exigences de concertation de la méthodologie Natura 2000, par exemple, en attestent. Elles ont appris à leurs dépens que c’est toujours le même qui doit se montrer ouvert. Dans une seule agglomération, des centaines de chantiers s’ouvrent chaque année sans aucune prise en compte de la législation sur les espèces protégées, aucune étude ni demande de dérogation; mais le jour où le lièvre est levé sur un site exceptionnel et le maître d’ouvrage simplement sommé de respecter la loi, on crie aux ayatollahs verts « avec qui on ne peut plus rien faire dans ce pays à cause des crapauds ». Inlassablement, pourtant, elles ont repris leur bâton de pèlerin et défendu la conciliation, la recherche de solutions, le postulat d’une écologie « non contradictoire avec »… un système fondé sur la captation maximale de ressources et de profit par l’individu.

Or, ce postulat est de plus en plus discutable. En effet, ce référentiel est basé lui-même sur un autre postulat : tous les efforts de la société doivent être dirigés vers l’obtention d’une croissance constante du PIB, censée résoudre en retour tous les problèmes. De cette croissance, on s’attend donc à ce qu’elle soit infinie, dans un monde fini. A s’enivrer de chiffres et du dogme selon lequel tout se convertit en unité monétaire, on en oublie ce niveau de réalité trivial : lorsque la terre, le minerai de fer, le pétrole… sont absents, matériellement absents car épuisés, même une somme d’argent infinie ne les fera pas surgir du néant. Mais en attendant, ce dogme gouverne le système technico-économique en vigueur sur l’ensemble du globe, et ce système exige, par définition, une consommation exponentielle et infinie de ressources. Ce qui ne l’empêche pas, d’ailleurs, de s’auto-proclamer « développement durable » comme s’il pouvait y avoir quoi que ce soit de durable dans la consommation infinie de ressources finies.
En dépit des décennies de travail des protecteurs de la nature pour réparer ou contenir cette pression, la perte de biodiversité s’aggrave, et les services rendus par les écosystèmes commencent à s’effondrer.

Aussi est-il grand temps pour l’association de s’interroger : a-t-elle encore quelque espoir d’atteindre son objectif si elle ne traduit son projet citoyen qu’en tant que rouage ? Ou bien y est-elle condamnée à un échec honorable mais complet, ou pire : à compromettre ses propres efforts en servant de caution verte au système qui détruit ce qu’elle cherche à défendre ?

C’est le projet citoyen qui est lui-même interrogé en retour : si les citoyens qui forment l’association maintiennent le cap et persistent à revendiquer un monde respectueux de l’ensemble du vivant, alors ils seront tout naturellement amenés à proposer un changement de système technico-économique, ou plus exactement un changement de paradigme, de vision du monde, au profit d’un modèle où l’homme et le vivant non humain poursuivent leur cohabitation multimillénaire – mais, cette fois-ci, avec un équilibre volontaire, pensé. La recherche d’une compatibilité du culte de la croissance et de l’écologie nous a menés à l’échec global de l’écologie – les ressources naturelles continuent de s’effondrer – au point de compromettre la pérennité de l’homme. Aussi ne pouvons-nous plus « continuer comme avant », si nous voulons atteindre l’objectif de nos combats écologistes. » Nous ne pouvons plus en rester à subir des évolutions sociétales et surtout politiques dont nous savons pertinemment qu’elles vont aggraver encore la crise écologique globale, c’est-à-dire les menaces qui pèsent sur l’ensemble des écosystèmes et par là même de l’humanité, comme nous subissons les conséquences d’un printemps pourri sur la nidification de nos busards. Le combat associatif n’a plus le choix: il doit intégrer cette dimension politique et mener désormais une lutte à deux étages. « Au ras du sol », rien ne change: le travail militant de chaque jour ne perd pas sa pertinence, mais à condition de se penser comme une action d’urgence. Lorsqu’on mène cette intervention, il est « techniquement temps, mais politiquement trop tard ». L’association s’épuisera en tels combats si, parallèlement, elle ne mène le combat à l’étage politique: prôner, défendre, de nouveaux modèles sociétaux où ces situations d’urgence n’auront plus à se produire. Souvent, nous considérons cet étage comme n’étant pas de notre compétence, ou plutôt pas de notre rôle. Pourtant, nous ne sommes pas que des techniciens ni même des ingénieurs maintenance des écosystèmes. Quelque terrible, écrasant, et peut-être même perdu d’avance qu’il puisse être, ce combat est aussi le nôtre.

Ici est alors questionné le point central de la légitimité technique du combat de nos associations : le constat, scientifiquement établi, que le fonctionnement des écosystèmes, aussi harmonieux que possible, est une condition sine qua non pour la survie de l’humanité.

En effet, le paradigme technique est tout prêt à proposer diverses options – hors de prix, et relevant encore de la science-fiction, mais que les servants du culte du Progrès nous promettent pour demain – pour remplacer, partout, le vivant par l’artificiel. Il annonce la couleur de son nouvel atout : le transhumanisme, et son évolution suprême, la « cyborgisation ». Incorporer des machines à notre propre organisme nous offrirait non seulement des « capacités augmentées », mais aussi un affranchissement des liens qui nous unissent au reste de la Terre. Ayant rompu ces liens, l’homme-machine aura dès lors disjoint son destin de celui du vivant. Même celui-ci anéanti, lui pourra continuer à survivre, ou plus exactement à se fabriquer lui-même. La biodiversité dans son infini foisonnement, assimilée par les nouveaux démiurges à un ramassis d’erreurs, d’imperfections et de manque d’efficience, sera remplacée par quelques types standardisés d’êtres vivants artificiels, conçus comme des produits ordinaires, aux fins de produire pour notre compte la matière vivante dont nous aurions encore besoin.
Tout ce dans quoi s’enracine le combat des défenseurs de la biodiversité est-il voué à se disloquer contre ce nouvel ennemi d’acier ?

La vie vaut plus que sa valeur technique

C’est là, et ce sera mon dernier chapitre, que la technique écologique est en échec, car elle n’a plus rien à répondre à cet argument : si nous pouvons survivre plus ou moins sous forme de cyborg, alors il est parfaitement inutile de consacrer tant d’énergie à protéger les écosystèmes et toutes leurs fonctionnalités qui garantissent notre survie en tant qu’être humain, Homo sapiens, enfant de l’évolution du vivant non humain. Il « suffit » de nous résigner à notre propre transformation en semi-machines, évoluant dans un monde entièrement artificiel, nourris de substances produites en usine. Si l’homme se fixe comme seul et unique objectif de se perpétuer sous une forme ou une autre, c’est une « solution ».

D’aucuns nous annoncent déjà que c’est la seule condition, pour lui, de la survie, l’environnement étant déjà trop dégradé pour qu’un avenir s’offre pour le vivant. Bien sûr, il est évident que si on pose ce postulat, et qu’on agit en conséquence, il se vérifiera. C’est ce qu’on appelle une prophétie auto-réalisatrice.

Voici, donc, la question centrale : l’homme une fois « cyborgisé » est-il encore un homme ? Les adeptes de cette voie ne manquent pas d’arguments pour nous répondre soit que « oui », soit que ça n’a aucune importance, étant donné que nous ne nous apercevrons de rien.

Pourquoi oui, ou pourquoi ça n’a aucune importance ? Mais parce qu’on va modéliser nos émotions, nos sentiments, notre intelligence et tout ira bien. Des consciences électroniques prendront le relais de nos consciences biologiques, en continuité. Ainsi, « nous » serons toujours là. Dans le Meilleur des mondes, tout le monde est heureux, et personne, ou presque, n’a conscience d’évoluer dans un cauchemar ! Et puis, nous serons Plus Performants, voyez-vous.

Cette évolution a déjà commencé dans le langage – je ne vous ferai pas insulte en alignant des exemples d’applications du verbiage technique pour désigner des réalités humaines ; ne serait-ce que la « Gestion des ressources humaines »… Dans les mots et dans les calculs, l’homme doit passer sous les fourches caudines des lois de la machine. Il est sommé d’être efficace comme une machine, évalué comme une machine, et par des algorithmes. Alors que résonnent de dérisoires appels pour réclamer la reconnaissance des « intelligences différentes », in fine, chacun doit prouver qu’il est efficace, performant, compétitif, apte à prendre sa place de machine et à se laisser jauger selon des critères machinistes. Saint-Exupéry l’avait déjà bien compris, et aussi Virgil Gheorghiu pour qui nous étions en train d’adopter les lois de nos « esclaves techniques ».

Où de telles lois d’airain sont en vigueur, l’eugénisme, sélection du matériel humain le plus performant, puis la transformation réelle de l’homme en machine sont, en fin de compte, cohérents…

Avec quelles armes allons-nous alors défendre la survie d’un homme biologique, imparfait, fini, mais aussi incroyablement plus fécond lorsqu’il est libre d’être tel qu’il est et non soumis au cadre d’un fonctionnement attendu ? Tant que tout se jugera à l’aune comptable de l’efficacité, l’homme n’aura aucune chance de plaider sa cause : si le but est d’aboutir à une économie efficace, alors l’homme-machine est, effectivement, la meilleure réponse. Mais attention, c’est un tout : à homme-machine, monde-machine et inversement. Nous sommes à une croisée de chemins, des chemins qui s’avèrent, nous l’avons vu, finalement inconciliables.

Si l’homme veut survivre, divers, inattendu, engendré, non pas fabriqué, libre d’une vraie liberté, non d’un ersatz – celui-ci fût-il indiscernable en tant que tel – alors il doit oser cette parole stupéfiante : il y a quelque chose au-dessus de l’efficacité, qui ne doit jamais lui être subordonné. Il y a la dignité de l’homme, la grandeur qui naît précisément de sa finitude et de sa dimension non prévisible, non programmée, non calculée : la fécondité naît là où elle est inattendue.

Le point de non-retour approche. Pour ne pas voir le vivant naturel, le Donné fondamental, acculé au dépôt de bilan final sous le joug d’acier de la machine, nous n’aurons plus le choix : nous devrons dépasser le terrain de l’utilitarisme et oser l’humain, que dis-je, le spirituel.

Dans quel monde voulons-nous vivre ? Dépassons l’utilitarisme !

C’est le moment – et nous y sommes – où il faut oser déclarer « Je veux protéger cet arbre parce qu’il est beau, parce que l’oiseau qui y chante est beau, et que j’ai besoin, comme homme, de cette beauté fragile. Et j’en ai autant besoin que d’un emploi et de nourriture, parce que je suis un homme, pas une bactérie qui n’a besoin que de manger et de se reproduire, et que je ne veux pas qu’on me reprogramme comme une machine qui aura la forme d’un homme et les aspirations d’une bactérie ».
C’est le moment où il faut oser proclamer la dignité de l’homme tel qu’il a été donné à l’Univers et celle de l’Univers tel qu’il a été donné à l’homme, indissociables et grands dans leur finitude même, voire dans leur « inutilité » même.

L’écologiste chrétien aura une longueur d’avance. Il est conscient, avec Hildegarde de Bingen et François d’Assise, que l’homme et l’Univers partagent une même vocation de Louange divine, que les liens biologiques qui les unissent possèdent aussi leur pendant spirituel, et que Dieu divinise toute Création lorsqu’il vient la rencontrer en Christ. Plusieurs articles de ce blog ont déjà tâché de jeter quelques notes en ce sens.

Sinon, il faudra batailler ferme. Nous avons trop cédé à l’usage de descendre sur le terrain du comptable et de l’utilitaire. Nous avons trop reculé en laissant la logique éco-machiniste, la logique centrée sur le profit matériel dûment décompté, présider aussi à la protection de la nature. Aujourd’hui, nous ne pouvons plus échapper, ni en tant que citoyens épris de bien commun, ni en tant que scientifiques férus de biologie des écosystèmes, au constat que cette stratégie nous a menés dans l’impasse. Il est peut-être même trop tard. Mais après l’ère des mesures compensatoires chichement décomptées, des quotas négociés par des Argan et des monsieur Fleurant, des aires protégées citadelles à courants d’air, il y a des portes à ouvrir à deux battants et un combat plus difficile, mais plus vaste, plus large, et qui finira par se montrer plus rassembleur.

Il ne s’agit pas de se laisser entraîner dans une stérile querelle d’Anciens – de réactionnaires – et de Modernes – « progressistes ». Le progrès et la modernité, créations de l’homme, ont vocation à être interrogés par les citoyens, façonnés par eux même : s’ils se laissent aller à une dynamique propre, hors de contrôle, à l’instar du proverbe « On ne peut pas lutter contre le progrès », ils perdent toute valeur pour se muer en rouleaux compresseurs totalitaires. Ainsi évitera-t-on l’écueil et l’accusation d’une posture agrarienne ou vaguement pétainiste.

Il s’agit au contraire de poser le plus démocratique des débats : dans quel monde voulons-nous vivre ? et de répondre qu’un Meilleur des mondes tout béton et acier, peuplé de machines programmées pour l’aimer, n’est pas une réponse acceptable. Il s’agit de se demander si nous voulons continuer à vivre en hommes.

En résumé :
• La protection de la Nature basée sur l’écologie scientifique a posé des fondations indispensables : elle a établi les outils qui permettent de démontrer la perte de biodiversité sous l’action de l’homme et défini des moyens techniques permettant de l’évaluer ainsi que d’y remédier ;
• Mais elle se trouve dans une impasse, incapable d’atteindre son but, car le caractère trop exclusivement technique de son action lui a imposé de jouer sur le terrain purement technico-économique, dans un environnement de pensée capitaliste (d’Etat ou privé) qui ne sait penser qu’en termes d’accumulation de profit matériel et où tout se jauge à l’aune de l’utilitarisme du point de vue de cette cupidité fondamentale ;
• De plus, la techno-économie s’avère elle aussi incapable, ou non désireuse, de concilier la survie du vivant, Homme compris, avec sa propre dynamique ; elle abat donc une nouvelle carte : le vivant artificiel et le transhumanisme, qui, sous réserve de faisabilité technique, remplaceront le vivant, Homme compris, par des machines ou des organismes de synthèse, rendant à terme les écosystèmes et l’Humanité originelle inutiles, superflus… mais alors utiles à quoi ?
• Il s’ensuit que le vivant, Homme compris, ne peut être protégé – qu’il ne peut y avoir d’Ecologie – qu’en cherchant à résoudre le problème dans un cadre plus large que le cadre technico-économique : un cadre philosophique et spirituel, où le vivant artificiel et le transhumanisme ne sont plus des réponses acceptables, mais des problèmes supplémentaires.
• Il faut donc que l’écologie de terrain et la réflexion spirituelle et philosophique se rencontrent afin d’élaborer – et vite – de nouveaux outils conceptuels à même de poser plus largement la question : « Pourquoi faut-il protéger le vivant tel qu’il nous a été donné, Homme compris ? » et de proposer des réponses pertinentes jusqu’au niveau technique (ou biologique) de l’écologie de terrain. C’est la seule manière de répondre à l’objet social originel de la protection de la nature : des citoyens qui s’unissent pour défendre le vivant.

Frère François et la Création, pour une écologie chrétienne

Les lignes qui vont suivre ont été publiées initialement sur le site des Cahiers libres. Elles constituent une petite synthèse de mes notes personnelles prises lors de la formation « Saint François d’Assise et l’écologie » proposée par l’association Oeko-logia le 17-18 mai 2014. Un grand merci aux animateurs de cette section, Fabien Revol et frère Patrice Kervyn ofm.

François d’Assise : un saint pour les pauvres, mais pas que

François et le franciscanisme sont d’abord profondément ancrés en Christ : un Christ humain, pauvre parmi les pauvres. Dieu s’abaisse jusqu’à rencontrer notre humanité : tel est le fondement de la sensibilité de François et de sa foi.

Le franciscanisme est donc, comme chacun sait, associé à la pauvreté. Si François n’a pas inventé le principe de frères itinérants, n’ayant comme le Christ « pas même une pierre où reposer la tête », il en a fait, de son vivant, un ordre réunissant des centaines de frères, et reconnu par l’Église, ce qui n’est d’ailleurs pas allé de soi.

Sa démarche s’inscrit dans son siècle, celui d’un monde médiéval qui change et commence à ressembler au nôtre. C’est le temps de l’essor des villes, des échanges marchands internationaux. La richesse matérielle, le profit, l’accumulation des biens prennent une importance nouvelle, et la bourgeoisie marchande est la classe montante de ce temps. Issu de cette même classe et de ce même monde urbain et commerçant, François ancre au cœur des villes son ordre ouvert sur le monde et prône un autre rapport aux biens, enraciné dans la pauvreté du Christ. Dépossession sera son maître mot.

François, un anarchiste ?

François s’oppose à la notion classique de propriété en lui substituant une sorte de simple droit d’usage : je peux disposer d’un bien jusqu’à ce qu’un plus démuni que moi s’avère en avoir davantage besoin. Puisque tout vient de Dieu, que tout est don de Dieu, je ne saurais accaparer ce bien commun pour un usage exclusif. Sa destination universelle prime et je ne peux revendiquer une propriété au sens usuel, qui me permet, par exemple, de détruire mon bien (d’en priver le monde) si j’en ai envie.

Cette notion pourrait faire de François un révolutionnaire proto-anarchiste. Mais ce serait oublier, d’une part, son attachement profond à l’Eglise, avec laquelle il n’a jamais imaginé devoir rompre; et d’autre part, qu’il n’est pas question chez lui de devenir son propre maître. Les « frères mineurs » s’obéissent les uns aux autres, à l’image du Christ serviteur, et toute la pensée franciscaine est pénétrée d’un sentiment profond de dépendance à l’égard du Créateur de toute chose.

C’est dans ce dernier point que s’enracine également sa relation à la Création.

François, un père de l’écologie ?

Il sera plus simple ici de répondre par l’affirmative. François, au XIIIe siècle, ne peut guère avoir de notion scientifique du caractère épuisable des ressources, ni de la finitude physique de notre planète : c’est un ancrage spirituel qu’il donne à des notions éminemment écologiques et modernes. La nécessité pour le chrétien de respecter et de gérer avec prudence la Création qui lui est confiée découle de son origine divine. Ce monde nous est donné, nous ne l’avons pas fabriqué ; nous n’en avons pas la propriété, mais l’usage ; en lui, nous devons découvrir un projet divin, que nous ne saurions anéantir pour notre bon plaisir.

François, un panthéiste mièvre ?

Du Cantique des Créatures, on fait souvent une lecture un brin condescendante : voici donc un saint applaudissant aux petites fleurs-petits z’oiseaux, qui s’épancherait en une louange cuculiforme, voire sulfureuse et fleurant le panthéisme. Grave erreur !
Le regard que François pose sur le monde est sans aucun doute influencé par une réaction au catharisme. Celui-ci, en effet, considère l’ici-bas comme irrémédiablement impur, prison pour les âmes, et lieu de perdition où Dieu n’aurait certes pas pu venir se compromettre. La vision franciscaine, canonique en ce qu’elle considère la Création comme bonne – jusqu’à la Chute, pour ce qui concerne l’homme – prend le contrepied complet. Pour François, puis pour Bonaventure, compilateur si l’on peut dire de la théologie franciscaine, la Création et l’Incarnation constituent LE projet divin, la manifestation du désir éperdu d’un Dieu humble, tout amour, de rencontrer un autre : l’Homme. Le Christ n’est pas un simple agent intervenant pour résoudre un problème (le péché) : il est la réalisation de ce projet. L’Univers est, dès l’origine, tourné vers l’Incarnation, qui est accomplissement, et non réparation d’un accident.

La Création est tout sauf souillure : elle est écrin et support de cette rencontre, invitation à rencontrer le Christ – « la Création toute entière gémit dans les douleurs de l’enfantement » (Rm 8, 28)

En Christ, Dieu s’humanise, se vide de lui-même (kénose) et par là même l’homme, mais aussi toute la Création sont divinisés (mais pas déifiés !). En Christ, toute la Création est récapitulée, et sa vérité révélée.
Respecter la Création revient alors, non à acclamer niaisement la beauté du ciel bleu, mais à mettre à sa juste place cet élément du projet divin.

Cette lecture se fonde dans une vision cosmique de l’anthropologie chrétienne dont François hérite, et qui culminait à l’époque romane, par exemple avec Hildegarde de Bingen : toute la Création, unie, reliée, est appelée à la Louange divine. Celle-ci n’est pas l’apanage de l’homme seul, isolé dans un décor peuplé de créatures sans importance réelle ni valeur, tout juste bonnes à finir dans son assiette. (Pour cette dernière vision, il faudra attendre Descartes.) A l’homme, être de relation, capable de Dieu, revient la tâche de « tirer vers le haut » la Création, d’en porter la louange vers Dieu.

Dans le Cantique des créatures, plus ancien poème qui soit en italien et non en latin, on trouve à plusieurs reprises le mot « per » : par exemple « Laudato si’, mi’ Signore, per sora luna e le stelle ». La traduction usuelle donne « Loué sois-tu mon Seigneur pour sœur la Lune et les étoiles ». Or, « per » peut aussi bien avoir le sens de « pour » que « par », et c’est ce dernier terme qui semble le plus pertinent. En effet, il s’agit d’appeler les créatures à louer Dieu, de « faire remonter la Louange » et non de se prosterner devant ce qui n’est qu’une créature. Une créature avec laquelle, cependant, François nous appelle à une communauté profonde.

François, qui voulait que ses frères fussent qualifiés de « frères mineurs », n’hésite pas à entretenir avec l’animal un rapport d’égalité, y compris avec le plus humble ver (Je suis un ver et non un homme, Ps 22, 6). En effet, parmi les créatures, l’animal, exempt de péché, accomplit tout naturellement ce qui est pour lui le projet de Dieu. L’homme pécheur, ne peut en dire autant ! De là, une relation d’humilité empreinte de douceur : qu’il s’adresse aux oiseaux ou au loup, François se fait obéir des animaux, parce qu’il obéit à Dieu.

Enfin, en un temps qui pense par symboles, François et Bonaventure ont conscience d’une Création théophanique. Il s’agit ici de trouver Dieu en toute chose : l’expérience de contuition (intuition à travers les créatures d’un Créateur plus grand) revient à lire dans chaque être un signe, un mot du Verbe divin. Un mot, notons-le bien, et c’est là qu’on est à l’opposé d’un panthéisme. La créature est un signe, un des signes, pas plus, et pas moins. Un signe unique, un signe différent des autres, mais un élément d’un tout. Ce tout constitue un Livre, que nous devons au Verbe, tout comme l’autre Livre – mais le péché obscurcit nos yeux au moment de saisir ce qui les unit.

François pour l’écologie aujourd’hui ?

Voilà posées de nombreuses bases pour une écologie chrétienne.

Avant tout, la notion de dépendance à notre Créateur répond à l’ivresse de toute-puissance qui s’empare de l’homme de notre siècle ; un homme qui prétend désormais remplacer la Création, jugée imparfaite et sans valeur, par le vivant artificiel considéré comme plus abouti – en fait, surtout plus soumis à nos désirs de l’instant. Combien plus libre est l’homme qui se laisse diviniser, et la Création avec lui – libéré de ses pulsions autocentrées, de ses fantasmes de toute-jouissance, de sa gloutonnerie toujours insatisfaite !

Quant à l’expérience de Dieu en chaque créature, si nous ne pensons plus par symboles comme les contemporains de François, cette rencontre ne nous en est pas moins proposée chaque jour. Pour l’écologiste, le vivant est une source infinie d’émerveillement, de découverte de ce caractère unique de chaque espèce : son histoire, ses adaptations, sa niche écologique. Loin des pauvres productions de notre technique obsédée par le standard, par le Même,l’infinie diversité de la Création passée et présente offre autant d’occasions de louange. Nous pouvons du reste noter que la profonde unité au-delà de l’unicité de chaque être, l’interdépendance de tous, et l’existence d’un projet pour chacun, ces notions pressenties, sous l’angle théophanique, par Hildegarde de Bingen ou François, trouvent d’étonnantes résonances dans les réalités écologiques dévoilées par la science moderne.

De ces rencontres enracinées dans le Christ, projet final et récapitulation du projet divin pour l’Univers, nous pouvons tirer un nouveau rapport, humble, respectueux, fait de contemplation, d’usage sage et modéré, libéré des pulsions d’appropriation et de dévoration ; un regard écologique empli d’amour.

Pour aller plus loin, on peut par exemple se plonger dans
Hélène et Jean Bastaire, Le chant des créatures
Illia Delio L’humilité de Dieu, une perspective franciscaine
ou Laure Solignac, La théologie symbolique de saint Bonaventure