Where vultures dare (or not)

On attaque très fort avec une attaque, justement. Deux cents vautours contre un cheval (ni petit, ni blanc). Les images sont impressionnantes avec tous ces gros oiseaux repus qui s’éloignent lentement de la carcasse. « Un vol de 200 vautours, que voulez-vous faire contre ça ? »

Car bien entendu, de la vision des charognards à la curée à l’idée qu’ils ont eux-mêmes chargé en masse compacte et fait trépasser la pauvre bête, il n’y a qu’un pas franchi depuis longtemps. En apparence tout se tient : ils sont nombreux, « trop nombreux » ; donc ils ont faim, donc « ils s’adaptent » à des proies, cette fois-ci, vivantes. Et comme ils sont 200, rien ne leur résiste.

Ça se tient. À un petit problème près : jusqu’ici, personne n’a assisté à l’attaque par des vautours, fussent-ils deux cents, d’un animal sain, c’est-à-dire capable de se secouer et se déplacer. Bien que chacune des « attaques » ait fait l’objet d’enquêtes et d’autopsies, l’hypothèse a été contredite à chaque fois par le résultat. Dans certains cas, la ou les bêtes avaient été tuées peu auparavant par un chien errant. Dans d’autres, le bovin avait succombé à l’entérotoxémie, une maladie foudroyante, d’où le désarroi de l’éleveur qui avait laissé une bête (en apparence) saine et la retrouve équarrie. Autre cas classique d’attaque ante mortem, l’animal agonisant après une mise bas pathologique. Enfin, il est arrivé à des vautours réellement affamés de se ruer sur le placenta au point de malmener mère et nouveau-né, mais pas du tout de s’attaquer à eux !

Et on en est là. Malgré toutes les affirmations, les « vous n’avez qu’à venir voir… », lorsqu’on vient voir, on ne constate jamais « ça ». Et c’est logique. Bien plus logique en vérité…

Prenons déjà les prolégomènes du raisonnement. S’ils manquent de nourriture, comment diable des oiseaux qui se reproduisent aussi lentement que les vautours (un jeune maximum par couple et par an, dont 60% n’atteindront pas l’âge de deux ans) auraient-ils pu se mettre à pulluler (sic) en quelques années ? Famine et pullulation, dans la nature, sont antinomiques et c’est facile à comprendre. À moins de fantasmer des relâchers massifs et réguliers d’oiseaux élevés dans on ne sait quelles catacombes.

Supposons néanmoins des vautours affamés : le cas s’est produit il y a une quinzaine d’années quand l’Espagne interdit brutalement la mise à disposition des carcasses sur les placettes d’équarissage, faisant chuter d’un coup les ressources auxquelles s’était ajustée, précisément, la population de vautours. D’où une hausse en flèche de tentatives des vautours mourant de faim sur le placenta, les animaux malades et immobiles, etc. – mais toujours pas à l’encontre des animaux sains. Mais d’où surtout une vague d’observations de vautours à travers toute l’Europe : privés de nourriture, leur réflexe n’est évidemment pas d’attaquer des proies cent fois plus grosses et dangereuses qu’eux, mais comme pour tout être vivant mobile, de se déplacer ! Bien des espèces autour de nous sont confrontées à un manque de nourriture, ne serait-ce que l’humble moineau : on ne le voit pas pour autant se réunir en bandes pour massacrer poules ou pigeons. Ce genre « d’adaptation » ne se décide pas en un clic…

En effet, l’attaque du vautour est déclenchée par un stimulus : l’immobilité de sa victime lorsqu’il lui pique les fesses. Qu’elle regimbe et il s’enfuit. C’est qu’il ne possède ni les serres, ni le bec d’un prédateur, encore moins sa force musculaire, et pour ne rien arranger, au sol, il est proverbialement pataud ! Que l’animal se lève et s’ébroue suffit à mettre la bande en déroute. Dans le cas contraire, ce sera la curée, et alors seulement on peut voir des dizaines de gros oiseaux banqueter. Impressionnant, certes, mais sans lien aucun avec une attaque en bande organisée.

Comme lors de toute attaque, il y aura enquête. Jusqu’ici, toutes, absolument toutes ont montré que la proie était, en fait, soit mourante, soit, dans la plupart des cas, déjà mortes. Inutile donc d’y plaquer nos fantasmes. Encore plus d’en remettre une couche (dans les commentaires) dans la catégorie « imaginez quand ils s’en prendront à vos enfants sous vos yeux ».

Car fantasmes il y a. Nous sommes au cœur de nos errements de perception. L’animal est gros ? Il inquiète. Il se nourrit de viande ? Le voilà classé dangereux. Il est facile à voir ? C’est qu’il pullule. Il est vu en groupe ? Il y en a trop ! Et s’il y en a trop, il ne peut que se rendre coupable des pires crimes. Revoilà les hordes sanguinaires ! Nous sommes en danger, protégeons-nous.

Le fantasme de l’animal « en surnombre » dès lors qu’il n’est pas absolument rarissime est un grand classique. Des animaux, de gros animaux dans notre espace, c’est suspect. C’est en tout cas intolérable : vite, une « gestion » à coups de fusil. Coups de fusil en réalité dirigés contre les fantômes de nos vieilles peurs, ici complètement irraisonnées.

Ces peurs se nourrissent d’analyses, de déductions d’une logique implacable, mais fausses. Par manque de connaissance des données initiales, la conséquence est prise pour la cause, ou la corrélation pour une causalité.

Ils sont nombreux, trop nombreux. Ils pullulent. Ils crèvent de faim et se nourrissent de n’importe quoi pour survivre. Eux, nos fantasmes sur la nature sauvage.

Le landsparing, un apartheid homme-nature guère écolo

Parmi les grands débats du moment figure un sujet qui commence, c’est significatif, à se montrer sous son petit nom en anglais : le land-sparing pour sauver la biodiversité.

Le land-sparing, c’est en gros dire : puisque la biodiversité décroît quand on met en culture les terres, intensifions l’exploitation au maximum afin de produire notre nourriture sur la plus faible surface possible.

Je pense que c’est une très mauvaise idée, à tous points de vue inapplicable. Je m’explique.

Tout d’abord, cette approche postule une opposition absolue, une antonymie entre biodiversité et production agricole, et même une stricte corrélation entre productivité et destruction de la biodiversité. C’est même ce postulat dont nous allons constater qu’il pose problème à tous les niveaux.

Du point de vue purement agronomique, la production agricole, même « intensive », ne peut pas se passer d’un certain niveau de biodiversité. Elle doit être présente au minimum dans la vie du sol, ou dans les insectes pollinisateurs, les prédateurs de ravageurs, etc. Ou alors nous sommes dans l’hypothèse d’une production non plus agricole, mais entièrement hors sol. Je reviendrai là-dessus, mais pour le moment, gardons en tête que cela signifie payer de notre poche absolument tout ce que la nature fournit en termes d’eau, d’énergie, d’éléments nutritifs pour nos productions.

Réciproquement, pour que la vie sauvage existe et prospère partout où nous avons besoin de ses services, par exemple dans la parcelle agricole, mais aussi dans nos forêts, nos jardins, nos cours d’eau, pour fournir pollinisation, épuration de l’eau, maintien du sol face à l’érosion, régulation climatique et que sais-je – pour bénéficier de ces fameux services écosystémiques qu’on évalue, excusez du peu, aux alentours de la valeur du PIB planétaire, donc, les écosystèmes ne doivent pas être coupés en morceaux. Un « paysage » organisé de manière technocratique avec des surfaces vouées tantôt à la ville, à la production céréalière, à l’arboriculture, à la sylviculture etc, avec ici une biodiversité soigneusement délimitée et « maîtrisée », correspondant à la vocation de la parcelle et se tenant sagement dans ses limites – et d’innombrables secteurs d’urbanisme, d’industrie, d’infrastructures etc. vides de toute biodiversité « parce que ce n’est pas sa place » ? Désolé, c’est un beau rêve aménagiste, mais ça ne marche pas comme ça. Les populations en question péricliteraient en un rien de temps par isolement, la vie a besoin de circuler, d’échanger des gènes, de s’essayer à coloniser un nouvel environnement… ou de résister aux transformations que nous lui imposons, à commencer par le changement climatique. Nous aurons besoin que le vivant déploie toute sa plasticité, ce qui nécessite un maximum de fluidité dans les connexions écologiques, un maximum de possibilité de déplacements, d’échanges, de possibilités de se réinstaller.

Autrement dit :

  • Nous avons besoin de biodiversité – plus ou moins riche, foisonnante, abondante ; parfois dominante, parfois discrète, c’est entendu – partout. Absolument partout, et pas seulement, par exemple, dans les parcelles vouées à des cultures pollinisées par les insectes.
  • Qui plus est, pour en « disposer » là où nous en avons besoin de la manière la plus évidente, il est indispensable qu’elle puisse se frayer un chemin partout. Parfois librement, parfois un peu plus a minima – mais partout.

Si ces conditions ne sont pas remplies, elle périclite et nous fait défaut partout. Voilà pour le côté purement biologique et nous pourrions nous en tenir là, parce que cela suffit à condamner tout le système.

Tout le système, pas si vite : « oui mais et si on faisait tout hors sol, du coup ? » Oui, on a promis d’en reparler. Supposons qu’il fût possible d’intensifier la production de nourriture pour nécessiter, ici en Europe, un minimum de terres, afin d’assurer un partage, une ségrégation entre les terres utiles à l’homme et celles concédées à la nature.

On les concéderait ? Vraiment ? Et pourquoi, en fait ?

Le système du « landsparing » est entièrement fondé sur la possibilité de se passer de la nature. De la rendre inutile à nos productions. De vivre sur une partie de planète sans nature. Il postule que l’homme et la nature ne doivent pas partager l’espace, et que là où l’homme produit, la nature n’a rien à faire. Pour que le landsparing fonctionne, il faudrait donc que l’homme

  • dans un premier temps, invente une civilisation et une économie 100% hors nature, hors sol, où tout ce qui n’est pas artificiel est à la fois superflu et énergiquement interdit de séjour
  • dans un second temps, en conclue dans une explosion d’euphorie que ça y est, grâce à cela, il peut enfin consacrer, on va dire, 30 ou 50% des terres à cette nature qu’il a préalablement rétrogradée au rang de machin inutile et hostile.

Comme ça. Non seulement sans aucune raison, mais même en allant frontalement à l’encontre de tous les principes qui l’ont guidé tout au long de la première étape.

C’est drôle, ce n’est pas extraordinairement crédible. C’est même complètement autocontradictoire. Si nous construisions vraiment un tel monde, les terres libérées par une production de nourriture intensifiée ne seraient jamais concédées à cette nature avec laquelle nous aurions rompu les derniers liens. Elles seraient urbanisées, ou couvertes de parkings, de panneaux solaires entretenus à l’herbicide, ou de plantations industrielles quelconques. Mais pas laissées à la nature : pour quoi, pour qui ? Seuls quelques naturalistes hirsutes ou quelques fols-en-Christ seraient assez en décalage pour réclamer pareille mesure. Pour tous les autres, quand bien même c’eût été le but originel, il paraîtrait complètement absurde. Une absurdité directement héritée de notre vision dichotomique homme nature, vision qui va à l’encontre de tous les enseignements de l’écologie scientifique, et redoublée encore par cette espèce de fuite en avant aménagiste. À l’arrivée, nous concéderions de très mauvaise grâce 2 ou 3% de terrain à quelques espaces protégés, soigneusement « valorisés ».

Une fois pour toutes, une planète vivante ne se gère pas comme une partie de Sim City. Pour nous rendre ses services partout où nous en avons besoin et pour ne pas mourir partout, la nature a besoin d’être ou, au minimum, de percoler partout. Il n’y a pas d’autre solution qu’une perméabilité au sauvage pour tous les espaces, perméabilité qui sera nécessairement variable, mais qui devra toujours être aussi importante que possible. Au reste, des environnements modelés par l’homme et néanmoins à très riche biodiversité, nous savons faire : cela s’appelle, par exemple, le bocage. D’importants noyaux de sauvage, de vrai sauvage, restent nécessaires ; d’une part parce qu’il est des services que seules de vastes étendues quasi non-modifiées par l’homme peuvent rendre (forêts équatoriales, mais aussi boréales). Ces étendues ne sont ni vierges ni vides, des hommes, des peuples y résident, mais eux savent y vivre sans en modifier la structure ni en détruire les équilibres. Entre ces noyaux, le sauvage doit avoir sa place aussi, et pouvoir circuler. Si l’on devait, en fin de compte, en venir à cet ultime argument réducteur et utilitariste, c’est de toute façon sa seule chance de résister au changement climatique, puisque ce changement, nous avons refusé de le stopper tout à fait.

Alors, l’herbe au coin des trottoirs ou la vie en blockhaus ?

L’orge des rats Hordeum murinum