Le landsparing, un apartheid homme-nature guère écolo

Parmi les grands débats du moment figure un sujet qui commence, c’est significatif, à se montrer sous son petit nom en anglais : le land-sparing pour sauver la biodiversité.

Le land-sparing, c’est en gros dire : puisque la biodiversité décroît quand on met en culture les terres, intensifions l’exploitation au maximum afin de produire notre nourriture sur la plus faible surface possible.

Je pense que c’est une très mauvaise idée, à tous points de vue inapplicable. Je m’explique.

Tout d’abord, cette approche postule une opposition absolue, une antonymie entre biodiversité et production agricole, et même une stricte corrélation entre productivité et destruction de la biodiversité. C’est même ce postulat dont nous allons constater qu’il pose problème à tous les niveaux.

Du point de vue purement agronomique, la production agricole, même « intensive », ne peut pas se passer d’un certain niveau de biodiversité. Elle doit être présente au minimum dans la vie du sol, ou dans les insectes pollinisateurs, les prédateurs de ravageurs, etc. Ou alors nous sommes dans l’hypothèse d’une production non plus agricole, mais entièrement hors sol. Je reviendrai là-dessus, mais pour le moment, gardons en tête que cela signifie payer de notre poche absolument tout ce que la nature fournit en termes d’eau, d’énergie, d’éléments nutritifs pour nos productions.

Réciproquement, pour que la vie sauvage existe et prospère partout où nous avons besoin de ses services, par exemple dans la parcelle agricole, mais aussi dans nos forêts, nos jardins, nos cours d’eau, pour fournir pollinisation, épuration de l’eau, maintien du sol face à l’érosion, régulation climatique et que sais-je – pour bénéficier de ces fameux services écosystémiques qu’on évalue, excusez du peu, aux alentours de la valeur du PIB planétaire, donc, les écosystèmes ne doivent pas être coupés en morceaux. Un « paysage » organisé de manière technocratique avec des surfaces vouées tantôt à la ville, à la production céréalière, à l’arboriculture, à la sylviculture etc, avec ici une biodiversité soigneusement délimitée et « maîtrisée », correspondant à la vocation de la parcelle et se tenant sagement dans ses limites – et d’innombrables secteurs d’urbanisme, d’industrie, d’infrastructures etc. vides de toute biodiversité « parce que ce n’est pas sa place » ? Désolé, c’est un beau rêve aménagiste, mais ça ne marche pas comme ça. Les populations en question péricliteraient en un rien de temps par isolement, la vie a besoin de circuler, d’échanger des gènes, de s’essayer à coloniser un nouvel environnement… ou de résister aux transformations que nous lui imposons, à commencer par le changement climatique. Nous aurons besoin que le vivant déploie toute sa plasticité, ce qui nécessite un maximum de fluidité dans les connexions écologiques, un maximum de possibilité de déplacements, d’échanges, de possibilités de se réinstaller.

Autrement dit :

  • Nous avons besoin de biodiversité – plus ou moins riche, foisonnante, abondante ; parfois dominante, parfois discrète, c’est entendu – partout. Absolument partout, et pas seulement, par exemple, dans les parcelles vouées à des cultures pollinisées par les insectes.
  • Qui plus est, pour en « disposer » là où nous en avons besoin de la manière la plus évidente, il est indispensable qu’elle puisse se frayer un chemin partout. Parfois librement, parfois un peu plus a minima – mais partout.

Si ces conditions ne sont pas remplies, elle périclite et nous fait défaut partout. Voilà pour le côté purement biologique et nous pourrions nous en tenir là, parce que cela suffit à condamner tout le système.

Tout le système, pas si vite : « oui mais et si on faisait tout hors sol, du coup ? » Oui, on a promis d’en reparler. Supposons qu’il fût possible d’intensifier la production de nourriture pour nécessiter, ici en Europe, un minimum de terres, afin d’assurer un partage, une ségrégation entre les terres utiles à l’homme et celles concédées à la nature.

On les concéderait ? Vraiment ? Et pourquoi, en fait ?

Le système du « landsparing » est entièrement fondé sur la possibilité de se passer de la nature. De la rendre inutile à nos productions. De vivre sur une partie de planète sans nature. Il postule que l’homme et la nature ne doivent pas partager l’espace, et que là où l’homme produit, la nature n’a rien à faire. Pour que le landsparing fonctionne, il faudrait donc que l’homme

  • dans un premier temps, invente une civilisation et une économie 100% hors nature, hors sol, où tout ce qui n’est pas artificiel est à la fois superflu et énergiquement interdit de séjour
  • dans un second temps, en conclue dans une explosion d’euphorie que ça y est, grâce à cela, il peut enfin consacrer, on va dire, 30 ou 50% des terres à cette nature qu’il a préalablement rétrogradée au rang de machin inutile et hostile.

Comme ça. Non seulement sans aucune raison, mais même en allant frontalement à l’encontre de tous les principes qui l’ont guidé tout au long de la première étape.

C’est drôle, ce n’est pas extraordinairement crédible. C’est même complètement autocontradictoire. Si nous construisions vraiment un tel monde, les terres libérées par une production de nourriture intensifiée ne seraient jamais concédées à cette nature avec laquelle nous aurions rompu les derniers liens. Elles seraient urbanisées, ou couvertes de parkings, de panneaux solaires entretenus à l’herbicide, ou de plantations industrielles quelconques. Mais pas laissées à la nature : pour quoi, pour qui ? Seuls quelques naturalistes hirsutes ou quelques fols-en-Christ seraient assez en décalage pour réclamer pareille mesure. Pour tous les autres, quand bien même c’eût été le but originel, il paraîtrait complètement absurde. Une absurdité directement héritée de notre vision dichotomique homme nature, vision qui va à l’encontre de tous les enseignements de l’écologie scientifique, et redoublée encore par cette espèce de fuite en avant aménagiste. À l’arrivée, nous concéderions de très mauvaise grâce 2 ou 3% de terrain à quelques espaces protégés, soigneusement « valorisés ».

Une fois pour toutes, une planète vivante ne se gère pas comme une partie de Sim City. Pour nous rendre ses services partout où nous en avons besoin et pour ne pas mourir partout, la nature a besoin d’être ou, au minimum, de percoler partout. Il n’y a pas d’autre solution qu’une perméabilité au sauvage pour tous les espaces, perméabilité qui sera nécessairement variable, mais qui devra toujours être aussi importante que possible. Au reste, des environnements modelés par l’homme et néanmoins à très riche biodiversité, nous savons faire : cela s’appelle, par exemple, le bocage. D’importants noyaux de sauvage, de vrai sauvage, restent nécessaires ; d’une part parce qu’il est des services que seules de vastes étendues quasi non-modifiées par l’homme peuvent rendre (forêts équatoriales, mais aussi boréales). Ces étendues ne sont ni vierges ni vides, des hommes, des peuples y résident, mais eux savent y vivre sans en modifier la structure ni en détruire les équilibres. Entre ces noyaux, le sauvage doit avoir sa place aussi, et pouvoir circuler. Si l’on devait, en fin de compte, en venir à cet ultime argument réducteur et utilitariste, c’est de toute façon sa seule chance de résister au changement climatique, puisque ce changement, nous avons refusé de le stopper tout à fait.

Alors, l’herbe au coin des trottoirs ou la vie en blockhaus ?

L’orge des rats Hordeum murinum

C’est gratuit

Ce matin je suis allé au parc du coin. Pas pour le boulot. Juste parce que c’est le printemps et une période passionnante pour le naturaliste. Tout se réveille.

Et pas seulement pour le naturaliste d’ailleurs. Toute science mise à part, fin mars, c’est ce moment béni où tous les jours il y a une fleur de plus dans l’herbe ou le sous-bois : le coucou, la primevère, la pervenche, les violettes, les anémones, les stellaires, les silènes (« Compagnon rouge, compagnon blanc »). Tous les jours, un arbre ou un arbuste de plus laisse éclater ses bourgeons en ce vert délicat qu’on resterait des heures à déguster des yeux.

Les oiseaux paradent, même les hivernants qui ne vont pas s’attarder chez nous. Tendez l’oreille : même en ville, les grands arbres bruissent des « tic… tic… pst… » des Grosbecs, ces magnifiques passereaux tout en marqueterie, ou bien de la ritournelle métallique des Tarins des aulnes, petits cousins jaunes et noirs du pinson. Ils sont descendus en nombre cet hiver et avant de retrouver de boréales contrées, comme les hormones les taraudent, ils chantent. Vous n’entendrez pas ça tous les ans, profitez-en.

Il y a les mésanges bien sûr, et les Pics qui tambourinent, et puis les premiers signes que l’hiver est vraiment fini : la tendre ritournelle de la Fauvette à tête noire qui ne nous quittera plus jusqu’en juillet, la phrase triomphante du Troglodyte et les tip-tiap du Pouillot véloce. La bouillie de sons suraigus du Serin cini et j’en passe.

Ce matin donc, j’étais au parc, composé d’un grand espace d’herbe étiré au sommet d’une balme et pourvu çà et là de quelques arbres et de haies sur son pourtour. Le quartier alentour est pavillonnaire ancien, avec de beaux jardins et de gros arbres. On domine toute la ville, le regard porte jusqu’aux Monts. Côté sud, le parc plonge dans un bourrelet de friches et de haies épaisses qui le séparent de deux ou trois vastes potagers individuels : c’est là qu’en septembre 2014 j’ai vu un Moineau friquet, dernière mention de cette espèce à Lyon à ce jour.

Nous étions samedi matin, 9 heures ; il faisait beau, à peine frais, et il n’y avait pas de vent et pourtant je n’ai presque rien vu. J’espérais, après plusieurs jours de mauvais temps et de vents contraires, un « déblocage météo » qui aurait placé dans mes jumelles, au-dessus de la ville, quelques milans, pourquoi pas un balbuzard ou une cigogne. « Tönn », l’aigle criard estonien porteur de balise, est bien en train de traverser l’Ain ! Rien : pas même une hirondelle ni une alouette de passage.

Rien que des mésanges, des pouillots véloces, des rougegorges, des Pigeons ramiers et colombins, et tellement de grosbecs et de tarins qu’à la fin j’en avais presque marre.

Marre ?

Il n’est pas dit que je revoie avant quelques années dans d’aussi bonnes conditions le délicat plumage marron, roux, blanc et noir du Grosbec posé à dix mètres de moi, tant l’afflux de cet hiver fut exceptionnel. Ni que j’entende souvent un tel chorus de Tarins, ces Tarins qui vont peut-être nicher à trois mille kilomètres en pleine taïga.

Du côté du vaste hôtel à insectes posé par les collègues d’Arthropologia s’activaient plus d’une vingtaine d’Osmies cornues, corps noir, abdomen acajou. Ces abeilles solitaires, inoffensives, pondent dans n’importe quel petit trou, y compris les aérations de nos fenêtres. Pendant des années nous ne comprenions pas qui obturait ainsi les orifices de nos vieilles croisées de bois. Posez-leur donc un morceau de bûche percé de trous de sept ou huit millimètres de diamètre… et laissez faire jusqu’à l’année prochaine.

Il y avait bien d’autres abeilles sauvages encore que je ne sais pas nommer – frustrant. On voudrait tout noter, tout nommer, s’imprégner de cette diversité qui existe encore ici, même en ville, et qui balise la saison nouvelle !

Plus loin, le Roitelet à triple bandeau. Rien d’étonnant. J’en ai entendu cinq ou six ce matin. Cette espèce semble en léger progrès dans les parcs de la région. Pas facile d’observer un roitelet : toujours en mouvement, toujours dans les hautes branches et, bien entendu, minuscule. Mais avant que le feuillage ne tende son écran, on peut avoir de la chance. Monsieur – car c’était un mâle, à la crête d’or – a donc batifolé dans mes jumelles, petite olive de plumes étalant ses joues blanches triplement striées.

Un dernier coup d’œil à un bouquet d’arbres juste avant de partir et voilà la première obs’ du jour de Mésanges à longue queue. Un couple qui fourrage dans les brindilles. A peine plus grosses qu’un Roitelet, plus une longue plume noire bordée de blanc en guise de queue et les petits cris roulés : tsieurr ! tsieurr ! Et le rose délicat des ailes sur le corps blanc… et le bec minuscule s’offrent à mes regards.

Espèce banale ? (encore que, en ville ! pas tant !) Et alors.

Après vingt ans d’ornithologie, jamais je ne rate le rendez-vous de l’oiseau qui se laisse observer d’un peu près. Fût-ce une banale Mésange bleue, une Mouette rieuse sur le quai. La perfection du plumage, les teintes délicates. Pas besoin pour cela d’avoir devant ses yeux « la » rareté venue du bout du monde.

C’est gratuit…

C’est gratuit et voilà pourquoi dans notre monde ça ne vaut rien. À moins qu’on ne change d’avis.

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Quand le moineau a bobo à son écolo

Après les baleines et les pandas, après les tigres et les éléphants, après 50% des animaux vertébrés en 40 ans la France a découvert la semaine dernière que Paris avait perdu 73% de ses moineaux en treize ans. Et même moins, puisque les populations étaient restées stables jusqu’en 2008.

La crise d’extinction prévue depuis plusieurs décennies par les Cassandre[1] écologistes est en train, comme l’armée grecque sous les murs de Troie, de commencer à nous distribuer les gifles annoncées. Et tellement fort qu’il devient impossible de les ignorer. La disparition des Moineaux domestiques sur le territoire de la ville de Paris n’est pas une vue de l’esprit : c’est le résultat de comptages coordonnés par le CORIF et la LPO avec une méthodologie transparente et parfaitement vérifiable.

Reste encore à comprendre ce qui se passe. Il n’y a plus de moineaux à Paris ? Bon.

À qui la faute ? Aux autres, bien sûr, et à ceux qu’on n’aime pas, tout d’abord. Panorama.

 « C’est de la faute d’Anne Hidalgo »

 Madame Hidalgo est ce qu’on appelle un personnage-repoussoir. À tort ou à raison, et ce n’est pas notre sujet, elle s’est laissé mitonner une image de bobo déconnectée caricaturale qu’on peut sans risque rendre responsable de la moindre patte cassée du territoire français ou de problèmes qui, comme les embouteillages ou l’odeur pénétrante des quais de Châtelet les Halles, sont vieux d’un ou plusieurs quarts de siècle. La crise d’extinction a beau être rapide, le moineau n’a tout de même pas disparu en un jour. Les premiers effondrements ont été constatés en Écosse vers la fin des années 90, puis en Europe centrale, la France restant mystérieusement épargnée quelque temps. Et puis logiquement nous avons été touchés à notre tour aussi…

Retenons-en que la disparition du Moineau domestique est un phénomène européen, rural autant que citadin, entamé il y a plus de vingt ans, aux causes nécessairement multiples, mais qui seront à rechercher parmi les modifications de l’environnement des oiseaux – et donc du nôtre – communes à toute la zone touchée dans les dernières décennies. En outre, il s’inscrit dans un effondrement général de la biodiversité dite ordinaire en Europe et en France. Le Moineau domestique disparaît comme son cousin le Moineau friquet, comme le verdier, la linotte et le chardonneret, comme les alouettes et les bruants, les chauves-souris, les carabes, les campagnols amphibies et bien d’autres. Ce sont les systèmes vivants qui tombent en panne d’un bout à l’autre du pays, du continent, de la planète.

Inutile donc de mettre en cause « les écolos bobos parisiens »…

« C’est de la faute aux pies, aux corneilles et aux perruches »

 L’irruption de la pie, de la corneille et de la perruche dans notre environnement urbain sont des changements bien visibles, qui ne nous ont pas échappé. En plus, la pie est bruyante, la corneille est moche, et la perruche une exogène. Voilà donc un trio de coupables parfaits qui saute aux yeux et arrange tout le monde. Après tout, corneille et moineaux, la nature se débrouille et nous n’avons rien à y voir, n’est-ce pas ?

C’est un fait : ces trois espèces ont fortement progressé à Paris ces trente dernières années. Les deux premières se sont adaptées à toutes nos grandes villes, la troisième restant assez marginale hors d’Île-de-France : à Lyon, bizarrement, sa population se borne à quelques couples, et a priori – mais il n’y a pas eu d’enquête spécifique – le moineau disparaît aussi. Plusieurs études ont établi la faiblesse de l’impact par la prédation, certes réelle, des pies et corneilles sur les moineaux, ainsi que sur les autres petits passereaux, d’ailleurs (voir ici la thèse de François Chiron – consultez à partir de la page 146). La vraie raison du succès des corvidés en ville tient à leur capacité à se nourrir « comme nous » : de pain, de frites et de bouts de jambon, toutes proies qui détalent notoirement moins vite qu’une mésange ou un moineau. Un témoignage en est fourni par les corneilles en partie décolorées, assez communes en ville : la faute à une nourriture à base de pain, trop pauvre en protéines, qui ne permet pas de synthétiser assez de mélanine pour rendre le plumage bien noir. En outre, il y a des siècles que les moineaux vivent en ville : il eût été bien surprenant que pies et corneilles ne s’en fussent avisés que depuis vingt ans…

Quant aux perruches, qui n’occupent pas les mêmes sites de nidification, n’utilisent pas les mêmes sources de nourriture et prédatent encore moins les moineaux (ce sont des frugivores), elles ont encore moins à voir avec la choucroute.

Pas de chance, voilà encore une explication bien commode qui s’effondre. Mais cherchons encore…

« C’est de la faute à la gentrification »

 En voilà encore un tout beau repoussoir ! La gentrification, c’est quoi ? En gros, c’est une corneille à tête d’Anne Hidalgo sur un trottoir propret du quinzième arrondissement. C’est riche, arrogant, ça mange les pauvres, et donc, les moineaux. Pourquoi les moineaux ? Parce que gentrifier amène à rénover (ou raser) les vieilles bâtisses et faire disparaître les cavités où les moineaux élèvent leur nichée. Voilà déjà quelque chose de plus clair, et de plus juste. L’étude CORIF-LPO pointe une corrélation entre cherté des loyers et disparition des moineaux, faute de vieux murs à trous dans les quartiers cossus. Idem, la fin des friches et terrains vagues signifie, pour tous les oiseaux de la ville, autant de graines sauvages et d’insectes en moins, donc une perte de ressources alimentaires en plus des sites de reproduction perdus. Gîte et couvert en moins, c’est la fin des oiseaux : un schéma classique. Nous touchons ici au vrai : l’évolution des formes urbaines devient franchement hostile à toute forme de nature, même la plus commensale de l’homme.

Il serait néanmoins erroné de tout mettre sur le dos de « la gentrification ». Les ZAC, les usines, parkings, supermarchés et lotissements modernes ne sont pas plus accueillants. On n’y tolère pas plus les trous de murs, les friches, les herbes folles et les vieux arbres qui sont pourtant indispensables au maintien d’un peu de vie autour de nous !

C’est notre rapport à la végétation, au spontané, au « propre » qui est en question ici. Paradoxalement, lorsqu’on tente de préserver les plantes sauvages, les herbes hautes et les arbustes indispensables aux moineaux (et aux autres), la démarche est non seulement perçue comme un « défaut d’entretien » mais comme un « délire de bobo » partie intégrante de la gentrification, alors même qu’elle est bien plus facteur d’économies que l’entretien traditionnel qui ne laisse pas croître un brin d’herbe.

Une gestion comme celle-ci, avec pieds d’arbre végétalisés (ici, même, « cultivés »), et quelque liberté pour la flore spontanée interstitielle – c’est sans doute du pur Hidalgo, bobo, machin, tout ça (mais dans un quartier populaire, en l’occurrence le 20e). Mais ça, c’est une gestion de nature (sans mauvais jeu de mots) à ramener des moineaux dans la ville. Ça ne coûte plus cher à personne… Et c’est tout de même plus agréable que le béton brut non ?

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Végétalisation à Paris 20e arrondissement

Bref, ne tournons plus autour du pot : c’est la faute aux changements du milieu urbain. Les moineaux, verdiers, chardonnerets, les mésanges, rougequeues et fauvettes, les rougegorges, les accenteurs et les pouillots, ont tous besoin de recoins où abriter leur nid – dans un mur, une vieille cheminée, une haie, le tronc ou la ramure d’un arbre ; ensuite, d’insectes, au moins pour nourrir les poussins ; enfin, à la mauvaise saison, de nourriture plus végétale : baies, épis de graminées folles… Regardons autour de nous : que reste-t-il de tout cela ? Que laissons-nous subsister de tout cela ?

Pas grand-chose.

Alors, pas d’herbe, pas d’oiseaux non plus…

Des décennies de chasse à la flore spontanée, accusée de « faire sale », la fin des maisonnettes et des jardins au cœur des villes, la construction du moindre espace – le mètre carré vaut de l’or et même bien plus – la pollution de toute nature, et enfin, l’étalement de la ville, qui intercale entre le centre et « la campagne » souvent bien polluée elle-même des kilomètres de banlieues : voilà le bilan pour les oiseaux urbains de ces soixante dernières années. Jetez un œil, sur le portail à remonter le temps de l’IGN, aux cartes et vues aériennes de nos grandes villes dans les années cinquante… et aujourd’hui. La biodiversité quitte nos cités parce qu’elle ne peut plus s’y maintenir. Tout simplement.

« Ce n’est pas grave, la ville c’est la place de l’homme : que la nature aille à la campagne ! »

Ah.

Et où voulez-vous qu’elle aille, « à la campagne » ?

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Hé, oui… Si tout n’est pas aussi hostile que nos grands plateaux céréaliers, le même raisonnement pourrait être tenu, de proche en proche, jusqu’à confiner le plus banal moineau dans quelque infime réserve où des touristes selfiseraient à ses côtés dans un ridicule accompli.

Ce que cette crise doit nous apprendre aussi, c’est que la biodiversité n’est pas une pièce de mobilier qu’on déplace ou qu’on range ; c’est une sorte de super-organisme où tout est lié (tiens !) et nous aussi. Une ville sans oiseaux, c’est une ville trop polluée, trop minérale, trop asphyxiée, trop empoisonnée, pour laisser place à la moindre bestiole ; c’est une ville morte… une ville morte pour nous aussi. Nous ne nichons pas dans les trous de boulin et ne mangeons pas de chenilles, mais nous respirons le même air et nous exposons aux mêmes produits, au même climat que le moineau qui piaille sous la tuile.

En le chassant, c’est nous que nous chassons. En le protégeant, c’est nous que nous protégeons.

[1] Eh ouais. On a tendance à trop l’oublier : Cassandre avait raison.

Chronique de terrain n°17 – Utilités

Matinée chargée… En fait, vous aurez même droit aujourd’hui à deux en une !

Ce matin, STOC au sud de la ville. Cinq points en rive gauche du Rhône, cinq points en rive droite et rien de bien passionnant. Les conditions étaient bonnes, j’étais sur place au lever du soleil… Est-ce à cause de la fraîcheur matinale ? Les oiseaux peinaient à se mettre en route. J’espérais le Rougequeue à front blanc – je n’en ai eu qu’un. La Huppe : zéro. Les gros arbres sont pourtant toujours là. Deux roitelets, de rares Mésanges noires. Bref, les forestiers, dans ce joli quartier très arboré, m’ont fait faux bond. J’ai dû me contenter de quelques banalités.

A Gerland, il semble que l’Hirondelle de fenêtre ait définitivement disparu. Il est vrai que presque tous les bâtiments qui l’accueillaient ont été rasés. Sur les autres, on ne voit que l’auréole grisâtre laissée par des nids détruits depuis longtemps. De manière générale, l’espèce est en train de quitter Lyon, définitivement. Nous ne parvenons pas à sauver les colonies lors de travaux. Malgré nos tentatives, nos poses de nichoirs, elles ne se réinstallent pas. Il semble que les populations ne soient pas assez dynamiques pour surmonter ces mauvaises passes.

La recette est pourtant éprouvée. Soit un bâtiment occupé par des nids d’Hirondelles, et nécessitant rénovation. L’espèce est protégée, menacée : que faire ?

On commence par ôter les nids, en hiver bien sûr, quand ils sont vides. Et on les remplace par des nichoirs, posés le plus près possible et avec une exposition aussi proche que possible. Ces nichoirs sont des imitations de nids naturels, construits en béton de bois. Ensuite, si les travaux ne doivent pas commencer de suite, on rend inaccessibles par des bâches ou des filets l’emplacement des nids retirés. Il ne s’agirait pas que les oiseaux se mettent à rebâtir précisément là où l’on doit procéder aux travaux.

De la sorte, les Hirondelles sont empêchées de nicher sur la bâtisse à rénover, mais grâce aux nichoirs, elles peuvent rester « sur zone » en s’épargnant le coût de la construction ou de la rénovation des nids. Car, oui, cela a un coût ; un coût énergétique bien sûr : imaginez le travail que représente la construction de ces échauguettes d’argile, pastille après pastille, avec juste un bec minuscule en guise tout à la fois de pelle, de toupie à béton et de truelle ! Ajoutez-y qu’en ville, trouver de la boue, de la bonne boue homologuée nid d’hirondelle devient un véritable défi… Bref, le nichoir est un pied à l’étrier indispensable.

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Nichoirs pour Hirondelles de fenêtre, avec leur planchette anti-salissures

Ainsi, l’année des travaux, si tout va bien, une nidification a tout de même lieu dans le secteur. La colonie reste fixée, et dès l’année prochaine, elle pourra recoloniser son ancien domaine.

Bien sûr, toute la démarche doit s’effectuer avec l’appui de connaisseurs, qui sauront déterminer le nombre et l’emplacement des nichoirs, et le tout être validé par les services de l’Etat. Car il s’agit d’une destruction intentionnelle de nids d’espèce protégée. La loi garantit aux citoyens que le premier pékin venu ne peut détruire ainsi le patrimoine commun. Pas question, donc, de jouer à ça chez vous, en douce.

Voilà, on fait tout cela et normalement, ça marche.

A condition que les oiseaux reviennent, et qu’ils trouvent assez d’insectes volants à proximité, que le printemps ne soit pas trop pourri, que…

Moyennant quoi, de plus en plus souvent, cela ne marche pas et la colonie est perdue à jamais.

On tâche désormais d’augmenter encore les chances de réussite en adjoignant aux nichoirs un « système de repasse » – un petit haut-parleur à batterie, ou mieux, solaire, qui diffuse en avril des cris d’hirondelles pour attirer les migrateurs. Il semble que les retours d’expérience soient bons. Mais vous voyez la complexité de l’ensemble.

Nous n’avons pas le choix : les populations d’hirondelles sont si fragiles qu’on ne peut plus se permettre de perdre les grosses colonies comme cela.

Dix heures. Me voici cette fois-ci en banlieue, au pied d’un haut pylône, pour une « surveillance Pèlerin ». De quoi s’agit-il ?

Le Faucon pèlerin fait partie des rares espèces qui se portent mieux qu’il y a trente ans. Certainement pas par hasard : il a fait l’objet d’un effort de protection gigantesque, alors qu’il avait pratiquement disparu d’Europe moyenne sous les coups de la chasse et du DDT. C’était l’époque où le lait des femmes françaises contenait tant de résidus toxiques qu’il aurait été classé impropre à la consommation si l’on avait voulu le vendre… Interdiction de certains pesticides, surveillance des nids, récupération-soins-relâcher de poussins faméliques voués à la mort, tout cela a permis aux populations de se refaire la cerise et recoloniser le gros de leurs territoires perdus. Mais au bout du compte, cela ne représente jamais que 1400 à 1500 couples. Trois mille oiseaux sur cinquante-cinq millions d’hectares…

Dans la région, ayant occupé la plupart des falaises – sauf celles occupées par les Hiboux grands-ducs, qui sont leurs prédateurs – les Pèlerins tendent, timidement, à s’installer en ville. La table y est servie en abondance de merles, d’étourneaux et de pigeons ; reste à trouver une corniche du pauvre sur ces curieuses falaises faites de main d’homme. Et voilà un couple sur une grosse antenne de communications. L’ennui, c’est l’envol des jeunes. Ils sont plutôt patauds et leur sortie du nid ressemble plus à une chute contrôlée qu’à un essor majestueux. Imaginez un gros poulet fouettant l’air de ces deux machins pleins de plumes que la Nature lui a vissés sur le dos, perché sur sa plateforme, et plaf ! voilà qu’il perd l’équilibre.

Lorsqu’il dégringole d’un nid installé sur une belle et bonne falaise, pas de problème : il y aura toujours une vire, un saillant pour le recevoir quelques étages plus bas. En ville, c’est une autre affaire, et l’aspirant prédateur risque fort d’échouer piteusement au sol, à la merci du premier chat ou malandrin venu. D’où la nécessité impérieuse d’organiser une surveillance permanente à la saison des envols, pour récupérer ces maladroits et les replacer en hauteur. Une fois, deux fois, cinq fois…

JeunePelerin

Un jeune Faucon pèlerin récupéré au sol et replacé sur un toit

Cette année, nous avons de la chance, et pour l’heure, les trois poussins que nous suivons ont réussi seuls leur premier envol. Ils ont sauté, ont échoué sur un toit en contrebas, et presque immédiatement réussi à redécoller, à prendre de l’altitude par leurs propres moyens. Pour eux, c’est gagné. Du moins, notre responsabilité s’arrête là. Ils passeront quelques semaines encore sous la dépendance des adultes, à parfaire leur technique de chasse, avant la dispersion définitive.

Évidemment on n’emporte pas son bouquin pendant ces veilles interminables : surtout quand on est seul, il s’agit de ne pas quitter la lucarne des yeux pendant trois heures. Ce n’est donc pas là que j’ai terminé la lecture du « Travail invisible » (de Pierre-Yves Gomez), mais difficile de ne pas y repenser tandis qu’on rumine, face au pylône dans lequel les poussins dorment. De quoi prolonger un peu la réflexion entamée à l’épisode 11.

Un vrai travail, cela doit être utile aux autres, lit-on dans le témoignage qui conclut ce livre. Suis-je utile, à veiller au grain, ou plutôt au pèlerin, au pied d’un immeuble ? Je ne crée pas de richesse (financière) ni d’emplois. La plupart de mes concitoyens sont totalement indifférents à la survie en France de l’espèce Faucon pèlerin, que d’ailleurs ils ne voient pas, lors même qu’elle évolue au-dessus de leur tête.

Je le crois utile, évidemment, sinon je ne le ferais pas. Vous avez sûrement remarqué que ma saison de terrain consiste assez rarement à prospecter les recoins verts du département ; je me retrouve plus souvent sur des sites assez peu pittoresques. Encore ne voyez-vous là que la saison de terrain, le cœur de l’activité certes, là où naît la vocation d’un tel métier, mais je n’y passe, grosso modo, qu’un tiers de mon temps de travail annuel. A peine. Tous les matins de mi-mars à mi-juin, quelques autres demi-journées éparses ; le reste est consacré à l’analyse, à la rédaction, aux dossiers de protection, à la coordination des réseaux de bénévoles, aux bases de données. Bref, ce métier n’est pas une bucolique sinécure au point qu’on choisisse de l’exercer juste pour ça. C’est un métier que l’on fait avec plaisir, bien sûr, voire, parfois, avec bonheur ; mais c’est bien un travail, et pas du tout une espèce de loisir rémunéré ; même si c’est une passion, c’est aussi un service. Bien sûr, on y vient parce qu’on aime observer la Nature et qu’on veut que cela puisse durer ; mais ce serait bien réducteur d’en conclure qu’on ne l’exerce que pour soi.

À cause de nous, des milliers d’espèces ne rendront plus gloire à Dieu par leur existence et ne pourront plus nous communiquer leur propre message. Nous n’en avons pas le droit.

(Laudato Si, point 33)

En tout cas, même si tout le monde s’en f… lorsqu’un jeune Faucon pèlerin a réussi son envol, je me sens heureux, pas seulement par émerveillement personnel, un brin égoïste, d’assister à ses cabrioles, mais aussi d’avoir participé à le donner à la Nature de l’an 2016, à l’avifaune de la ville, à mes concitoyens. Et je voudrais, souvent, lorsque je l’aperçois perché sur son antenne, leur dire : regardez ! mais regardez ! c’est un Faucon pèlerin. Vous savez, l’oiseau-bombe dont vous avez lu avec stupeur et ravissement qu’il faisait du 300 à l’heure ? et bien il y en a un là, au-dessus de votre tête, au-dessus de notre parcours quotidien arpenté les épaules voûtées et l’œil sombre.

De même, je suis heureux d’avoir découvert ce Petit-duc dans la Loire (c’était l’épisode 14), où il n’était pas connu. Non pas fier – puisqu’il s’agit d’une découverte fortuite – mais juste content d’avoir ainsi pu révéler sa présence aux collègues qui, du coup, pourront veiller sur lui en quelque sorte, prendre soin de cette part de patrimoine vivant commun. Vu les menaces qui pèsent sur la biodiversité, il est sage de la connaître aussi finement que possible. Cela figure même dans la Doctrine sociale de l’Eglise, au point 42 de Laudato Si, bien entendu.

« Produire » de la conservation de la biodiversité. Travail invisible, dont d’aucuns croient, d’ailleurs, qu’il s’accomplit tout seul, sans savoir quels yeux ont veillé dans l’ombre, quelles mains ont travaillé pour que l’oiseau soit encore là à chanter ce matin.
C’est notre façon, dans ce métier, de « produire » quelque chose qu’à défaut de consensus sociétal, nous croyons utile aux autres.

Chronique d’une saison de terrain – 08 De Gerland à la Bussière

Nous revoici en ville, et même près du carré d’hier.
Oui, je sais, vous commencez à trouver ça rengaine. Moi aussi, vous savez ! C’est toujours pareil ! C’est ça la protection de la nature ? Et bien quelquefois oui. C’est surtout mon planning. Je préfère ne pas tricher. Partager la réalité du métier de naturaliste travaillant en association : celui qui ne choisit pas où il va aller inventorier ou suivre les populations de bestioles. Du moins, pas selon des critères de balade aimable et bucolique, mais en fonction des besoins de suivi et de protection. Cela aussi peut vous donner une idée plus précise du quotidien de ce travail. Et puis rassurez-vous, ce sera bientôt un peu plus rural.

Je suis donc à côté d’un carré STOC mais la problématique est un peu différente. Cette fois-ci, il s’agit d’évaluer plus en profondeur l’avifaune de certains quartiers, mais dans la durée. On a réalisé une série d’inventaires approfondis, entre 2011 et 2013, sur différents quartiers lyonnais de densités diverses, et analysé les éléments propres à l’habitat urbain (part d’arbres et notamment d’arbres âgés, d’espaces verts, d’arbustes et de buissons, de grands et vieux immeubles…) qui favorisaient tel ou tel cortège d’oiseaux (on parle de cortège pour désigner un groupe d’espèces animales liées à un genre de milieu donné, plus ou moins précis selon le contexte). Comme prolongement à cet état des lieux, nous avons proposé à la métropole d’effectuer des suivis dans la durée des oiseaux de quelques quartiers plus ou moins « en mutation » (c’est-à-dire en densification), dans l’espoir que nos propositions pour des quartiers un peu plus accueillants pour la biodiversité soient entendues.

Le protocole prévoit de suivre ainsi quatre quartiers, deux par matinée. A l’aube, je me présente sur le premier d’entre eux, pour y effectuer un transect – un itinéraire échantillon – d’environ quatre kilomètres où je note et cartographie tous les oiseaux vus et entendus. Ensuite, départ pour le second. Et le lendemain matin, la même histoire sur les quartiers trois et quatre.
Ainsi, chaque prospection est effectuée dans la limite de deux heures après le lever du soleil, ce qui correspond à une tranche d’activité à peu près homogène (et maximale) de la part des oiseaux. L’ennui est qu’en avril, c’est aussi la même chose pour l’activité des hommes et de leurs véhicules à moteur.

Premier quartier, Gerland.
J’en arpente les parts les plus intérieures, les plus éloignées du Rhône, les plus denses aussi. Peu de résidences « années 70 » dont les espaces verts peuvent accueillir à l’occasion un Pic de la même couleur, ou un Chardonneret. Je retrouve de rares Rougequeues noirs. Pas encore de Martinets noirs. Quelques Verdiers, tout de même, et un Serin cini, toujours au même endroit dans un vieux cèdre, mais pas de Chardonneret pour compléter le trio des « Fringillidés du bâti », ces jolis granivores colorés. Quelques Tourterelles turques, et très peu de mésanges. Je ne les trouve que là où les constructions nouvelles ont préservé de vieux platanes creux. Sinon, où logeraient-elles leur nichée ?
Voici une rangée de petites maisons et leurs maigres jardins ; mais un fourré y accueille tout de même une Fauvette à tête noire. Un vague Rougegorge. Et c’est tout.
Quatorze espèces. Et pas une seule Hirondelle.

Gerland: un des derniers jardins ouvriers

Gerland: un des derniers jardins ouvriers

Ténue voix du Créateur. A peine audible sous le vacarme. On n’entend même plus le merle perché juste là, sur le toit. Cocréateurs, nous ? Pas comme ça.

Ce quartier est celui de mon enfance. Voilà presque quarante ans que je le vois changer. A chaque rue, je le revois avant.
Je vous vois venir. Non, je ne suis pas hostile à tout changement, bien que j’appartienne à des groupes, des mouvances que je vois ici et là qualifier de réactionnaire pétainiste d’extrême-droite avançant masquée comme le concombre du même nom. Je n’ai jamais été par principe pour, ou contre, le nouveau, ni l’ancien, ni l’à-la-mode ni le démodé. Il m’a toujours paru plus juste de se poser la question, de la peser sur la balance du bien, de l’humain et de l’écologique. Ou du simple goût, pour le trop léger et futile pour d’autres balances. Il paraît que c’est réagir que cela fait donc de moi un réactionnaire. Et bien tant pis, et tout le monde s’en fiche, pas vrai?
Longtemps inondable, ce quartier est resté pauvre et industriel jusqu’à la fin des Trente glorieuses. En ces années de croissance, on vivait mal et l’on mourait jeune dans et autour des usines travaillant les métaux blancs. Je suis arrivé peu après. Je me souviens des ruines du « Bon Lait », friche industrielle qui a donné son nom à un quartier dans le quartier. Je revois démolir les usines devenues dépotoir, là où s’étend aujourd’hui le parc des Berges du Rhône. Je ne les regrette certes pas. Ni « la décharge », cimetière de machines rouillées, enclavée dans notre résidence proprette et formellement interdite aux jeux des gamins, qui, du coup, bien entendu, y passaient leurs mercredis. Mais à une case de là, sur le quai, se trouvait une maison flanquée d’un énorme cerisier. Il n’y a plus de décharge, mais plus non plus de maison ni de cerisier.

Le quartier a changé. Les dernières maisonnettes et petits immeubles qui accueillaient des Hirondelles disparaissent, et les Hirondelles aussi. Je me souviens de l’emplacement d’au moins cinquante nids. Il n’en reste pas cinq. La biodiversité se meurt dans ce quartier en mutation, moderne, cossu, propret, et dense. Il gagne en hommes. En humanité ? Pas sûr. Deux fois, trois fois plus d’hommes dans les mêmes rues, d’enfants dans les mêmes (petits) parcs, bouchonnant sur le même pont. Le quartier prend des allures de ville en miniature avec ses quartiers résidentiels riches, ses clapiers pour classes moyennes et ses cités cyniquement abandonnées à elles-mêmes, ses salles de spectacle et son pôle d’emploi tertiarisé, et même son quartier universitaire. Et tous ces petits mondes, juxtaposés, s’évitent avec autant de soin que d’effroi. Ils courent, tourbillonnent, sautent de dodo en métro et de métro en boulot, mais changent de trottoir quand ils se voient.
Et moi, je passe, j’arpente mon transect et dans le vacarme du tourbillon, je cherche un vague Verdier, un dernier Rougequeue, ou l’ultime nid d’Hirondelle de fenêtre, souvenir de ce qui fut, mais surtout de la part de ce qui fut que nous aurions très bien pu ne pas sacrifier bêtement.

Il re-paraît que cela fait de moi un réactionnaire. Re-tant pis.

7h 50. Je prends la direction d’Oullins. Changement de décor : des bords de l’Yzeron à la Cadière, voici la banlieue résidentielle verte, faite d’élégants pavillons « Belle Epoque » ou de maisons plus modestes, mais non sans cachet. Ici, les Mésanges bleue et charbonnière n’ont pas trop de souci à se faire. Je compte tout de même quatre Fauvettes à tête noire, encore des verdiers, des tourterelles…

Tiens ! Des Martinets à ventre blanc ! Les données commencent à s’accumuler dans le quartier, mais où diable pourraient-ils nicher ?
C’est que le Martinet à ventre blanc est un alpin ; mais depuis quelques années, il est descendu de sa montagne et profite çà et là de quelque haut immeuble comme falaise du pauvre. Reste à trouver lequel.

Plus intéressant : un Rougequeue à front blanc, vous savez, ce petit personnage au ventre orangé qui lance sa ritournelle dans les jardins bien pourvus en arbres creux. Voici, à la Bussière, les grandes résidences bâties dans les vieux parcs de maisons bourgeoises, et leurs vieux conifères. Ils accueillent la Mésange noire, la Mésange huppée et le Roitelet à triple bandeau ; bon, l’ambiance n’est pas alpestre, mais tout de même ! Cette verdure, cette présence des grands et vieux arbres « injecte » littéralement de la biodiversité dans la ville. Ces quartiers verdoyants sont une passerelle jetée entre la campagne, le plateau, les Monts même, et le cœur urbain. Que leurs arbres disparaissent et c’est Lyon qui perdra les oiseaux forestiers de tous ses parcs et petits squares, comme un scaphandrier soudain privé d’air. Vous avez déjà compris à quel point leur survie était déjà difficile…

Voici le résultat. A gauche, Gerland, à droite Oullins la Bussière. Cliquez et voyez:

DonneesGerlandOullinsAvril16

En bas à droite, vous avez vu ? Beaucoup d’espèces forestières. Peu communes, mais bien là. A gauche, il n’y en a pas une seule, et il n’y a pas non plus de mésanges, ou presque. En deux mots: ce qui manque terriblement à Gerland, ce sont les arbres, et notamment les arbres un tant soit peu âgés, avec des cavités.

Je ne me fais pas d’illusion ; nous sommes trop près du centre pour que ce coin d’agglo conserve longtemps ses arbres, ses parcs et sa verdure.
Densifions ! Densifions sans réfléchir ! Nous nous ruons sur ces quartiers pour leur « qualité de vie », et par ce mouvement même, nous détruisons ce que nous venions y chercher. Quant à lutter contre l’étalement urbain, vous plaisantez. Regardez donc les photos aériennes ! A Lyon, c’est double peine ; toujours plus dense et toujours plus étalée, affaissée, vautrée sur la plaine de l’est, les plateaux de l’ouest, et ce qu’il reste de vallée. Cette quadrature du cercle durera tant que nous fantasmerons le bonheur comme solidement corrélé au tonnage de chair humaine empilé au pouce carré dans nos « métropoles » fières de leur « taille critique ». Tant que nous n’élargirons pas le regard au-delà de l’échelle de LA métropole seule, nous conclurons que s’y entasser demeure le moindre mal. Et nous vivrons en de cauchemardesques clapiers.

Oullins, maison bourgeoise

Oullins, maison bourgeoise

Chronique d’une saison de terrain – 7 Un chevalier dans la ville

« Où est la nature là où règnent désormais le béton à hautes performances, le vitrage dynamique et les autoroutes de l’information ? » demande Fabrice Hadjadj.

Question pertinente.
Dans notre sphère mentale, c’est très clair : il n’en reste rien. Hormis le temps d’une jolie plaquette en papier glacé vantant « la nature en ville », il est entendu que notre environnement urbain est – doit être ? – propre, aseptique et sans mauvaises herbes. Les « services d’écologie urbaine » sont, souvent, peuplés de vétérinaires, pour qui l’animal sauvage n’est qu’une anomalie. Je reçois des coups de téléphone inquiets du « risque sanitaire » que représenterait le nid d’une pie dans un arbre.
A l’heure du grand empoisonnement par les pesticides, qui vient encore de faucher un mien cousin – trente ans – c’est le nid de pie qui serait « facteur de risque ».
On en rirait si ce n’était tragique.
Absents de nos pensées, absents de nos regards. Dans nos métropoles connectées, « écosystèmes d’entreprises innovantes misant sur la créativité d’équipes managées à l’heure du quatre point zéro », que sont les plantes et animaux sauvages devenus ?

Une fois de plus, c’est dans la ville que je vais – et que vous me suivrez, si le cœur vous en dit – affronter cette épineuse question. C’est encore un STOC. Décidément !
Un STOC, vous vous souvenez ? Deux fois deux kilomètres, dix points, cinq minutes par point, deux passages par point, avril et mai, et c’est pour les oiseaux communs. Voilà ! Le métier rentre.

Ce carré chevauche le confluent Rhône-Saône. Esquivant Confluence, il sème ses points de Gerland, à l’est, jusqu’à Sainte-Foy et la Mulatière à l’ouest. Deux fleuves, deux rives, deux mondes.
Sept heures vingt. Je commence à l’est. En pleine rue. Pas grand-chose, naturellement. Nos pelouses, nos arbrisseaux retiennent tout juste un merle, une Fauvette à tête noire, quelques Pigeons ramiers.
La suite me mène en un vrai parc. Conifères d’ornement, où chante – première bonne surprise – un Roitelet à triple bandeau. Grandes pelouses, bassins plantés, mais surtout des berges, de magnifiques berges laissées à elles-mêmes et à la dent du Castor. Car il est bien là, même si je n’en repère pas d’indices frais ; il gîte tout près, depuis des années. Il abat saules et peupliers, les souches rejettent, et les gros arbres laissent place à d’épais fourrés d’arbrisseaux. Tant mieux pour les colverts, les fauvettes, les merles et tous les autres. Le Castor, espèce architecte, a bien travaillé. Et voici quelques arpents de berge qu’on pourrait presque dire naturelle.

Berges du Rhône. Mon point 4.

Berges du Rhône. Mon point 4.

Sur le tronc d’un vieux peuplier échappé à la cognée du bûcheron du fleuve, un Grimpereau s’affaire, glisse son bec en fine pince courbe entre les crevasses de la vieille écorce. Un couple de Fauvettes à tête noire – gris, béret noir, chapeau roux – plonge avec insistance dans un buisson qui doit abriter le nid. A travers les arbustes encore non feuillés, mon regard plonge au cœur d’un petit monde vivant. Surprise : un cri aigu et liquide, un vol rapide, des ailes pointues, et voici un Chevalier guignette qui tout à coup se pose sur une branche aux trois quarts immergée. Le temps de hocher la queue, il disparaît.
Le passage de ce migrateur au bord du Rhône n’a rien d’exceptionnel en soi. Mais ça reste un chevalier. Un limicole – ce groupe d’oiseaux un peu mythiques des marais, des vasières, voire de la toundra. Là encore, c’est un bout de pure nature qui s’invite. Fraîche, spontanée, sans calcul.
Comme quoi c’est possible. Il suffit de relâcher un peu la pression.

Chevalier guignette (M. Szczepanek, Wikimedia)

Chevalier guignette (M. Szczepanek, Wikimedia)

Je rejoins l’autre côté du confluent. Quai Jean-Jacques Rousseau, un point paradoxal. Je suis au pied d’une magnifique balme boisée, étayée par ces vieux murs de soutènement faits d’arches en pierre dorée, et parsemée de grosses maisons bourgeoises. Un cadre délicieusement « Belle Epoque » qui tranche avec l’architecture ahurissante du quartier Confluence, en face… Une vraie forêt… et je n’entends rien, trafic routier oblige. Je ne retrouve pas l’habituelle Bergeronnette des ruisseaux. Rien du tout alors ? Si ! Un Geai, deux mésanges, un grimpereau. Le minimum… Dommage.

Je monte à présent par les rues de La Mulatière et Sainte-Foy. Voici des maisons centenaires et des cèdres qui ne le sont pas moins, des parcs et des jardins, des montées qui serpentent et de vieux murs. De vieux arbres ! Les roitelets, les grimpereaux ne se le font pas dire deux fois. Même le Pouillot véloce, qui lance son tip-tiap monotone du haut d’un peuplier. Enfin, la ritournelle sonore du Rougequeue à front blanc, sur fond de trilles de Verdiers. Un Faucon crécerelle glisse en silence au-dessus des pentes – d’où vient-il ? Sur ce point, ces deux dernières années, j’ai même entendu la Huppe fasciée. Pas aujourd’hui : peut-être au passage de mai ?

Mes derniers points m’entraînent dans un recoin de la ville méconnu, presque mystérieux. C’est une longue rue, un chemin accroché à mi-pente qui court de la Mulatière à la montée de Choulans. Il est tout bordé de somptueuses propriétés anciennes enfermées en de hauts murs. On devine des parcs magnifiques. Une sorte de village suspendu, riche et verdoyant. Des bois, des bois. Du reste, de vastes parts de cette côtière est inconstructible. C’est qu’elle a tendance à descendre toute seule d’un étage, parfois, comme en 1930 (15 morts). Difficilement, de la rue, je capte, évidemment, des oiseaux forestiers, roitelets, pinsons, Mésange noire. Mais ce n’est plus la ville.

Il est neuf heures. Le passage sur le carré est terminé. Vingt-sept espèces. Pas trop mal.

StocConfluentP1

Je me dirige maintenant vers le quartier du Point du Jour où il s’agit, non de faire un inventaire – il est trop tard – mais de reconnaître simplement des secteurs riches en gros arbres. Cela ne manque pas. Là encore, je croise geais, Mésanges des résineux, roitelets, grimpereaux, autour des immeubles et des villas anciennes. Malgré le bruit, quelle douceur ! Mais qui le remarque ?

Roitelet à triple bandeau (J. Lacruz, Wikimedia)

Roitelet à triple bandeau (J. Lacruz, Wikimedia)

La plupart des piétons que je croise, même au cœur des parcs, cache ses oreilles sous d’énormes casques. Ils courent au milieu d’arbres qu’ils semblent ne pas voir, et d’oiseaux qu’à coup sûr, ils n’entendent pas.
C’est la ville, ici, c’est sérieux. Ils ne sont vraiment pas sérieux, ces écolos qui prétendent qu’on devrait tenir compte, dans la planification urbaine, des besoins des roitelets et des grimpereaux. C’est la ville, ce n’est pas leur place ; ce n’est pas pour la guerre des moutons et des fleurs ; c’est une affaire de businessmen, de grandes personnes.
C’est à peine s’il y a dix ans qu’on tient un tout petit peu compte, parfois, à la marge, des besoins de la biodiversité dans nos villes. Sans jamais remettre en cause la dynamique de fond, l’idéologie de la concentration et de la densité. Permettez : nous parlons connexion, innovation, pôles, croissance. Des choses graves.

Et la nature disparaît totalement de nos têtes, avant que de le faire « pour de vrai ». Il est encore des oiseaux, mais nos oreilles sont bouchées. Il est encore un peu de Création tissée, tramée dans ces espaces les plus aménagés qui soient. Elle ne dérange même plus, nous ne la voyons plus, à moins d’aller sciemment, énergiquement à sa rencontre.

Mais elle nous manque. Elle manque à nos banlieues de cauchemar, à nos métropoles au bord de l’explosion, à nos métros où le couteau sort pour « un mauvais regard ». Elle manque à nos errances gavées d’antidépresseurs. Et nous ne savons même plus que c’est elle qui manque. Pourtant, une belle observation de Pic épeiche a le même effet anxiolytique qu’un Xanax. Ou presque. Vous me pardonnerez de ne pas avoir de source. Obs. pers. Voilà.

Nous avons oublié l’essentiel en nous croyant très sérieux. Nous avons l’air malin. Mais il n’est pas tout à fait trop tard. Vous avez vu ? Il reste encore quelques rougequeues, quelques grimpereaux, et même des castors. En cherchant bien, on doit trouver des moutons et des fleurs (je ne promets rien pour le baobab, ni l’éléphant, ni le boa).

On doit pouvoir se reconnecter à l’essentiel, retrouver le dessein du Créateur. Ce sera plus simple et plus compliqué qu’une « cartographie de la TVB du SCOT Grand Lyon », ce sera une conversion.

Chronique d’une saison de terrain 5 – Entrons dans le dense

Résumé des épisodes précédents : après avoir conjuré une colonie de Corbeaux en furie, converti – ou presque – un carrier à l’écologie intégrale et percé à jour le Secret de la Tête d’Or, l’auteur est sur la piste de la disparition des oiseaux communs, qui l’a d’abord mené au pied des monts du Lyonnais. Quelle sera la prochaine étape de cette quête palpitante ?

Oh, je vous vois venir. Vous vous demandez comment diable on peut encore « s’amuser » à compter les oiseaux, entre le scandale de Panama version 2016, le chômage et l’état d’urgence. Il y a toujours plus urgent, hélas, que de prendre soin des fondations, des murs, de la charpente, de la toiture de la maison commune, et c’est ainsi qu’on l’oublie.
Or, ces bases de la maison commune, c’est d’avoir encore, demain, de quoi manger, boire et respirer. Et avant même toute question économique, cela passe par de l’air, de l’eau et des sols non pollués, et des écosystèmes encore à peu près fonctionnels. Sans quoi tous les dollars du monde ne nous sauveront pas ; on dit le papier monnaie peu digeste.

Compter les oiseaux communs, ça sert à ça, à jauger où nous en sommes de ce point de vue.

Aujourd’hui, c’est donc de nouveau un STOC-EPS, un protocole scientifique de suivi de la biodiversité ordinaire ; pour les détails méthodologiques, je vous renvoie à l’épisode précédent. Et le décor sera la ville. (Sur cinq sorties, nous en sommes donc à trois en ville et une en carrière : le mythe de l’écolo payé à baguenauder dans la verte campagne en prend un coup.)

Ce carré-ci s’étend, de bout en bout, sur la ville de Lyon, et principalement sur Monplaisir. Il s’agit de quartiers récents, fortement concernés par la densification. On y trouve principalement des immeubles de moins de cinquante ans, quelques-uns plus anciens et encore quelques vieilles et belles maisons de ville, entourées de jardins qui prennent parfois les proportions d’un minuscule parc boisé. Les résidences neuves construites à leur place ont quelquefois préservé à leur pied les plus beaux arbres, et l’on trouve çà et là de superbes cèdres. Ailleurs, comme aux abords du boulevard des Tchèques et des Slovaques, de hauts immeubles remplacent d’anciennes usines, ce qui donne un tissu urbain beaucoup moins arboré, et une ambiance de plus en plus minérale.

Ce carré est donc situé sur un « point chaud » : quelle biodiversité peut-on attendre dans la ville moderne et comment réagit-elle à cette fameuse densification, mantra urbain de notre siècle ?

Il est 7 heures 30. Le premier point est situé au centre d’un petit parc urbain, à peine plus grand qu’un square, composé de gazon et d’une ceinture de grands arbres, surtout des conifères. Peu de diversité, pas d’herbes hautes, ni de buissons. En cinq minutes s’égrènent des classiques urbains : Mésange bleue et charbonnière, Pigeon ramier, Corneille noire, Pie bavarde. Un Rougequeue noir sur le toit d’une maison voisine. Seule véritable originalité du parc : un Geai, puis un Roitelet à triple bandeau qui pousse sa chansonnette suraiguë.
Je sais bien que le point ne dure que cinq minutes, mais je connais bien ce parc et je suis désagréablement surpris de ne plus y trouver la Mésange noire, petite mésange typique des forêts de conifères – abondante en montagne – et qu’on trouve assez facilement dans les résineux d’ornement qui parsèment Lyon. Ce n’est pas la seule lacune, et cela ne me plaît pas. A d’autres prospections, et pas à ce seul point de 5 minutes, je sais qu’elle tend à déserter le quartier.

Mésange noire

Mésange noire

Je poursuis mon chemin, intégralement à pied : il serait impensable de joindre les points en voiture et de trouver à se garer partout, surtout à cette heure-ci. Les points suivants sont en pleine rue. Ils mettent en relief la malédiction classique de l’ornithologie en ville : non seulement on n’entend rien, mais il semble qu’un destin capricieux s’ingénie à faire surgir tout à coup, lorsque vous avez cru saisir enfin un chant, le scooter le plus bruyant, le camion le plus ferraillant, le coup de klaxon le plus sauvage. En tout cas, il n’y a pas grand-chose hormis quelques merles, Rougequeues noirs et Pigeons ramiers. Pas trace du couple de Faucons crécerelles qui avait niché sur un immeuble il y a quatre ans.

Me voici au point 4, situé, par un amusant hasard, dans une rue que je prends presque chaque matin – à pied – et bordé de ces vieux jardins et maisons bourgeoises dont je parlais plus haut. Pas de chance : la Fauvette à tête noire et le Grimpereau des jardins que je sais présents ne se manifestent pas. Tant pis pour eux, on respectera le protocole et on ne les rajoutera pas « à la main » – éternelle tentation du STOCqueur déçu. Au prochain passage, peut-être, où je pourrai aussi compter sur le Rougequeue à front blanc, qui n’est pas encore revenu de ses quartiers d’hiver. Quoi qu’il en soit, les gros arbres et surtout le petit parc d’une grosse villa « Belle Epoque » abandonnée accueillent un petit noyau d’espèces forestières. J’y ai déjà trouvé le Pouillot véloce, le Rougegorge, le Roitelet à triple bandeau (présent aujourd’hui), le Troglodyte, le Geai ou encore le Pic vert. Et donc le petit Grimpereau des jardins, bout d’écorce au bec recourbé qui court les troncs à la recherche d’insectes.

Grimpereau des jardins

Grimpereau des jardins

Forcément : derrière les hauts murs, on devine un sous-bois d’arbustes et quelques superbes arbres morts. Or, rien n’est plus source de vie en forêt qu’un arbre pourrissant. En deux mots : ici, il y a bien plus de niches écologiques disponibles qu’ailleurs !

Je poursuis par des points de nouveau très urbains, dans un quartier de plus en plus dense et minéral. Les maisons de ville et les hangars sont remplacés par de hauts immeubles et les arbres se raréfient. Je contacte tout de même un peu plus de Verdiers que d’habitude. Le Verdier est un cousin kaki du Moineau, qui s’aventure en pleine ville tant qu’il trouve quelques arbres et surtout des graminées sauvages dont il fait ses délices. A condition, donc, que nous en laissions vivre.

Près d’un chantier, une affiche proclame : « Votre F3 ici (50, 83 m²). Un F3 ? Cinquante mètres carrés ? La densification vire à l’entassement. Et où sont les crèches, les écoles… les arbres ? Le parc le plus proche est déjà loin et ne se fait guère sentir, question oiseaux. La richesse par point tombe à cinq ou six espèces, les plus banales, les moins exigeantes. Moineau domestique, Pigeon ramier, Corneille noire, Pie bavarde, Merle noir, une vague Mésange charbonnière ou un Rougequeue. Le minimum du minimum.

Mon itinéraire dessine une sorte de boucle sur le carré. Il me ramène du côté du vieux Monplaisir, puis de nouveau de Montchat. Près de la villa des Frères Lumière, enfin, une Mésange noire ! Las, la voilà qui s’envole et file plein nord : peut-être une nordique en migration. Rien qui indique qu’elle s’apprête à nicher ici, dans les sapins du square. Pas de code atlas, donc. 9h35, le relevé s’achève. Dix-neuf espèces (Vous pouvez, si vous voulez, comparer ce tableau à celui de Thurins). Il s’agit du nombre de données et non du nombre d’oiseaux. Je n’ai pas vu un seul Grand Cormoran, mais un vol d’une quarantaine.

StocMonplaisirP1

Regardez en particulier les espèces bien représentées (au moins 4 données) et la foule de celles que je n’ai contactées qu’une fois…
Alors bien sûr, le protocole est loin de tout dire. Dans la rue qui passe par mon point 4, j’ai observé, en tout (mais aussi toutes saisons confondues) une quarantaine d’espèces dont peut-être la moitié se reproduisent.

Mais les faits sont là : l’urbanisme récent, même relativement « vert » et arboré, est un si grand défi à relever pour la biodiversité, que seule une maigre fraction est capable de « s’adapter ». Ne fantasmons pas « la nature en ville » : quand la ville est plus riche que « la campagne », de ce point de vue, ce n’est pas la ville qui est « verte », « nature » ou « éco » : c’est la « campagne » qui est devenue désert. Et cela arrive.

Mais, me direz-vous, cela n’est-il pas bien naturel ? Pourquoi s’inquiéter ? La ville serait la place de l’homme, celle de la nature est « ailleurs », et où est le problème ?

Le premier problème est que de proche en proche, la place de la nature n’est plus nulle part. C’est que l’emploi du mot « nature » est ici bien spécieux. Le monde ne peut être une sorte d’échiquier, à cases bien noires ou bien blanches, ici « l’homme » et à côté « la nature ». Tout est lié, tout est relié : il faut voir les écosystèmes comme un immense et fragile filet dont les mailles sont plus denses ici, et plus distendues là. Nos villes n’accueilleront jamais les neuf mille espèces de coléoptères qui hantent un seul arbre en forêt équatoriale. Mais vu la surface qu’elles recouvrent, la trame souvent continue, les murailles – songez à la vallée du Rhône – que dressent les « surfaces artificialisées » (villes, grand-routes ou ZAC…) il y a péril mortel, si tous ces espaces sont autant de coups de sabre dans la trame, de croûtes de béton et d’acier totalement stériles. Les réseaux sont rompus et ces coupures menacent les plus riches oasis de verdure ; ce n’est pas pour rien que l’encyclique Laudato Si mentionne expressément, au point 35, la grave problématique de la rupture des connexions écologiques.

Mais il ne suffit pas que nos villes laissent passer la faune comme par un tuyau. Il s’agit aussi, pour nous, de ne pas accepter d’habiter des cités où tout, l’homme excepté, serait mort. Vivrions-nous dans des blockhaus ? C’est pourtant à cela que nos villes tendent à ressembler, quand le béton et le verre étouffent le moindre brin d’herbe et condamnent le dernier moineau. Il s’agit non seulement d’une affaire de « qualité de vie » mais aussi, et même avant tout, d’un être au monde. Un être au monde écologique, un être au monde intégral ne peut se satisfaire de hanter une cité vidée du dernier oiseau, du dernier insecte, de la dernière fleur sauvage, y eût-il alentour une « réserve naturelle » où les voir comme empaillés dans une vitrine.
Nous serions hors sol, hors monde et hors Dieu. Hors du sol où s’enracine et où retourne chaque forme de vie, et donc dans le déni de notre propre nature de créature. Hors monde, parce que notre monde vit, autour de nous, sans nous, mais que nous dépendons de lui ; hors Dieu enfin, hors de Son projet, hors de la co-création, qui ne saurait consister à brûler tout ce qui nous fut confié.

Or, au cœur de nos villes, la vie est là ; réduite à quia, se raccrochant du bout des ongles, mais toujours là. C’est le message de l’aride « STOC-EPS ».
Il ne tient qu’à nous de lui ouvrir davantage nos rues, nos immeubles, nos parcs. Elle y a toute sa place.

Chronique d’une saison de terrain 3 – Allons donc au parc

J’ai quelque peu hésité avant de poursuivre cette chronique comme si de rien n’était. J’aurais pu intercaler une note chargée d’émotion et de solidarité très conventionnelle. Mais ça ne me disait rien.

Prière et unité vont de soi. Alors, inutile d’en faire jouer les grandes orgues.
Je ne vois rien à dire de plus là-dessus, hormis vous renvoyer à cet article de Koz Toujours et vous proposer de poursuivre, malgré tout, cette chronique d’un printemps à l’étude de la Nature. Car le printemps, malgré tout, arrive. Dire oui à la vie, c’est aussi le regarder, le sentir, y prendre part.

Lundi, il n’y avait toujours pas de vraie Nature au programme puisque j’étais dans un parc urbain. Le plus majestueux, le plus ancien, le plus célèbre de la ville. Il est très dix-neuvième siècle avec ses pelouses, ses massifs de roses, ses serres monumentales et son zoo « papa il é où le crôcrôdile ? ». Et quelques zones boisées un petit peu plus « naturelles ». En tout cas, il y a des oiseaux. Et si le gestionnaire du parc ne peut, certes, le transformer en authentique réserve toute vouée à la végétation spontanée, il ne lui est pas indifférent de savoir quelle vie sauvage il accueille là.

Procédons comme d’habitude par ordre.

Pourquoi être là ?
A cause de crapauds.
(Perplexité dans la salle)
Voici l’histoire. Il y a deux ans, on nous signale, à la surprise générale, une population de Crapauds accoucheurs qui chante tout ce qu’elle sait au beau milieu du chantier d’un nouvel îlot résidentiel. Séparée des congénères les plus proches par plusieurs kilomètres d’immeubles et d’avenues. Sur ce chantier les soirs de juin, il règne une irréelle ambiance campagnarde, quand la trentaine de Crapauds dégaine sa petite flûte de Pan. (cet enregistrement n’a pas été réalisé là-bas, naturellement)

Alyte accoucheur (2)

Du coup, bien sûr, branle-bas de combat : d’abord, parce que c’est la loi, que de protéger le patrimoine vivant de tous; et aussi parce que c’est comme si l’on avait découvert que la bicoque promise à la démolition était en réalité une chapelle ornée de fresques du onzième. En mieux, parce que la chapelle, là, est vivante. D’où intégration en catastrophe au projet – les études n’avaient rien vu – du nécessaire pour permettre à ces invraisemblables Robinsons de conserver leur île : quelques mares, des murets, des tas de pierres. L’Alyte (le vrai nom de l’accoucheur) n’est pas difficile. Et si tout va bien, dans quelques années, au balcon du nouveau quartier, les enfants l’entendront encore chanter.
Et le parc ? Et bien, figurez-vous que lorsqu’on porte atteinte à l’habitat d’une espèce protégée, surtout si peu banale, cette atteinte, si elle ne peut être évitée, doit être réduite et compensée – il ne suffit pas de reconstituer vaille que vaille l’existant : un coefficient impose de faire un peu plus, pour tâcher de remédier aux conséquences plus diffuses mais bien réelles : des crapauds tués, les survivants qui voient leur monde bouleversé, tout ce qui fait qu’on ne peut sans dommages « couper coller » un milieu naturel. Parmi ces compensations, il y avait le suivi des Alytes les plus proches, ceux de notre fameux parc. Lequel en profita, afin de mener une démarche cohérente et globale en faveur des bestioles, pour solliciter une remise à jour de l’inventaire « oiseaux » des abords du plan d’eau et des mares. Où il n’y a – je vous rassure – pas la queue d’un craucraudile.

Et voilà comment je compte les oiseaux pour compenser les crapauds ! Vous avez suivi ?
Ensuite. Comment procéder ?

Il s’agit d’un suivi oiseaux. D’un suivi de l’avifaune des milieux humides. Aussi le protocole est-il basé sur un circuit autour du plan d’eau. C’est un cas simple : on veut « tout savoir » dans un espace assez restreint pour se permettre cet objectif. On va placer des « points d’écoute » et des « transects » : en fait, on va passer partout, et noter tout ce qu’on entend, mais en six points, de plus, on va rester sur place. Dix minutes. Yeux et oreilles en alerte. Rien ne nous échappera.

Le point d’écoute est la base, le fondamental de l’inventaire « oiseaux ». Il impose à l’observateur de rester sur place, un temps fixe : 5, 10 ou 20 minutes, ce qui « augmente la pression d’observation » en certains points échantillons. La méthode a été définie et calibrée par des publications scientifiques: on a une idée fiable du % de la biodiversité réelle qu’on va toucher, en fonction du temps passé sur chaque point. On ajuste, donc, selon les besoins. Un de ces jours, je vous parlerai du modèle « 5 minutes ». Mais pour cette fois-ci, j’emploie une version avec des points de 10 minutes, ce qui permet déjà de contacter bien 80% des oiseaux vraiment présents. Sans doute plus dans un parc, milieu assez pauvre.

Assez pauvre pourquoi ? Parce qu’un parc, surtout « très entretenu » comme le sont ces vieux parcs Second Empire, offre trop peu de niches écologiques. Trop peu de buissons, trop peu d’arbustes à baies, d’herbes folles, de sous-bois, d’essences variées. Trop de gazons tondus ras, d’allées goudronnées, d’arbres exotiques que nos oiseaux et nos insectes peinent à utiliser. En fin de compte, trop peu de gîte et de couvert. C’est ainsi. Ce sont les attentes « du public », pas toujours averti, cependant, du prix écologique de la pelouse de son pique-nique. C’est très beau, très ordonné, mais presque rien ne peut y vivre, autant le lui faire savoir. Informé, il arrive qu’il remodèle ses attentes.

Comment va-t-on noter ce qu’on voit, ce qu’on entend ?

Sur le carnet, on note plus qu’une liste d’espèces. Un effectif, bien sûr, mais surtout des comportements. Ils nous révèlent ce que l’oiseau est venu faire là. Est-ce un hivernant qui s’attarde avant de rejoindre des cieux plus nordiques ? Un migrateur qui ne restera pas ? Ou prépare-t-il sa reproduction ?
L’oiseau qui chante n’est pas là pour annoncer au jogger le retour du printemps. D’abord, le jogger n’entend rien, puisqu’il a le casque aux oreilles. Chanter – la forme de vocalisation précise qu’on nomme chant, et pas n’importe quel cri – signifie deux choses :
Petit a : « Mesdemoiselles, c’est moi le plus beau, le plus fort, le meilleur père possible, qui vous garantit la nichée la plus réussie ! »
Petit b : « Messieurs, blancs-becs et autres sagouins : propriété privée, les contrevenants seront poursuivis ! »

En d’autres termes, le chant est un indice de cantonnement – de défense de territoire en vue de la nidification. L’oiseau qui défend un territoire en vue de sa reproduction est dit cantonné. On le note comme tel. C’est le « code atlas 3 ».
Veuillez noter: le riz, lui, est cantonais. C’est pour cela qu’il ne se reproduit pas dans votre assiette mais aurait plutôt tendance à en disparaître.
On pourra aussi observer carrément le couple (d’oiseaux, pas de riz). Des parades. Des accouplements. Les oiseaux en train d’explorer une cavité dans un tronc, voire d’y transporter des brindilles ou de la mousse. Jusqu’à ce cœur de la saison de nidification où l’on observera la femelle en train de couver, les allées et venues de nourrissage de la nichée, les oisillons. Ce seront les codes 4, 6, 10, puis 16, 18, 19. C’est plus simple pour l’analyse des données, mais on y perd en poésie.

Rougequeue noir nicheur ! CF

Un Rougequeue noir insecte au bec ? « Transport de proie pour les jeunes », code atlas 16, nidification certaine !

Passage après passage, je me trouverai donc en possession, point par point, inter-point par inter-point, de relevés m’indiquant, pour chaque espèce, qui – et combien – faisai(en)t quoi, et à quelle date. Ce qui me donnera un aperçu assez précis du nombre de couples de chaque espèce qui s’est reproduit, ou a tenté de le faire, sur chacun de ces sous-secteurs.

N’anticipons pas, mais vous avez déjà compris : il suffira de croiser ces données avec ce que l’on sait de l’habitat (boisement et de quel genre, prairie, bord de lac…) pour avoir une vision assez fine des raisons de la présence et de l’abondance de telle ou telle espèce, des atouts écologiques et des lacunes des différents milieux, et pour le gestionnaire, des aménagements, des changements de pratiques qui pourraient rendre son parc encore plus riche.
C’est aussi en multipliant les suivis de ce genre, sur toutes sortes de milieux, qu’on finit par savoir pourquoi telle espèce décline et telle autre pas ; c’est ainsi qu’on peut démontrer, quantifier, mesurer, décrypter la responsabilité de l’homme dans la perte de biodiversité, et les moyens d’y remédier.

Me voici sur mon premier point. Il fait beau, mais froid avec du vent. C’est fâcheux. Le vent n’est pas seulement glacial, il brouille les pistes. Les oiseaux chantent moins et s’entendent moins. Il faudra faire avec.

Trois Hirondelles rustiques moucheronnent au-dessus du lac. Ce sont mes premières de l’année. Ce n’est pas franchement précoce, le coup de froid a clairement retardé ces chasseuses d’insectes en vol, contraintes de suivre l’arrivée de la douceur, qui réveillent leurs proies.
A part ça, il est tôt pour découvrir des migrateurs de retour. J’observe plutôt les sédentaires, nos compagnons de toute l’année. Il y a là des espèces « généralistes », du genre qu’on trouve un peu partout, comme le Merle noir, la Fauvette à tête noire – cet oiseau que personne ne connaît, mais qui est l’un des plus communs et abondants de France – et bien sûr la Mésange charbonnière. Mais aussi pas mal d’espèces franchement forestières, comme la Sittelle, qui va et vient sur les troncs la tête en bas, le Grimpereau des jardins ou encore le Pic épeiche, qui, faute de savoir chanter, tambourine sur une branche morte sur un rythme calculé. « Tadadam, et je les rends toutes folles de moi », un peu comme dans nos rave-partys quoi. Ce sont des oiseaux forestiers banals malgré tout, les moins exigeants, ceux qu’on peut trouver dès qu’il existe quelques grands et gros arbres. Partout, ce sera le même schéma : plus un milieu est simplifié, dégradé, appauvri par les « aménagements » humains, plus on y trouvera les plus banales, les plus communes, les moins exigeantes des espèces liées à ce grand type de milieu. Et plus celui-ci, au contraire, aura préservé sa naturalité, c’est-à-dire sa complexité, que nous savons si mal reproduire, plus on y trouvera les espèces « spécialistes », à la niche écologique étroite. Celles dont le foisonnement fait toute la beauté de la biodiversité.

Pic épeiche CDA (4)

Il est encore un peu tôt pour observer cette scène de nourrissage chez le Pic épeiche (notez la calotte rouge du jeune)

Un cri rauque descend tout à coup du ciel bleu : une Alouette des champs en migration, invisible à haute altitude.

Sur un point suivant, une troupe de grives glisse vers le nord, tandis qu’une autre chante dans un grand arbre. Une même espèce, des migrateurs, un possible nicheur local. Je capte même un Gros-bec et un des derniers Tarins des aulnes, qui fuient vers le nord. Il leur faut vite rejoindre leur territoire, avant leurs congénères et concurrents !

Presque partout résonne le rire du Pic vert. Ce n’est pas un forestier, lui ; il se nourrit de fourmis, qu’il vient chasser dans l’herbe. Mais, comme Pic, il apprécie les arbres. Et donc la forêt claire, les parcs, le bocage : c’est une espèce des milieux semi-ouverts.

Près de la berge, je note une Berge…ronnette. Ventre jaune soufre, chant plus liquide, c’est une Bergeronnette des ruisseaux. Pas sûr qu’elle niche près de ce lac un peu turbide ! Les couples de Colverts sont formés, les Poules d’eau (officiellement, les « Gallinules poules-d’eau« ) déambulent sur leurs longues échasses verdâtres. Un Héron cendré qui pêche dans un canal se laisse approcher à dix mètres.

Héron cendré

Et moi, je note. J’utilise une application mobile pour cela : elle enregistre, avec la donnée, une localisation GPS. Ce n’est pas une poétique flânerie. Il s’agit d’avoir l’œil, et l’oreille. Aux aguets, celle-ci souffre des innombrables bruits parasites : véhicule de service, marcheurs, et vacarme urbain qui ne cesse pas. Je note le couple de Grimpereaux des jardins qui parade, la Mésange bleue qui entre dans le trou d’un platane. Une première analyse se dessine à travers la distribution des groupes d’espèces, des « cortèges ». Rien de bien compliqué d’ailleurs dans ce genre de milieu !

Voici enfin le point le mieux placé pour compter la petite colonie de Hérons cendrés installée sur une île boisée inaccessible au public. Je note 14 nids. Bizarrement, sur deux d’entre eux, on voit très bien des poussins (4 et 3) déjà bien grandets et emplumés, qu’on dirait prêts à l’envol, tandis que sur tous les autres on voit seulement l’adulte couver ! Ces deux couples ont dû pondre avec beaucoup d’avance… pourquoi ?

Au total, je relève, en un peu plus de deux heures, 42 espèces, et un total de 167 données.

Tout cela est bien homogène. Les points vraiment boisés ne se distinguent guère que par la présence du Troglodyte mignon, minuscule oiseau roux qui hante le sous-bois, lorsqu’il existe. L’effectif par point est, lui aussi, assez stable : 15 à 17 espèces. Globalement, des densités élevées d’espèces très communes et de bien plus rares espèces plus spécialisées. Je m’étonne en particulier du peu de contacts avec le Pic épeiche : manque de vieux arbres favorables ?

En totale rupture avec l’esprit Laudato Si, j’avoue, ce jour-là, ne pas avoir été trop étreint d’émerveillement. D’habitude, pourtant, je sais goûter les « belles obs », même d’espèces assez communes, jusqu’à rendre grâce pour tout ce bruissement de vie. Le cœur n’y était pas. Peut-être juste à cause du froid. Ou du dépit de savoir qu’il faudra, là, tout de suite, replonger dans la ruche vrombissante des hommes. On l’entend trop, dans ce parc. Il n’en protège pas.
Non, ce matin, il n’y avait que le travail. L’oiseau vu à travers la technique. La science. C’est bien, mais un peu aride.

Chronique d’une saison de terrain – 1 – Des corbeaux qui ne volent pas à l’envers

Ce matin, miracle ! il ne pleut pas et il n’y a pas de vent. C’est le moment d’aller arpenter les vertes campagnes à la recherche d’une biodiversité préservée.

J’ai donc sauté dans mes chaussures, mis sac au dos et pris… le tram. Puis le métropolitain. Qui m’ont cahoté jusqu’au croisement de deux avenues bordées de hauts platanes et là, j’ai commencé à compter les corbeaux.

Et tout de suite le romantisme du beau métier qui vous permet d’être au contact avec la nature en prend un coup.

Pourquoi les corbeaux ? Pourquoi le croisement de deux avenues ?

Le corbeau. Tout le monde sait reconnaître le corbeau ! Voire. En ville, ce que vous voyez dans 95% des cas, ce sont des corneilles (à la campagne aussi d’ailleurs. Enfin pas 95, mais beaucoup). La Corneille est toute noire, du bout du bec à celui de la queue. Elle croasse plutôt aigu, et profère à l’occasion tout un vocabulaire déconcertant. Elle niche en haut des arbres, dans un solide berceau de branchages, et – c’est important – toujours seule. Enfin. En couple isolé, quoi. Comme les pies, et comme la plupart des oiseaux. Elle défend un territoire autour du nid, face à ses congénères et aux prédateurs potentiels, et gare là-dessous. L’homme déteste les corneilles, pour plusieurs raisons, mais principalement deux. La première est qu’elle est noire. La seconde est que la Corneille est intelligente. Assez, en tout cas, pour profiter de nous d’une manière vexante. Un célèbre hebdomadaire national y a d’ailleurs consacré une couverture demeurée célèbre, bien que laissant à désirer question identification des espèces. #RetirezMoiPhotoshop

PointCorneilles

La corneille, en effet, doit la rapide progression de ses effectifs nicheurs urbains à sa capacité à se nourrir de jambon, de frites de maquedau et de tous ces mets dont, rien qu’à nous observer, elle devine l’incomparable savoureux. Notons quand même qu’à l’échelle de tout le pays, sa « pullulation » est plus qu’à relativiser.

Mais revenons au Freux, notre vedette du jour. Il est noir aussi, fait la même taille, mais se distingue par la face et le bec blancs (en fait, déplumés). Adepte comme la corneille du commandement « croassez et multipliez-vous », il pousse un cri plus grave et moins varié. Il niche en colonies de quelques nids à plusieurs centaines, quand on lui fiche la paix. Pour Linné, c’est Corvus frugilegus, et vous pouvez le surnommer Corbeau-des-fruits-et-légumes : ce n’est pas lui qui va pirater vos sandwichs (ni les poussins des merles du jardin). Il se contente benoîtement de fouir dans les champs, ce qui lui vaut quelques inimitiés paysannes, un peu exagérées du reste ; sauf de manière très ponctuelle, l’impact du freux est bien faible.

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Bon, mais alors que fiche-t-il en ville ? Et bien on ne sait pas trop. Nicher en colonies, c’est sûr, est une assurance anti-prédateurs, une sorte de mise en commun de la défense. Nicher en ville aussi : avenue de Saxe, les martres sont rares et les Autours à peu près absents. Restent les chats, qui grimpent rarement à de telles hauteurs. La colonie urbaine est donc virtuellement invulnérable… C’est sans doute la raison de base de cette irruption, relativement tardive d’ailleurs (pas avant les années soixante).

Sauf qu’évidemment, ce n’est pas du goût de tout le monde. Et pour peu que monsieur le maire niche lui aussi, pardon ! ait son bureau juste derrière la fenêtre qui donne justement sur un arbre peuplé de cinq beaux et gros nids tous occupés, les services municipaux ont vite fait de voir rouge.

Et voilà comment ils mandatent une association pour, à tout le moins, tâcher de faire le point : les corbeaux, combien sont-ils, que veulent-ils, quelles sont leurs revendications, est-ce un drapeau de l’EI qu’on voit là dans l’arbre, non, c’est juste un autre corbeau.

Les Freux commencent à nicher en mars. C’est-à-dire qu’au début du mois, ils retrouvent les vieux nids et les rafistolent – les « rechargent » de brindilles – avant de pondre. Les feuilles n’étant pas sorties, c’est le moment d’aller compter combien, parmi ces nids, ont retrouvé leurs chiffons noirs (le corbac en personne), indice d’une nichée à venir. J’en ai dénombré, ce matin, soixante-dix-sept sur quelques kilomètres d’une avenue cossue (je vous assure que là, ils ne volent pas à l’envers) et plusieurs tronçons annexes. Toujours aux fourches des platanes.

Le résultat brut est une carte comme celle-ci (illustration non contractuelle et tout et tout).

FreuxMars16

L’objectif de tout ça ? Suivre la dynamique des principales colonies et évaluer le résultat des opérations de retrait hivernal des nids, une mesure simple censée dissuader les oiseaux de faire l’effort de se réinstaller.
C’est qu’à moins de pratiquer une destruction massive de ce qui n’est pas loin d’être le seul signe de biodiversité dans ces quartiers complètement minéraux et de parachever le tout en coupant les arbres, pour être sûr que les Freux ne reviennent pas, réduire un peu les « nuisances » (ou perçues telles) n’est pas une mince affaire. Et justifie du doigté, et de la connaissance.
L’idéal serait de repousser graduellement les oiseaux vers des rideaux d’arbres accueillants situés hors zone habitée, sans pour autant les concentrer trop près des champs. En effet, plus la colonie est loin en ville, plus les oiseaux se dilueront dans l’espace rural pour s’y nourrir et leur impact sur les cultures deviendra carrément imperceptible. Encore faut-il y arriver.
L’effarouchement ? En général, ça donne ceci :

ballons_corbeaux

Vu son peu d’efficacité, ce dispositif pourrait à la rigueur passer pour une œuvre de land-art avant-gardiste et se revendre des fortunes au profit de la protection des sales bêtes noires et qui croassent.
Autre possibilité : des hauts-parleurs braillant des cris ou une pétarade, ce qui ravira, à n’en pas douter, les riverains remontés contre le Freux en raison… du bruit.

L’élagage est encore la seule solution efficace (éliminer les fourches utilisables par les Freux) mais elle est coûteuse et fatigue énormément l’arbre. On ne peut donc y recourir que de manière limitée.

D’ici là, reste à savoir vivre avec le Freux. Le quartier compte cent mille habitants. Les corbeaux sont environ cent cinquante… Hors quelques mésanges, moineaux et ramiers, ils sont presque les seuls oiseaux à annoncer le retour du printemps. Dans quoi voulons-nous vivre ?

Toutes ces questions agitent, alors qu’on remonte l’avenue vociférante, braillarde de ses klaxons, de ses sirènes. Un décor de marteaux-pilons. Là-haut dans les grands arbres, les corbeaux, indifférents, apportent une brindille. Le miracle de la vie s’apprête à se perpétuer une fois de plus. A l’étage du dessous, la mésange glisse dans le trou d’une branche. Encore un printemps. Encore un cycle. Encore un tour. Combien de temps la vie aura-t-elle le dernier mot?

Protection de la Nature: nous sommes-nous plantés ?

Voilà maintenant plusieurs décennies que les associations de protection de la nature travaillent, souvent loin des yeux du public, à tâcher d’enrayer la perte de biodiversité.
Quelques oppositions frontales spectaculaires, quand la gravité des enjeux passe les bornes, voilà généralement tout ce qu’on en voit, et rien du tout du travail de fourmi de connaissance, de protection au quotidien et surtout, surtout, de concertation et de conciliation.

Pour protéger: d’abord connaître

Pour ce qui est de la connaissance, j’ai déjà parlé à de nombreuses reprises de l’outil le plus répandu actuellement, la base participative de type Visionature Celle-ci, en France, représente actuellement 38 millions de données, ou bien entre 100 000 et 300 000 par an et par département. Ceci uniquement pour la faune sauvage et pour les groupes d’espèces disponibles à la saisie sur les sites locaux Visionature, coordonnés par la LPO ou d’autres associations.
Cette connaissance, très majoritairement issue de travail bénévole, validée par le travail de vérification des experts associatifs, eux aussi bénévoles ou salariés, est matérialisée, par exemple, par le nouvel Atlas des oiseaux de France, tout récemment publié : c’est le troisième dans notre pays, les précédents datant de 1976 et 1992. Ou les atlas régionaux, comme celui des Amphibiens et reptiles de Rhône-Alpes.
Et comme ces bases et ces enquêtes sont participatives, cette connaissance est recueillie en toute transparence.
C’est elle qui, ensuite, décide l’association à tenter de combattre, atténuer ou accompagner tel projet destructeur pour la biodiversité, et certes pas une vague « idéologie ».

Concilier, échanger, discuter…

Voilà pour la connaissance. Quant à la protection, celle de tous les jours, celle qui ne fait pas les gros titres, ses formes sont si diverses que je ne pourrai citer ici qu’une poignée d’exemples.
Ce seront, par exemple, les innombrables programmes de travail avec les agriculteurs, les « mesures agri-environnement » – en tous milieux, de la plaine à la montagne, des grandes cultures aux vieilles pâtures, des marais au bocage. Couverts végétaux spécifiques, plantation de haies, réduction des intrants, conservation de saules têtards, surveillance et sauvetage des espèces nicheuses au sol, que sais-je. Qui sait, hors réseau LPO, que chaque année, le travail de terrain mené aux côtés des agriculteurs permet de sauver plus de mille nids de Busards des roseaux, cendrés et saint-martin de la moissonneuse ? Que le même genre de travail en commun a, temporairement du moins, stoppé la chute verticale des effectifs d’Outarde canepetière, le plus extraordinaire oiseau des champs de notre pays ?


Outarde canepetière

Moins « glamour », mais tout aussi remarquable est le travail mené aux côtés des exploitants de carrières (alluvionnaires ou de roche massive).
Ces milieux étranges offrent à des espèces rares des « habitats de substitution », c’est-à-dire des ersatz, des remplaçants de leur environnement préféré dans la Nature, où l’homme l’a parfois fait disparaître. Le Petit Gravelot, l’Oedicnème, les sternes y retrouvent les plages de galets absents de nos grands fleuves « maîtrisés ». Le Guêpier, l’Hirondelle de rivage creusent leur terrier dans les fronts meubles des gravières. Enfin, pour le Hibou grand-duc, une carrière de roche massive est une falaise comme une autre… jusqu’au tir de mine. Imaginez la technicité, la virtuosité presque, nécessaire pour sauvegarder la reproduction de ces espèces au beau milieu de l’exploitation, sans paralyser celle-ci. Un coup d’œil aux fiches techniques de la LPO Alsace, par exemple, vous en donnera un aperçu.


Petit Gravelot

C’est pourtant la routine, désormais, pour les associations. Le conflit n’intervient qu’en dernier recours.
Citons encore le Guide biodiversité et bâti de la LPO Isère qui décline de la manière la plus opérationnelle 18 démarches de protection de la Nature en ville : toitures végétalisées, nichoirs incorporés aux immeubles, entretien des espaces verts, etc.

Encore ne puis-je, faute de place, aborder l’éducation à la Nature et les milliers et les milliers d’animations destinées à faire découvrir à tous les publics imaginables les mécanismes qui régissent la fragile biodiversité qui nous entoure.

Tel est le quotidien de nos associations : l’opposition irréductible est loin de représenter le quotidien. Celui-ci est fait d’un patient travail de mise à jour des connaissances et surtout d’actions de protection en partenariat, en collaboration avec l’ensemble de la société civile. Inlassablement, c’est la conciliation avec les activités existantes qui est recherchée, avec à la clé une somme de travail proprement astronomique en termes de négociation, de réflexion, d’étude, de suivi, de technicité.
Tout cela pour une protection de la biodiversité que l’on espérait compatible avec « l’économie » telle qu’elle se présente dans notre monde. Des compromis qui satisferaient tout le monde et ne sacrifieraient personne.

… Et ça n’a pas marché

Et c’est là, que, semble-t-il, nous avons eu tort. Non pas tort de faire ce que nous avons fait, mais de penser que cela suffirait à stopper la chute.
Pas question de condamner en vrac et en bloc tout le travail accompli. Nous y avons cru et il était parfaitement normal d’y croire. Seulement, nous le savons, toute action doit être évaluée. Avons-nous atteint notre but ?

Au vu des chiffres, la réponse est clairement : non. En dépit d’un engagement intense et omniprésent, nous n’avons réussi qu’à freiner quelque peu la perte de biodiversité. C’est déjà pas mal, me direz-vous : sans cette action, la Cigogne blanche, le Faucon pèlerin, le Hibou grand-duc, la Loutre, le Blaireau et bien d’autres encore ne seraient plus qu’un souvenir depuis au moins vingt ans. Mais l’effondrement des effectifs des espèces communes en atteste : la tendance de fond est toujours à la disparition de la biodiversité la plus ordinaire à l’échéance de quelques décennies. Répétons-le encore : la planète a perdu 50% de ses vertébrés sauvages en moins de cinquante ans.

Aussi devons-nous dès à présent affronter ces chiffres et ouvrir le débat : à quoi aboutirons-nous, si nous nous en tenons exclusivement à cette démarche de conciliation technique avec l’expansion sans fin du béton, de l’artificiel, du tout-productivisme ? L’atténuation des conséquences que nous négocions âprement suffit-elle à atteindre notre but : enrayer la perte de biodiversité ? La réponse est clairement : non. Les données prouvent que cela ne suffit pas. Nous avons fait tout notre possible – et même plus – en suivant une voie, elle ne nous a pas menés où nous espérons. La course à l’abîme est plus rapide, plus puissante que nos efforts pour l’en détourner.
Nous nous sommes laissé absorber, digérer par les rouages technocratiques de la société productiviste. Elle nous confine au rôle de rouage vert qui n’empêche rien, et qui ne remplit surtout plus son vrai rôle, celui pour lequel il est né. Cela ne peut plus durer.

Nous en sommes déjà à constater que le problème réside dans « nos modes de vie ». Mais allons-nous reporter sur eux la politique du petit effort de concertation ? Les « modes de vie » ne changeront que si les principes de vie, les paradigmes qui les engendrent évoluent eux-mêmes.

Il faut oser changer les coeurs

Appelons cela comme on veut : le productivisme, le déploiement phénoménal de technique et d’énergie au service exclusif de la course effrénée au profit, le paradigme technocratique, admirablement synthétisé dans Laudato Si, se traduisent par des choix des entreprises, des Etats, des citoyens… follement supérieurs à ce que les « ressources naturelles », et notamment les écosystèmes, peuvent fournir sans s’effondrer. La « conciliation » qui ne remet pas fondamentalement en compte l’attitude extractiviste échoue, c’est le constat, à rétablir l’équilibre. Cette attitude, en effet, ne connaît aucune limite, aucun frein. Elle est, de par ses outils mentaux, hors d’état de prendre en compte la résilience de fragiles systèmes vivants, ou même la très terre à terre finitude d’une ressource. Nous manquons chroniquement de moyens; ceux-ci sont même repartis, et drastiquement, à la baisse. Il faut à présent affronter cette réalité: les moyens nous manqueront toujours, parce qu’une société dominée par le paradigme technocratique au service de l’appât du gain ne nous les octroiera jamais. Elle ne fera jamais le choix de sauver la biodiversité. Elle ne pourra jamais le faire, parce qu’elle est incapable d’en comprendre l’enjeu, autant que de mettre une limite à sa voracité. Pour qu’elle y consente, il faudrait que « ça rapporte », autrement dit, que cela lui permettre de croître encore en force, en emprise, en intensité… et en fin de compte, en impact. L’auto-contradiction est flagrante. Rien ne sera possible sans renverser ce paradigme, d’un bout à l’autre de la Terre et de l’humanité.

Le pire serait de croire que « l’homme ne changera jamais ». Il a déjà beaucoup changé. Il y a mille ans, l’homme occidental se donnait pour but le salut, dans une perspective chrétienne. Etait-ce mieux ou moins bien, n’est pas le sujet : c’est simplement la preuve que le paradigme actuel n’est pas inscrit dans nos gènes. Il n’a pas toujours existé : il n’est donc pas éternel.

Nous ne pouvons plus évacuer, à l’échelle de nos associations, la question de la compatibilité de nos objectifs avec ce paradigme dominant. La biodiversité ne sera sauvée que si celui-ci change, au profit de principes de sobriété, de simplicité, d’un rapport réellement mesuré avec le reste du monde vivant. C’est un travail vertigineux. Mais beaucoup de citoyens, y compris chez les plus pauvres, s’y sont déjà attelés. C’est celui auquel nous appellent aussi bien des figures de « Charlie » que le pape François. Nous ne devons pas abandonner, dans l’intervalle, notre travail quotidien d’urgentistes de la Nature. Lui seul offre l’espoir qu’il restera quelque chose à sauver, quand la conversion écologique du monde sera accomplie. Mais il nous faut aussi être de ceux qui réfléchissent et portent un autre projet politique, d’autres façons d’être au monde, qui seront, enfin, adaptées à la fragilité de la biosphère.

Ce n’est pas dans nos habitudes. Nous avions pu croire que ce n’était pas de notre ressort. Aujourd’hui, les faits, les données, les réalités de notre métier l’imposent.

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