Il y a un an presque jour pour jour, j’avais publié ici un premier billet expliquant comment l’on déterminait quelle espèce justifiait d’être protégée, jusqu’à quel point et de quelle manière.
L’actualité me donne l’occasion d’enchaîner sur le thème : « comment ces diables de khmers verts, d’idéologues bobos citadins, peuvent-ils prétendre qu’il y a de la biodiversité ici et pas là ? Et les oiseaux ? Les oiseaux en France ? tout le monde le sait, il y a : les moineaux, les pigeons, les corbeaux. Et puis il y a les vautours et les cormorans depuis que les écolos en relâchent. »
Le compte est juste. A deux zéros près : il y en a 357, et encore, en se restreignant aux espèces régulièrement présentes. Chaque année, on voit débarquer des raretés, égarées d’Asie ou d’Amérique au hasard d’une tempête, non incluses dans ce compte. Ces surprises ornithologiques ont leurs spécialistes : les plus chevronnés d’entre eux affichent ainsi une liste d’espèces vues en France qui dépasse les 480.
Et tout ceci pour la seule métropole, bien entendu. La liste complète des oiseaux de France, outremer inclus, dépasse largement les 3300 espèces.
Comment sait-on tout ça ?
La France métropolitaine dispose, depuis deux mois, d’un nouvel atlas de ses oiseaux.
C’est le troisième du nom. Le premier remonte à 1976, le second à 1992. Le numéro trois se base sur des prospections réalisées entre 2009 et 2013 et intègre, cette fois-ci, la répartition des espèces en saison de reproduction et en hiver. Car, bien souvent, ce n’est pas la même, évidemment ! Sans parler des migrateurs au long cours, qui nous quittent tout à fait pendant une partie de l’année, beaucoup d’espèces, pour diverses raisons, n’occupent pas les mêmes quartiers en hiver et au printemps.
Le nouvel atlas compte deux épais volumes, et pour vous, rien que pour vous, je me suis plongé dans les longues pages d’introduction et de synthèse qui précèdent les monographies des différentes espèces. Ce sont des pages, il faut bien le dire, qu’on lit à peine plus souvent que les conditions d’utilisation de Facebook. A tort !
Les oiseaux de France en 2016 : un tour d’horizon
Comment donc a-t-on procédé ?
Pour commencer, on a divisé la France en mailles de 10×10 kilomètres.
Ensuite, on a lancé les bénévoles à l’assaut des cartes. Plus de 10 000 observateurs ont contribué à l’enquête, coordonnée par la LPO et le Muséum d’histoire naturelle.
Allons, ne nous attardons pas : vite au bilan !
La France métropolitaine compte désormais, à ce jour, 305 espèces d’oiseaux nicheuses – c’est-à-dire : qui tentent au moins de se reproduire sur notre territoire.
A ces 305 espèces nicheuses, ajoutez-en 52 présentes uniquement en hiver, et vous retrouvez les 357 annoncées en début d’article.
Affinons le décompte :
(Par « printemps, été, hiver » il faut entendre les saisons au sens du cycle vital des oiseaux, non du calendrier. Le Pluvier argenté, par exemple, se reproduit au bord de l’Océan arctique, et nous revient dès début août, une fois sa nichée élevée : du point de vue de son cycle biologique, c’est déjà « l’hiver »).
Où trouve-t-on tout ça ?
Une maille accueille en moyenne 78 espèces nicheuses. Le record est de 143 espèces nicheuses. Il n’est atteint que sur un tout petit nombre de secteurs d’étangs ou de marais. Car bien entendu, la richesse est inégalement répartie. Les massifs montagneux, mais surtout les zones humides littorales, ainsi que les régions d’étangs les mieux préservées (Dombes, Forez, Brenne), les lacs de Champagne et de Lorraine… apparaissent nettement en tête, notamment pour la présence des espèces menacées selon la Liste rouge nationale. Les zones les plus pauvres sont évidemment les grandes agglomérations, mais aussi les vastes plaines cultivées du quart nord-ouest et du Bassin aquitain.
78 espèces… Est-ce beaucoup ? Est-ce peu ? Difficile à dire faute de points de comparaison solides très antérieurs à 1950 : les listes vraiment anciennes ne sont pas fiables. Encore peut-on s’appuyer sur quelques références des années 30, qui établissent notamment qu’un très grand nombre d’espèces autrefois répandues dans toutes nos campagnes, nos champs, nos bocages, sont désormais excessivement rares et/ou localisées : Outarde canepetière, Caille des blés, Courlis cendré, pies-grièches diverses, busards en tous genres, Râle des genêts…
Pie-grièche écorcheur
Mais alors ils disparaissent ou pas ?
A l’issue de cette enquête, on estime que la France compterait ainsi aux alentours de 200 millions d’oiseaux nicheurs, soit environ 360 par km². Cela vous semble beaucoup ? Cela ne fait que trois oiseaux par Français, toutes espèces confondues, et surtout, c’est presque moitié moins qu’en Grande-Bretagne où l’on estime que vivent 689 oiseaux par km²…
Si l’on s’en tient au nombre brut d’espèces présentes, on pourrait croire qu’il n’y a pas lieu de s’alarmer. Mais ne crions pas victoire. Certes non ! Une espèce réduite à quelques couples n’est pas classée « disparue », c’est entendu, mais peut-on s’en satisfaire pour autant ?
(attention, nouvelle avalanche de chiffres, mais ils sont importants…)
Sur nos 305 espèces nicheuses, près d’un quart (69) sont représentées par moins de 500 couples, sur tout le territoire français. Parmi elles, près de la moitié (32, soit 10% du total général) en comptent moins de cinquante ! Soit, respectivement, moins de mille et moins de cent malheureux oiseaux pour tout le territoire français…
Ces espèces en danger sont l’objet de tant d’efforts de la part des écologistes de terrain que leur disparition complète peut être longuement différée. Ainsi de l’Aigle de Bonelli, scotché depuis vingt ans à une trentaine de couples, çà et là dans le Midi ; ou de l’Outarde canepetière, que d’énergiques plans d’action ont sauvé du désastre absolu, mais qui n’en a pas moins disparu d’Alsace, de Champagne, de Rhône-Alpes, d’Auvergne et de la Beauce depuis 20 ans, et considérablement perdu du terrain dans ses ultimes bastion du Midi et du Poitou.
Et que dire de la petite Pie-grièche à poitrine rose, insectivore trapu présent dans toute la France avant-guerre, et réduit aujourd’hui à moins de vingt couples concentrés dans le vignoble languedocien – la faute, sans aucun doute, au déversement massif de pesticides ?
Il y a aussi les espèces ultra-localisées : c’est toujours une ligne de plus dans les listings… mais il n’existe qu’une seule vraie colonie française de Fou de Bassan, un seul couple de Pygargue, une seule île qui accueille le Harle huppé !…
Pour finir, moins de la moitié des espèces sont classées « abondantes » ou « très abondantes » alors que 40% sont « assez rares », « rares » ou « très rares »…
Et plus de la moitié (62%) des 305 espèces nicheuses connues sont présentes sur moins d’une maille sur dix…
Que retenir de cette litanie de voyants rouges ? Que même si le nombre d’espèces recensées dans les atlas tend à se maintenir, vaille que vaille, une grande partie de cette richesse est d’ores et déjà réduite à des noyaux enfermés dans quelques bastions, et donc dans une situation très précaire. La fraction réellement répandue de la diversité ornithologique, ce qu’on pourrait appeler la « biodiversité ordinaire » ou « moyenne » de notre territoire est beaucoup plus faible que ça.
Pour le résumer en une phrase : la majeure partie de nos territoires a perdu, en quelques décennies, la majeure partie de sa biodiversité.
Sans détailler car ce n’est pas l’objet ici, les causes principales (mais non les seules) sont la destruction des habitats naturels (suppression des haies, des prairies pâturées, des zones humides, recalibrage des cours d’eau, urbanisation et bétonnage divers…) et le déversement massif de pesticides. Chasse et braconnage jouent encore un rôle critique pour nombre d’espèces déjà mises à mal par le reste (ortolan, Tourterelle des bois, etc.)
Et le réchauffement ?
Globalement, on note un recul des aires de répartition vers le nord de l’ordre de 10 km. C’est peu, mais sans doute biaisé par le fait que les massifs montagneux, concentrés dans la moitié sud, jouent eux aussi le rôle de refuges, dispensant les espèces de fuir vers le nord. En Grande-Bretagne, le déplacement est de 35 kilomètres, un phénomène qu’il commence à devenir difficile de nier ! Des espèces d’affinité boréale comme le Bouvreuil ou le Gobemouche noir glissent vers le nord de plus de 50 km.
L’effondrement de la biodiversité ordinaire : un cataclysme en marche
Sur le plan de l’évolution des effectifs, le résultat est inquiétant. Si sur 10 ans la majorité des espèces apparaît à peu près stable, l’examen prudent des données issues des anciens atlas aboutit à conclure que « le nombre d’oiseaux nicheurs en France semble bien inférieur aux estimations antérieures, et une diminution significative est constatée au cours de ces dix dernières années ». De plus, ce déclin touche notamment les espèces communes. En effet, les plus rares ont bénéficié de davantage de moyens ciblés à leur profit et opéré parfois des redressements, voire des bonds spectaculaires en termes de pourcentages. Ainsi le Grand-duc d’Europe, dont les effectifs ont été quasi décuplés en quarante ans… mais restent inférieurs à cinq mille oiseaux.
Grand-duc d’Europe
Le déclin massif des oiseaux communs, d’ailleurs popularisé par de récents articles, signifie que c’est la qualité de « fond » de nos milieux, la capacité profonde de notre pays ou de notre continent à porter la vie qui est en train de s’effondrer. Faut-il encore le répéter ? Au-delà de leur valeur intrinsèque à l’instar de toute la Création (Gn 1, 31), de leur beauté, ou des services rendus à nos agrosystèmes et autres… les oiseaux sont aussi des indicateurs. Dans un environnement dégradé, raboté, empoisonné au point de ne plus pouvoir accueillir la moindre alouette ni le plus banal moineau, nous ne pouvons pas sérieusement espérer survivre, à moins que ne nous fascine une existence vaguement post-apocalyptique sous bunker et scaphandre.
C’est l’une des leçons de cet atlas : une longue liste d’espèces ne dit finalement pas grand-chose. Derrière ce mince rideau, se trouve la réalité d’une biodiversité majoritairement menacée à plus ou moins brève échéance, une banalisation massive de nos milieux (le remplacement d’avifaunes variées par un cortège universel d’espèces dures à cuire, un peu comme si tous nos villages étaient carrément rasés au profit d’un modèle unique de pavillons standard…) et même pour ces espèces, une situation de plus en plus difficile, interrogeant la capacité de notre terre à porter mieux qu’un résidu de biodiversité. Et par là même à nous accueillir aussi.