Et si on arrêtait avec cette soi-disant « deep ecology » ?

Parmi les commentaires et jugements habituels sur l’écologie, il est un point qui commence à me trotter sérieusement sur la gousse, c’est la mention systématique de la « Deep ecology ». Vous savez, ce courant extrémiste qui considère que le danger pour la nature, c’est l’homme, et qu’il y a lieu d’éradiquer celui-ci pour sauver celle-là.
Des formulations soigneusement ambiguës ont pour résultat de faire de cette fraction insignifiante, et à peu près inexistante en France du reste, le pôle magnétique attirant à lui l’ensemble de l’écologie environnementale, sinon sa véritable « idéologie » : « les écolos », sans distinction, oeuvreraient en réalité à une sinistre ruine de l’humanité au profit de la restauration d’une nature vierge ; version régulièrement déclinée sous forme de slogans-choc du genre « Vous voulez sauver les crapauds plutôt que l’homme ! »
Je ne reviendrai pas sur les nombreuses données scientifiques à même d’établir, aux yeux des plus sceptiques, que l’homme aura du mal à sauver son agriculture s’il ne parvient pas à sauver les crapauds (et de nombreuses autres bestioles plus ou moins appréciées du public). Je l’ai déjà abordé, et j’y reviendrai dans une autre note. Non, je voudrais approcher cette question des « écolos pour qui le danger pour la nature, c’est l’homme » sous un autre angle et tout simplement celui du témoignage.

Je travaille depuis quinze dans maintenant en associations de protection de la nature (au pluriel, puisque j’en ai connu de près une bonne demi-douzaine). Et quelquefois, j’ai entendu un collègue lâcher avec dépit que décidément, sans une disparition de l’homme, qui risque d’ailleurs de se produire, la nature aura du mal à survivre. Encore faut-il les rapporter convenablement et les replacer dans leur contexte. Jamais, et nulle part – prétendre le contraire serait diffamatoire – elles n’ont valeur de programme, ni de projet : quel sens y aurait-il à organiser sa propre disparition ? Qui sera là pour observer cette hypothétique Nature purifiée – d’autant que l’écologue écologiste est bien placé pour savoir combien de millénaires seraient nécessaires pour sa restauration, à supposer même qu’elle soit possible, qu’elle triomphe notamment de nos irréversibles déversements de poisons ? De plus, n’est-ce pas précisément par l’anéantissement général des écosystèmes par sa propre main que l’homme se retrouve menacé de disparition ?

Ces propos, on les entend du ton désabusé de celui qui a tout essayé, et qui n’y croit plus. Ils émanent non pas de jeunes fanatiques ou de militants exaltés, mais généralement de vieux routards qui se sont usé les yeux à observer… et la langue à négocier, inlassablement, la protection d’un seul nid de busard, une mesure agri-environnement sur un vague hectare, se retrouvant alors accusés de vouloir l’effondrement de l’agriculture française (sic). Des anciens qui pendant vingt, trente ans, « sur le terrain » – tant celui de la campagne au lever du soleil que celui des salles de réunion – ont dialogué, construit des solutions pratiques, accepté des concessions, écouté le point de vue des autres acteurs, souvent sans grande réciproque. Ils ont inventé les mesures agri-environnement, les comités de pilotage où l’on convie tout le monde, ils ont tiré fierté non pas d’occupations belliqueuses ou d’opérations coup-de-poing, mais de conventions signées, de concertations réussies. Concilier protection de la nature – nature vitale pour l’humanité, rappelons-le avec force – et société humaine contemporaine, c’est leur (enfin notre) travail de tous les jours, en théorie et en pratique. Sans ce travail à peu près totalement ignoré du public, il n’y aurait depuis longtemps plus un seul aigle, plus un seul Hibou grand-duc dans le ciel de France, plus une seule outarde ni un seul ortolan dans ses champs, ni une seule loutre dans ses rivières. Et pourtant, ces merveilles ne sont pas confinées dans quelques réserves jalousement closes : c’est à quelques kilomètres de Lyon qu’on peut entendre le Grand-duc ou l’ortolan, c’est un peu partout dans les Alpes qu’on peut croiser un aigle, c’est dans la campagne niortaise qu’on peut voir une outarde ou une loutre.

Alors ? Malgré ces petites victoires, ces anciens constatent, qu’après vingt, trente ans, à avoir voulu « être constructif » ou « réaliste » on n’aboutit qu’à des consensus minimalistes, sur le dos de la nature. Et que celle-ci disparaît à une cadence industrielle, dans un silence complet. Là où ils ont défendu vingt couples d’outardes ou de Busards cendrés, il n’en reste qu’un. Le béton et le poison avancent.
Alors, oui, ils en viennent à désespérer de l’homme, à cesser de croire en sa capacité à parvenir à cette fameuse harmonisation ; à ne plus voir en lui qu’un prédateur pathologique, incapable qui ne réagira qu’une fois sa dernière proie anéantie, son dernier champ empoisonné. Et sincèrement ?… Sur quoi donc appuyer un regain de confiance, une conviction que l’homme finira par changer de regard et d’approche… et qu’il le fera à temps ? N’ont-ils pas tout tenté en vain pendant des décennies ?
Ne faut-il pas à l’écologiste chrétien toutes les ressources de sa foi pour continuer à croire que si Dieu a voulu sauver l’homme, c’est qu’il y a quelque chose de bon en lui – et que si Dieu croit en l’homme, alors, l’homme a bien matière à croire encore un peu en lui-même ?
Inversement, l’écologiste athée qui conclut avec douleur qu’il n’y a plus rien à faire, hormis espérer que l’évolution accouche d’une autre espèce moins stupide, est dans la cohérence des faits qu’il constate. Tout est là : pas de culte barbare et païen d’une Nature divinisée, rien qu’une désespérance malheureusement appuyée par des constats très scientifiques : l’homme semble incapable de comprendre que pour se sauver lui-même, il doit cesser d’anéantir la nature.
Telle est la réalité de l’écologie de terrain : des milliers d’hommes et de femmes qui cherchent désespérément à concrétiser, sur le terrain, cette « réconciliation entre la société contemporaine et la nature »; qui, en 30-40 ans, ont fait tant de propositions dans ce but, inventé tant de solutions, fait tant de concessions, essuyé tant d’échecs, que l’espoir d’un retournement de tendance vacille.

Alors cessons de les caricaturer en suppôts d’un culte païen de la nature débarrassée de l’homme, ourdissant en secret on ne sait quelle extermination de masse : c’est une odieuse calomnie. Et surtout un épouvantail bien commode pour dénigrer l’ensemble de l’écologie.