De corvée de centenaire

Philippe Pétain a fait une très belle guerre 14-18.

On ne peut le lui enlever, puisque c’est un fait.

On ne peut rien lui enlever de ce qu’il a fait.

Ni ça, ni le reste.

En ces temps où la France se sent éparpillée façon puzzle, où rien – tout juste une équipe de football et encore – ne sait plus la fédérer, évoquer le personnage équivoque par excellence, le symbole de toutes les fractures, de toutes les divisions, le moins propre à faire l’unanimité, Emmanuel Macron, président dont la cote de popularité chatouille le Titanic par en-dessous, vient de rebarbouiller encore ce centenaire d’une épaisse couche de n’importe quoi intégral.

On a bien compris que l’exercice lui pèse. Que ni lui, ni son entourage, n’a quoi que ce soit à faire d’un conflit centenaire à la mémoire chargée d’ambivalences. On ne sait même plus si on doit se féliciter que les Alliés l’aient emporté. Un petit coup d’œil à des livres tels que Les cicatrices rouges (Annette Becker), Les barbelés des bannis (Jean-Claude Auriol) ou encore Vers la guerre totale (John Horne dir.) devrait suffire à répondre. À la vue du sort des territoires occupés de manière brève ou durable, ou des prisonniers de guerre, de la part de l’Allemagne, pendant le premier conflit mondial, il n’y a plus trop à se poser de questions : dès lors que la guerre était déclarée, il valait beaucoup mieux ne pas la perdre. Mais c’est à peine si on ose encore le dire, pour la bonne raison qu’on s’en fiche. Pour un décideur moderne, les vieilles histoires ne doivent pas déranger le business, un point c’est tout.

Aussi le centenaire prend-il cette allure calamiteuse d’une cohorte présidentielle qui tient à faire savoir, de la manière la plus claire possible, qu’elle expédie là une insupportable corvée que seul le hasard calendaire et les puériles beautés d’un chiffre rond ont parachuté dans son agenda.

La classe politique française commémore le centenaire parce qu’elle ne peut pas faire autrement : ça tombe le 11 novembre cette année et pas l’année prochaine, un point c’est tout.

Pour le reste, 14-18, elle ne sait pas ce que c’est, elle ne veut pas le savoir, et elle tient à le faire savoir. Aussi ne faut-il pas s’étonner de voir les aberrations s’égrener comme au chapelet, depuis les « cent ans d’amitié franco-allemande » jusqu’au grand soldat Pétain, tandis que Jean-Luc Mélenchon n’hésite pas à décerner les lauriers de la victoire à… Joffre, placardisé en 1916 quand deux ans de bains de sang eurent achevé de ternir la Marne, son décisif, mais unique succès.

De toute façon, entre Joffre, Pétain et Foch, sans parler de Nivelle et Mangin, il n’est pas un officier supérieur français dont la mémoire soit sans tache, quelle qu’en soit la raison, et c’est pareil, sinon pire, chez tous les autres belligérants.

Cette guerre est emmerdante. Les gentils ne sont pas assez gentils et on a oublié que les méchants étaient vraiment méchants. Le souvenir de 14-18 n’est pas assez facile à récupérer pour que ce soit rentable.

Alors on expédie l’affaire. On mène ce centenaire comme une expédition à la déchetterie le dimanche après-midi : en se disant qu’au moins, après, ça sera fini. Il n’y a déjà plus un seul protagoniste en vie ; bientôt, on sera débarrassés des tout derniers témoins et tout ça pourra être remisé à triple tour dans un placard. Le centenaire passé, on donnera le dernier coup de pelle pour tasser la terre sur la tombe. 14-18 passera du souvenir à l’histoire, c’est-à-dire à ce dont plus personne ne se soucie, sauf quelques érudits, professeurs, étudiants ou passionnés. La Première guerre mondiale sera une fois pour toutes une affaire de morts enterrant indéfiniment des morts.

« Et tous les morts mourront une seconde fois. »

Je vois passer le souvenir des guerres mondiales. De cette génération dont les grands-parents ont vécu la seconde, parfois un bout de la première, j’assiste à cette grande bascule. Lorsqu’on commémorait les quarante ans du débarquement, j’avais huit ans. La Seconde guerre mondiale, c’était l’hier de notre époque. Les grandes personnes la racontaient. On pouvait parler avec elle. La Première était juste derrière. Comme une photo dans un grand cadre. Les grandes personnes l’évoquaient.

Aujourd’hui, c’est la Seconde qui est dans le cadre et la Première, dimanche, va être déclouée du mur et remisée au grenier, oubliée sous la poussière.

On oubliera qu’elle fut vivante. Qu’elle fut une affaire de vivants.

Pas seulement parce que le banquier startuper qui préside le pays n’y comprend rien. Pas seulement parce qu’elle fait partie des choses qui le déroutent et le dégoûtent, parce qu’elles ne rapportent rien et ne sont pas régies par les seules lois du commerce.

Bien plus, j’en ai peur, parce que la France elle-même sait si mal ce dont elle doit se souvenir qu’elle préfère botter en touche. Trop de contradictions jamais levées. Trop d’idées incomprises ou désuètes. Trop de clichés.

On sent confusément qu’il y a quelque chose de fascinant. Du grand et de l’horrible, de l’héroïque et du barbare, du grandiose et du stupide, une victoire et un suicide, des héros qui allaient trahir, des vies sacrifiées pour quelque chose et d’autres pour rien, et la gueule de l’enfer grande ouverte entre les dents d’un cadavre pourri sur les barbelés.

Tout ça presque encore proche à le toucher. Ce ne sont jamais que nos arrière-grands-pères et arrières-grands-oncles.

Leur seule chance de ne pas mourir une deuxième fois, c’est de ressortir leurs photos et les regarder dans les yeux.

Ne pas laisser mourir cette pensée que ce n’étaient ni des noms écrits à la plume, ni des portraits, ni des statues, ni des numéros, ni des uniformes, mais bien des hommes.