De tout temps, les hommes (oui, c’est fait exprès) ont connu quelques difficultés avec leurs descendants, et éprouvé quelque angoisse à l’idée de reconnaître comme authentique être humain cet étrange bipède qu’on appelle le Jeune. A leur décharge, il faut dire que celui-ci ne leur facilite pas toujours la tâche, qu’il se mette en tête d’estourbir son frangin pour une vague histoire de méchoui, ou bien d’aller dépenser l’héritage paternel avec des filles, avant de revenir la jouer contrit-repentant, et s’assurer ainsi d’être cité en exemple en chaire pour les siècles des siècles. Sales mioches.
L’actuel dynamisme de la cathosphère de moins de quarante ans, aussi divers en tendances, en origines, en projets, qu’il y a de demeures dans la maison du Père, n’échappe pas à la règle. Si, dans l’ensemble, les catholiques se félicitent de voir au moins la jeune génération nombreuse, active et engagée, il en est pour trouver tout à fait intolérable que « ces jeunes qui n’ont rien vécu se permettent de penser qu’on a le droit de remettre en question ce qui a été fait avant eux » et concluent, péremptoires, « à ce que nous avons fait, il n’y a rien à ajouter, rien à retrancher ».
Leurs parents avaient dû dire à peu près la même chose. Nous ferons de même avec nos enfants : Alfred Jarry prophétisait vers 1905 : « il viendra des jeunes gens qui nous trouveront bien arriérés et composeront pour nous abominer des ballades, et il n’y a pas de raison pour que cela finisse. »
Comme le chantait le grand Jacques dans sa délicieuse version 1967 des Bonbons « toussa, c’est l’conflit des générâââsssions. »
Jusque-là, c’est normal et prévu. Mais il y a déjà un truc symptomatique qui point dans ce « ils n’ont rien vécu » – y compris lorsqu’il s’agit de « jeunes » qui ont très largement dépassé la trentaine, et ont donc été, déjà, mécaniquement exposés à un certain linéaire d’existence. C’est qu’en vertu du dogme moderne du Progrès nécessairement continu, chaque génération est convaincue que celle qui la suit ne peut avoir qu’une existence plus confortable, plus paisible et plus prospère que la sienne. De sorte que parmi les baby-boomers, peu nombreux sont ceux qui acceptent d’explorer l’hypothèse que, peut-être, leurs successeurs n’ont pas tant que cela une vie de pétales de roses et de cuillers d’argent, que les emplois sont plus rares, plus précaires, moins bien payés. Ou que le monde du travail puisse être davantage dominé par la pression, le stress et l’angoisse, après trente ans de chômage de masse et de chantage au licenciement toujours possible.
Autre biais de perspective classique de la génération Trente glorieuses, son rapport à l’effort. Cette génération n’a rien eu tout cuit tout rôti, c’est un fait. Elle a travaillé, elle s’est battue, pour obtenir sa situation, ses acquis sociaux, et tout et tout. Elle en a retiré le juste fruit. Et elle est tentée de croire qu’il en est toujours ainsi, que tout travail paie.
Quelle erreur ! Il n’y a pourtant pas à regarder loin dans l’Histoire pour croiser de nombreuses générations qui ont labouré, semé, biné, et n’ont rien récolté. Et de Qoélet à Zola, cela n’a pas manqué de questionner. Seulement, une génération d’une part du monde dans l’histoire a bénéficié d’une chance, celle d’évoluer dans un contexte où le travail apportait son fruit. Ce qui, malheureusement, amène trop de ses membres à conclure que rien n’a changé de ce côté-là, et donc, que celui qui ne récolte rien ne peut être qu’un fainéant qui n’a rien semé. Et donc, que la génération suivante – W, X, Y Z et compagnie – ne peut être qu’un tas de bons à rien, de patates de canapé et autres charmants surnoms.
Voilà déjà une jolie pierre d’achoppement, peut-être pierre angulaire dans le dédain qu’elle a de ses successeurs. Mais, après tout, la seconde phrase que l’humanité a écrite au calame sur l’argile, juste après « Ghourghour, paysan, a versé dix sacs de grain pour l’impôt royal », n’est-elle pas « Il n’y a plus de jeunesse, ma bonne dame, et tout ça n’vaut pas les grands guerriers de jadis » ?
Cela dit, notre temps dépasse largement l’éternel conflit des générations dans sa haine de ses descendants. Et cette haine concerne toutes les générations, peut-être même de manière croissante.
Il y a d’abord cette affaire déjà un peu ancienne mais si symbolique, celle du « boîtier anti-jeunes ». Rappelez-vous : c’est, au départ, un boîtier destiné à chasser les rats, par l’émission de sons si aigus qu’eux seuls peuvent les entendre. Par un petit réglage, le son devient audible aux jeunes humains, et pas à leurs aînés. Il fallut une bataille juridique pour démontrer le caractère anticonstitutionnel d’un dispositif automatique interdisant un centre ville à des citoyens sur simple critère d’âge. En attendant, on avait envisagé de traiter les moins de trente-cinq ans, indistinctement, de l’affreux Jeunedescitésenbandemondieulevilain jusqu’au nouveau-né, comme des animaux nuisibles, chassés par un appareil anti-vermine. C’était charmant.
Les choses ne s’arrangent pas. Les générations futures ont même perdu leur statut de prétexte à l’écologie superficielle. Désormais, elles ne sont plus que des pique-assiette que l’on se propose de réguler, au cri de « Neuf ! Dix ! Vingt milliards d’hommes ! c’est ce que vous voulez pour notre pauvre planète ? » Et réduire la natalité – liquider dans l’œuf une bonne part de l’humanité à naître, quoi – apparaît comme une option évidente dans une démarche raisonnable de problem solving. Bien plus raisonnable que toute ébauche de réflexion sur une possible modération de notre niveau de vie, laquelle permettrait ensuite d’accueillir un peu plus de monde à empreinte écologique égale.
L’avortement (comme, d’ailleurs, l’euthanasie) semble donc plus raisonnable à ériger en régulateur institutionnel du ratio « richesses sur population » que le partage. Drôle d’amour de l’humanité, drôle de progrès en vérité.
Drôle de logique, aussi. Car dans le temps même où il s’horrifie de la naissance d’enfants « de trop », l’homme de notre temps a la ferme intention de camper ici-bas et de n’en jamais décarrer. Quête de l’immortalité, vie de mille ans, clonage : l’homme veut survivre, identique, à l’infini. Hier encore, ce n’étaient que des mythes. Aussi fallait-il trouver d’autres voies : laisser une trace, se perpétuer, transmettre. On atteignait l’immortalité grâce à ce qu’on léguait. Aujourd’hui, le progrès promet l’immortalité pour demain. Dans ces conditions, plus question de donner ! il s’agit au contraire, plus que jamais, de prendre. La descendance, la transmission, l’accomplissement d’œuvres plus durables que nous ne nous intéressent plus : à quoi bon, puisque nous allons durer ? La parentalité ? Un jeu, avec des poupins qu’on revendra sur Internet – on appelle ça le rehoming et c’est un business très juteux – quand ils n’amuseront plus. L’enseignement ? Guère plus que le lieu où nous, la génération aux manettes, modelons non sans dégoût le matériau surabondant, donc vil, que constitue le flux décidément intarissable de jeunes générations.
Car ils continuent à venir, ces petits sagouins ! On ne sait plus sur quel ton leur dire que la planète est pleine, le marché du travail saturé, que l’humanité n’a pas-besoin-d’eux, sacré bon sang c’est pourtant simple, ils continuent ! Des irresponsables continuent à pondre des mioches !
On a beau en finir de toutes les manières possibles avec la transmission, le partage, le durable, manifester de toutes les manières possibles l’amour du jetable, du plaisir immédiat, du moi-je-ici-maintenant, nous n’arrivons pas à nous débarrasser totalement des enfants – mais on finira bien par y arriver. En tout cas, nous préparons bien nos esprits à l’idée qu’ils ne servent à rien, sinon à nous gâcher l’existence et à compromettre la survie de la planète.
J’exagère ?
Combien de fois vous a-t-on fait remarquer – selon que vous ayez ou non déjà des enfants – que c’est très bien de ne pas en avoir, et très ennuyeux d’en avoir, dans l’optique, comme on dit, de « s’éclater » ?
A ce titre, l’abolition de l’expression « en bon père de famille » prend un sens nouveau. Car au-delà de la formulation patriarcale surannée, sur le plan juridique, ce terme signifie « d’une manière qui garantit que le bien légué aux autres ne sera pas détérioré » (historiquement, cela signifiait entretenir sa terre, ne pas la laisser retourner à la friche). Autrement dit, cela avait à voir avec le fait de rendre la terre aussi propre et riche qu’on l’avait trouvée soi-même, la préserver pour ses descendants, au lieu de la détériorer selon son caprice, quelque chose entre la destination universelle des biens et le souci de préserver les ressources pour les générations futures. On comprend que cela fasse horreur à notre civilisation de la goinfrerie, éprise de dévoration sans souci des conséquences, écumant de haine vis-à-vis de tous ceux, nés ou à naître, avec qui il faudrait partager !
Avoir une descendance et lui transmettre son savoir est la forme la plus ancienne, la plus simple de se survivre et de transcender notre caractère fini et mortel. La longue enfance, période d’apprentissage, de cohabitation avec la génération précédente avait ce but : elle permet à l’espèce de ne pas tout reprendre à zéro, mais elle permet aussi à l’individu, quelle que soit sa foi en une vie éternelle « ailleurs », de ne pas disparaître tout à fait, de se léguer, se survivre. Qu’en sera-t-il quand nous vivrons mille ans et en contrepartie n’aurons quasiment plus de descendants, faute de place ? Est-ce vraiment ce que nous voulons ?
Combien de temps avons-nous l’intention d’alourdir nos cœurs de pierre du boulet de nos richesses, jusqu’à fermer à double tour la porte non seulement à quelque pauvre anonyme – ou même « nommé Lazare » – mais désormais à nos propres enfants ?