« Mein Kampf », le bon combat ?

Quelle idée, aussi, de se connecter à Twitter comme ça, dès huit heures du matin, sans anesthésie, sans même un café dans le ventre.

On y est (une fois de plus) à marteler qu’il ne fallait pas rééditer Mein Kampf, pour protéger la démocratie. Que son « succès » est la preuve que les Allemands sont tous redevenus des nazis en puissance. Qu’ils ne l’achètent évidemment pas pour les notes de bas de page. Que cela va « banaliser les idées nauséabondes ».

Et d’enfoncer le clou par le poncif péremptoire :

« Hitler a été élu démocratiquement ! À  méditer ! »

Pour commencer : ce n’est pas vrai. Oui, le NSDAP a remporté les élections de juillet 1932 avec 37% des voix. Hitler eût pu prétendre au poste de chancelier à ce moment-là. Hindenburg n’en a pas voulu : pour lui, Adolf était tout juste capable de faire un ministre des Postes (sic). Mais surtout, il ne pouvait pas former de majorité, même en se ralliant le petit parti d’extrême-droite DNVP (7% des voix). C’était un motif constitutionnel de refus. Bis repetita en novembre 1932. Le parti nazi recule, le DNVP monte, leur total reste à peu près le même. Sans aucune tendance nette, la nouvelle assemblée est ingouvernable. Hitler accède au pouvoir trois mois plus tard au terme d’intrigues et de calculs foireux des conservateurs, mais pas par des voies « démocratiques » : il ne remplit pas les conditions prévues par la Constitution. Il est nommé chancelier, sans coup d’État en bonne et due forme (il sera accompli de l’intérieur au printemps 33 et finalisé en 34), mais pas sans violence non plus : cinq cents morts rien que pour les élections de juillet 32, dans des rues quadrillées de paramilitaires. Et vous m’accorderez de ne pas parler d’élections démocratiques libres pour celles de mars 1933.

Oui, le NSDAP a disposé d’une base électorale forte, dans une Constitution théoriquement parlementaire. Dire qu’il a conquis légalement le pouvoir en démocratie, c’est une toute autre histoire. Et la violence dont il a usé pour y parvenir, dans une démocratie bancale dès le départ et mal acceptée par le pays,  devrait plutôt faire « méditer » (sic) tous ceux pour qui le nazisme est tout ce qu’un peuple libre est fichu d’enfanter.

Mais supposons même que ç’eût été le cas. Démocratie : le peuple choisit le régime qui lui convient. Cela implique qu’il puisse choisir de renoncer à ce choix. Ce paradoxe, elle doit l’assumer pour mériter son nom.

Voilà ce qui est contesté aujourd’hui. Il faudrait, au contraire, interdire tous les « mauvais » choix. « À  méditer » : la démocratie, c’est bien, c’est l’aboutissement ultime de la vie politique, d’accord, mais somme toute, le pouvoir est un bien trop beau jouet pour le laisser au peuple. Il est trop bête, trop ignorant, trop puéril et grossier. Il pourrait profiter de ce qu’on est en démocratie pour voter d’en sortir. Et bien entendu, rééditer Mein Kampf reviendrait à faire une propagande éhontée pour les « idées nauséabondes » qu’il contient.

Bien fragile, dites-moi, cette démocratie !

Ce matin en tout cas, en une demi-heure de réseaux sociaux, j’en avais lu assez pour comprendre qu’une idée générale se dégageait de tous ces cris : la thèse qu’il serait prudent, par égard pour la démocratie, la laïcité, le respect des personnes, etc… d’interdire tout usage du cerveau dans l’espace public et de cantonner le droit à penser du citoyen à la stricte sphère privée. Comme le choix de sa marque de téléphone. Encore que. Le bougre risquerait d’en profiter pour « faire des choix purement idéologiques » en boycottant une marque peu soucieuse d’écologie ou des conditions de travail.

Alors que va-t-on lui laisser ? Hmmm. La couleur du papier peint. Ça, on peut. Sauf dans la chambre des enfants : il ne faudrait pas que s’y exprime la volonté d’endoctriner les chérubins dans la dégénérescence de l’indifférenciation sexuelle ou au contraire de formater les petit.e.s dans des stéréotypes de genre patriarcaux.

C’est tout de même curieux. La démocratie a survécu, sans qu’un sourcil se lève, à la réédition des Journaux de Herr Doktor Goebbels, chef de la propagande du Reich, d’Alfred Rosenberg, l’idéologue en chef, ou de Ciano, le gendre chéri de Mussolini. Celui de Rosenberg est vendu sans même un apparat critique. Ce qui le rend d’ailleurs illisible. Outre le style, subtil comme une forêt noire après une choucroute, on n’arrive même pas à comprendre à propos de quel événement l’auteur débite ses théories foutraques.

Mein Kampf est de la même eau. Je l’ai feuilleté, dans une édition de 1940 trouvée dans une vieille bibliothèque. C’est connu. Il est écrit avec les pieds et pourtant Hitler a reçu de l’aide pour ce pensum plumitif. Pédant, obsessionnel, mal écrit. En 1935, à peu près toutes les familles allemandes l’avaient acheté, mais pas un militant, pas même les vieux, ne l’avaient lu.

Prétendre qu’il faut interdire Mein Kampf parce qu’il va répandre les idées de l’auteur, c’est au mieux jouer à se faire peur, au pire prendre les gens pour des imbéciles. C’est prôner une démocratie où le peuple est dénigré au point qu’on le croit bien capable de se laisser berner par ce torchon. En conséquence de quoi, pour le protéger, on lui interdirait d’y toucher, sous quelque prétexte que ce soit, comme on interdit des jouets aux enfants de moins de 36 mois.

L’homme sait assez se montrer irresponsable pour qu’il reste justifié d’ériger un certain nombre de garde-fous. Mais là, c’est aller trop loin.

C’est d’une incohérence flagrante, aussi, car à tout prendre, le Journal de Goebbels devrait être considéré comme beaucoup plus dangereux que l’indigeste prose du Führer. L’homme était ministre de la Propagande et contrairement à d’autres pontifes du régime, il peaufinait avec soin sa prose dans l’espoir d’une édition glorieuse après la victoire finale. Est-ce l’imposant apparat critique qui sauve cette édition des foudres de nos censeurs ? J’en doute : il paraît que la plèbe dans notre genre, souvenez-vous, ne lit pas les notes de bas de page.

Les idées d’extrême-droite et le racisme progressent depuis vingt ans. Elles ont très bien su se passer de Mein Kampf pour cela. Comme autrefois, elles s’appuient sur des formules choc, des chiffres brandis, des slogans bramés, beaucoup plus que sur la vente en librairie de fastidieux pavés à l’argumentaire abstrus. Et si vraiment on prétend voir dans son succès de librairie un simple indicateur, la preuve d’une flambée nazie outre-Rhin, l’interdire consisterait à écraser le thermomètre en l’accusant d’avoir causé la fièvre. C’est un procédé commode et répandu, mais pas très, très efficace.

Ce serait même pire car l’objet serait auréolé du prestige de l’interdit. Imaginez : « Mein Kampf, en fait, c’est tellement convaincant qu’on a été obligé de l’interdire ! – Oui, les vérités qui dérangent ! – Le lobby juif, quelque part, Hitler avait raison ! »… Couru d’avance. Tellement, qu’on l’entend un peu partout, alors même que le livre n’a jamais été interdit en France. Il n’est pas réédité en version papier, c’est tout. Sur la toile, vous le trouvez en trois clics.

Cette panique récurrente à propos de Mein Kampf en dit surtout long, je trouve, sur le peu de confiance que notre démocratie a en elle-même.

Nos « valeurs » si « charlie », notre régime-fin de l’Histoire, horizon atteint, perfection politique, tout cela pourrait être battu en brèche par un pesant pamphlet-fleuve des années vingt, dont nous savons qu’il a engendré les pires crimes de l’Histoire ? C’est mépriser, non seulement le peuple, jugé capable de s’y laisser prendre, mais la démocratie elle-même, tenue pour incapable de se défendre en liberté contre un pareil ennemi. C’est la piétiner, que de penser qu’on doit la doter des armes mêmes de cet ennemi : censure et bûchers de livres. Nous sommes des démocrates-guignols, si nous ne nous sentons même pas capables de contre-argumenter face à Mein Kampf.

Et nous défendons une triste société, si nous croyons le projet politique du IIIe Reich capable de lui tailler des croupières. Et c’est peut-être bien là le problème.

Car il y a bien assez de nos jeunes, déjà, pour le croire et rejoindre l’EI comme on s’engageait dans les Corps francs, ou les Chemises brunes.

Si nous pensons que publier Mein Kampf pourrait ressusciter la SA dans nos rues, c’est parce que nous craignons, à tort ou à raison, qu’il y ait un vivier pour une SA. Ce n’est toujours pas en écrasant le thermomètre que nous traiterons la fièvre.

Qu’avons-nous fait de notre monde pour qu’en 2017, nous puissions craindre que la vision nazie puisse de nouveau, sachant ce qu’elle a fait, susciter l’enthousiasme ? Que promet, qu’espère, que propose notre modèle, quel bonheur promet-il, pour en être à se sentir menacé par ça ?

Un coup d’œil aux programmes des prochaines élections nous renseigne : rien. Pauvreté, précarité, pression – sans limites, à l’infini.

Vous avez tous vu cette affiche dans vos livres d’Histoire. Tenons pour assuré qu’elle a rapporté bien plus de voix à Hitler que son bouquin. C’est là, c’est à ce point de l’Histoire où le dictateur, n’avançant même pas masqué, peut sortir ce slogan sans faire rire, qu’il a beau jeu et qu’on entre dans la zone de tous les dangers.

affichehitler1932

Que Mein Kampf s’affiche en tête de gondole ou pas n’y changera rien : dans ces conditions, le premier marchand d’espoir emportera la mise. Même s’il se montre le couteau entre les dents.

L’écologie (et la foi) contre la peur

« La France se replie sur elle-même ». « Le Front national rassemble la France qui a peur ». Et de railler, bien entendu, la soi-disant mesquinerie de ces peurs, le « bas du front » d’une « France moisie ». Trente pour cent des suffrages exprimés, tout de même. Qu’envisagent donc nos génies de l’insulte ? la noyer ?

Mais à ces mêmes génies, je ferai aussi observer qu’ils ne manquent pas de culot. La France a peur ? Quel étonnement !
Au moins depuis septembre 2001, notre classe politique n’a jamais rien su faire d’autre que nous écraser de peurs.

Peur de « la crise » : quarante-deux ans de crise tout de même, contre trente aux Glorieuses du même nom, qui n’empochent même plus le bonus défensif. Une peur face à laquelle rien ne nous est proposé que les « solutions » les plus anxiogènes : commodités de licenciement, baisse des salaires – et prioritairement des plus bas, report de l’âge de départ en retraite, etc. Et de nous citer en exemple l’Allemagne et son taux de chômage en baisse… en raison de l’explosion du nombre des travailleurs pauvres.
Depuis si longtemps, bien avant l’état d’urgence permanent, nous baignons dans l’état de crise permanent.
Et nous nous sommes livrés aux professionnels de la « gestion de crise ». Ils présentent bien. Ils sont raisonnables, eux, ils sont pragmatiques. Ils savent. Ils aiment nous rappeler que ce n’est pas à nous de penser ; de toute façon, on ne pense pas Monsieur, on ne pense pas, on compte. Et ne pensant plus, nous nous sommes laissés balloter par nos émotions, et avant tout par notre peur.

Peur du terrorisme, naturellement : le plus fier-à-bras des partis sur le sujet remporte les suffrages ? Quelle surprise ! Dans quoi pouvons-nous baigner quand le « quotidien de référence » choisit de placarder à la une, chaque jour, l’éloge funèbre d’une des victimes du 13 novembre ? Comme s’il en était besoin pour se souvenir, comme si l’on allait honorer et défendre « la joie de vivre » en barbotant dans le deuil cent trente jours de rang.

Peur du lendemain : étonnant, quand le projet d’avenir se limite à toujours plus de compétition, toujours plus de précarité, de conflits et de tensions, toujours moins de repères, de points d’ancrage, au combat permanent dont seule une poignée peut sortir vainqueur ? Au chaud dans leur tour d’ivoire, les scribes – qui, aujourd’hui comme hier, jouissent, comme chacun sait, d’une situation assise – peuvent bien huer ces Français déjà pauvres et précaires pour leur manque d’enthousiasme à s’enfoncer encore plus à l’aveuglette dans l’inconnu, après leur avoir décrit ce dernier comme terriblement dangereux. Effarant darwinisme sociétal : celui qui aspire à construire une existence paisible pour lui, ses proches et ses descendants, voire ses contemporains, est vilipendé comme faible, indigne de la Liberté, de la Modernité. Il est loin le temps où Léon Blum défendait à la tribune le droit du travailleur à la paix du foyer. Ainsi hue-t-on le retour du spirituel comme preuve de faiblesse : « qui sont donc ces faibles qui veulent plus d’amour, plus de fraternité, plus de justice ? Au combat, que diable ! et en compétiteurs sans merci! »
Le ton avec lequel nos chantres du Marché décomplexé vendent la guerre de tous contre tous ressemble péniblement aux tirades enflammées des généraux vantant le sacrifice suprême à l’été Quatorze.

Peur de l’autre. Quoi, la France aurait peur de l’autre ? Cet autre allègrement assimilé à l’ennemi intérieur depuis des années ? Cet autre, cible depuis quinze ans d’une rhétorique Nous/Eux : jeune, c’est un délinquant ; barbu, c’est un terroriste ; catholique, c’est un agent moyenâgeux du Vatican tentaculaire ; écologiste, c’est un djihadiste vert ; handicapé, c’est quelqu’un qui n’aurait pas dû naître ; chômeur, ou tout simplement pauvre et bénéficiant d’allocations, c’est un parasite ; salarié, c’est un tire-au-flanc congénital ; migrant, c’est une opportunité de tirer les salaires et les conditions de travail vers le bas. « En tout cas, mes chers électeurs, vous êtes entourés de gens Pas Comme Vous, c’est-à-dire de gens qui vous veulent du mal. Rasez les murs, la France est infiltrée d’autant de cinquièmes colonnes que nous en fantasmons pour vous. Mais vous êtes bien rances et moisis d’avoir peur. »

Peur enfin à cause d’un sentiment d’impuissance. Nous vivons écrasés de « c’est ainsi », « il faut s’adapter », « c’est la modernité » (ou la postmodernité), ce que vous voudrez : peu importe : nous ne sommes plus citoyens ni acteurs dans ce monde-là, nous ne le bâtissons pas plus que nous ne le pensons, ou alors « à l’insu de notre plein gré ». Nous sommes priés de subir. Il nous faut accepter ce qui est, soi-disant, la résultante de la liberté, mais que personne n’a souhaité, ni prévu, et dont bien peu veulent, ne serait-ce qu’en raison du nombre effarant de laissés pour compte. Nous sommes priés de nous laisser traîner là et, c’est bien connu, il n’y a pas d’alternative.

Il n’est pas un parti qui n’ait fondé son discours sur la peur. Il n’en est pas un qui n’ait pris soin de peindre, avec ses propres couleurs, le climat le plus anxiogène possible, pour mieux se poser en sauveur. Sans surprise, le plus chevronné en la matière l’emporte – d’une courte tête – avec un discours bien rodé : comme il n’y a pas de plus authentique Autre que l’étranger, c’est cette dénonciation-là qui rallie les suffrages. Nous sommes si bien entre nous !
Rien que l’épisode Breivik devrait nous en dissuader. Ou alors quelque regard en arrière dans notre histoire. Jamais l’homogénéité culturelle, religieuse ou ethnique n’a garanti en soi, et en quelque manière que ce soit, une société moins parcourue de tensions, moins criminogène, ni même moins divisée.
En revanche, attiser les peurs, les rejets, les divisions et en jouer les exaspère jusqu’au risque d’explosion. Etonnant, non ?
Que faire d’autre ?
« Joie de vivre, vivre ensemble, tous en terrasse ! » Et voici l’horizon eschatologique proclamé par notre Premier ministre : « Consommez, c’est le moment des fêtes, dépensez, vivez ! »
Et ce vide ne comble pas le vide. Décidément, nous vivons une époque de grandes découvertes pour nos maîtres.

Avec quoi le comblerons-nous donc ?
Ce temps de l’Avent donnerait bien des idées : miséricorde et Grâce.
Il y a gros à parier que sur les marchés de Bethléem, ces réseaux sociaux du temps d’Hérode, on s’exprimait à peu près comme sur les nôtres : c’est la crise, c’est à cause de ces étrangers, nos élites veulent la mort du petit commerce et vous avez vu cette présence policière, ces bruits de bottes (enfin de caligae). Et ça ne L’a pas dissuadé de venir.

Ce n’est pas tout. Malins comme je vous connais, vous avez remarqué qu’il manque un point dans ma première partie : la crise écologique.
Et c’est vrai. Celle-là aussi, nous peinons à la présenter autrement que comme source d’angoisses sans nom. Je serais mal inspiré de le nier. C’est qu’à la différence de toutes les autres, c’est vraiment une angoisse mortelle, et qui pourtant, reste obstinément à l’arrière-plan. Nous n’avons plus de temps à perdre et pourtant « nous ne croyons pas ce que nous savons ». C’est effrayant, pour de vrai. Et personne n’a envie de l’entendre. Ce n’est pas le bon moment.

Et pourtant, parce qu’il est question de vie, nous écologistes – et spécialement écologistes chrétiens – devrions, tout spécialement, savoir conjuguer l’exposé de la vérité à l’annonce de l’espérance. La catastrophe menace, elle est même déjà là, mais la bonne nouvelle, c’est que les réponses, les bonnes réponses, sentent la vie. Chacun de nous ne peut sans doute pas grand-chose, mais au moins y a-t-il quelque chose à faire, c’est-à-dire déjà refuser de subir.

L’écologie, celle des citoyens qui s’engagent et des scientifiques qui parlent vrai, n’est pas occupée à instrumentaliser une crise au profit d’un vague pouvoir. Je sais que l’accusation est courante : autant accuser votre médecin généraliste de diffuser lui-même le virus de la grippe… Nous nous en passerions bien, de ce combat. Mais il faut bien. Mais je m’égare : je disais, donc, qu’il y a une bonne nouvelle que nous devons savoir annoncer. Cette nouvelle, c’est que le remède n’a pas vocation à être plus amer que le mal. La conversion écologique sera joyeuse, ou alors elle ne sera pas écologique. A M. Valls et à ses pairs, opposons Isaïe 55 : pourquoi consommer et dépenser de l’argent pour ce qui ne rassasie pas ? Retrouvons le chemin des véritables mets succulents : l’humain plutôt que les biens, l’oiseau dans l’arbre plutôt que sur l’écran, la relation en vrai plutôt que « l’expérience connectée », la gratuité plutôt que la rentabilité, le partage plutôt que l’austérité. Il sera autrement plus simple, alors, d’opposer à mesdames Le Pen la fraternité universelle et l’amour du prochain sans condition.

Notre responsabilité est là : être signes et paroles d’espérance. Alors, nous n’aurons plus aucun besoin des professionnels de la gestion des peurs.

Laudato Si’ : une lecture au retour de mon carré de roseaux

Vous l’attendiez – ou pas… Voici donc un condensé de ce que j’ai retenu de cette encyclique, en ma qualité de grouillot de l’écologie de terrain depuis la fin du siècle dernier.
Du moins les points les plus saillants. Il faudrait tout citer. Mais ce serait très long. Si le coeur vous en dit, il y aura les commentaires, pour le reste.

Allons-y donc gaiement !

Cette encyclique est-elle révolutionnaire ?
Et bien non. C’est nous qui avions oublié que la parole chrétienne était révolutionnaire !
Cette encyclique s’annonçait, s’imposait. Quand l’actualité se fait terrible, et interpelle tout homme, c’est toujours comme cela que l’Eglise s’exprime, en propose une lecture chrétienne. Une encyclique, cela sert à montrer à quel point le message du Christ est de notre temps, pas d’il y a deux mille ans ; et que Dieu continue, inlassablement, de répondre à l’homme, tant dans son péché que dans sa recherche de salut.
C’est toujours par ce moyen que l’Église nous rappelle que notre foi ne se vit pas que dans le secret des cœurs, mais se met en pratique, partout où crie l’humanité blessée. Et si « Laudato Si’ est moins une encyclique verte qu’une encyclique sociale », c’est que l’écologie est aujourd’hui une question sociale : la crise écologique est la menace qui pèse sur la survie même de l’ensemble de nos sociétés.

« Tout est lié » : le pape se met à l’approche systémique

Comme écologue de terrain, il me plaît, ce « tout est lié » ; il plaît aux scientifiques que j’ai entendu s’exprimer sur la question. C’est qu’il faut se garder de le lire comme une espèce de vaste fourre-tout, un « sétoupareil » de bistrot. Un système, c’est un ensemble d’éléments en interaction. L’approche systémique consiste s’étudie sans séparer les éléments des uns des autres, ni des règles par lesquelles ils interagissent. C’est la démarche par excellence de la science « écologie », et de beaucoup d’autres aussi. Il s’agit là d’une approche systémique appliquée à la crise que subit la Création, vue à la fois comme biosphère, gouvernée par ses lois biologiques et physiques, et comme projet divin, uni à Dieu par une Alliance.

Mais restons-en au premier terme. L’encyclique s’ouvre par un long diagnostic.
Elle est frappante par sa grande technicité : on aimerait que nos décideurs politiques maîtrisent autant les dossiers que nous leur présentons. Rien ne manque, avec la précision d’un document technique. Pour un professionnel de l’environnement, il est assez frappant de découvrir aux points 35 et 39 entrer désormais dans le Magistère de l’Église catholique la préservation des connexions écologiques et des zones humides, ces vaisseaux et ces cœurs des écosystèmes !

Sur la question du climat, il n’a échappé à personne que le pape s’alignait sur les positions du GIEC. Ce qui amène à souligner deux points :
– à l’image du GIEC, il assortit son propos de la même prudence, différenciant ce qui est sûr et ce qui est « seulement » hautement probable.
– le dérèglement climatique n’est qu’un des dangers qui constituent la crise écologique, l’arbre qui cache la forêt ou plutôt la déforestation ; et les autres ne font l’objet d’aucune espèce de contestation, ni dans leur ampleur, ni dans la responsabilité humaine. Même avec une épaisse mauvaise foi, nul ne peut prétendre que la perte massive de biodiversité des 70 dernières années, cent fois plus rapide que le rythme normal des crises d’extinction des temps géologiques, puisse être un phénomène « naturel » et sans cause.

N’espérons donc pas trouver, dans l’ultime virgule d’incertitude sur la responsabilité humaine dans le dérèglement climatique en cours, une échappatoire, un droit au déni complet de la crise écologique globale. Celle-ci existe, elle est démontrée ; elle est engendrée par notre pression excessive sur la planète depuis une paire de siècles ; cela aussi s’établit scientifiquement.
N’y eût-il même pas de dérèglement du climat en cours que la situation serait déjà critique sur le plan de la perte de biodiversité, de la chute des ressources halieutiques, de l’état des terres agricoles, de l’empoisonnement général des chaînes trophiques, de la pollution atmosphérique, et autres joyeusetés telles que l’épuisement rapide de stocks accessibles de ressources non renouvelables. Du point 19 au point 43 principalement, l’encyclique énumère tous ces points par lequel le monde craque : déprimant ! Tout se passe comme si nous avions décidé de brûler en deux siècles quatre milliards d’années de réserves, « et après on verra, laissez faire, faites confiance ».

Rien d’étonnant à ce qu’un nouveau chapitre de la Doctrine sociale de l’Église s’ouvre par un tableau réaliste et impeccablement documenté de la réalité du monde. C’est bien « dans le monde » qu’il faut aller porter une parole et poser des actes, non dans quelque univers éthéré, intemporel ou abstrait. L’écologie du pape François a les pieds sur terre.

L’originalité, c’est, donc, l’usage d’une approche systémique pour décrypter le phénomène et répondre à la question « que faire ? » Mais en fait, c’est la seule méthode pertinente. Car ce fameux « tout est lié » n’est pas une vue de l’esprit, mais le constat, en soi banal et irréfutable, d’un monde système. C’est vrai d’un point de vue biologique, c’est la réalité des écosystèmes, du climat, des cours d’eau, de la diffusion dans l’eau, le sol, l’atmosphère des différents polluants, c’est vrai aussi d’un point de vue humain ; autrement dit, chaque acte que nous posons engage toute la planète, et ce n’est pas une vue de l’esprit, c’est une réalité économique, écologique et humaine. Ne sommes-nous pas abreuvés d’information sur l’impact que le moindre de nos choix de consommation engendre sur des écosystèmes, des économies, des sociétés, des hommes, à l’autre bout du monde ? La rapidité des échanges, la puissance de nos machines, l’information à la milliseconde fait de nous tous les éléments d’un système : tous en interaction avec tous. Nul ne peut l’omettre sans irresponsabilité crasse.

Pourquoi cet exposé qu’on pourrait juger loin de la doctrine chrétienne ou de la théologie ? Ce n’est pas, comme certains l’ont prétendu avec mépris, que François se soit « laissé entraîner par l’air du temps ». C’est qu’il ne s’agit pas uniquement de « petits oiseaux ».Des points 43 à 59, le réquisitoire s’abat, implacable : d’une manière tout aussi scientifique, ce sont les conséquences sur les hommes qui sont énumérées, démontrées, martelées. Où l’oiseau et l’abeille disparaissent, le pauvre meurt de faim.

Cet exposé scientifique, auquel ne manquent, intemporalité oblige, que des chiffres, est une démonstration, qui enracine dans la réalité de notre temps l’action chrétienne, l’action en faveur de la dignité inaltérable de tout homme. Or, aujourd’hui, c’est par là qu’elle est attaquée. L’écologie n’est ni une idéologie, ni une option politique ou spirituelle pour nantis au ventre plein : les faits sont là. Défendre le droit à la vie de l’embryon n’a plus de sens, si par ailleurs nos choix politiques et économiques le font naître dans un univers de misère où quelque eau souillée de métaux lourds abrègera bien vite son existence. « Mettre l’humain au centre » est incohérent et absurde s’il s’agit de « créer des emplois » qui par leur nature, leur implantation, leur impact, leurs sous-produits, les conditions de travail qu’ils offrent menacent la santé voire la survie même de leur titulaire, de sa famille, de son prochain.

L’état de la planète est tel que l’homme ne peut plus être sauvé si le reste ne l’est avec lui : cours d’écologie, premier chapitre.

L’écologie, conformément aux Écritures

Ce cours d’écologie se double d’un cours de théologie, sur lequel je ne vais pas revenir, car telle n’est pas ma spécialité. Retenons-en principalement que la réalité écosystémique trouve un parallèle dans la vérité théologique. Le projet de Dieu n’est pas un homme isolé, abstrait, déconnecté : l’homme n’est pas un ange (même déchu). C’est une créature concrète, entourée d’autres ; il a émergé de la foule de ces autres au terme de milliards d’années de patiente évolution ; tout ceci n’est pas que décorum inutile. Toute la Création est très bonne ; quoique blessée par le péché de l’homme, toute la Création est concernée par l’Alliance divine qui suit le Déluge ; enfin, toute entière, elle aspire au Salut.
Ces vérités pressenties par Hildegarde de Bingen ou François d’Assise ont dû attendre, pour nous frapper en pleine figure, que notre toute-puissance vienne menacer l’existence même de tout ce qui vit. Elles n’en étaient pas moins écrites. Ce rappel n’a rien d’une concession à l’air du temps.

S’il est vrai que, parfois, nous les chrétiens avons mal interprété les Écritures, nous devons rejeter aujourd’hui avec force que, du fait d’avoir été créés à l’image de Dieu et de la mission de dominer la terre, découle pour nous une domination absolue sur les autres créatures. (Laudato Si’, 67)

Laudato Si’ : une écologie qui marche sur ses deux jambes

Ces rappels théologiques n’ont rien de décoratif, eux non plus. On a parlé d’une écologie les pieds sur terre et la tête au Ciel. On peut aussi choisir la métaphore d’une écologie marchant sur deux jambes : l’une scientifique, l’autre spirituelle. Choisissez ce que vous voulez.

J’en retiens pour ma part que la « moitié » scientifique garantit à l’écologie selon François un ancrage dans la réalité, qui la protège de l’abstraction, de l’intellectualisme, mais aussi du déni où se réfugient tant de nos concitoyens.
Quant à la « moitié » spirituelle, ou théologique, elle vivifie le combat de terrain par une espérance qui fait cruellement défaut à tant d’écologistes de notre temps, épuisés, découragés, déprimés, ne croyant plus aux revirements possibles… cette désespérance de l’écologisme qui en vient à considérer l’homme comme l’ennemi de sa propre planète, approche dénoncée au point 91. Elle rend à la Création autour de l’homme sa forme de dignité propre : différente de celle de l’homme, seule espèce capable de Dieu, mais, elle aussi, réelle et sacrée. Elle brise l’opposition mortifère homme-nature, bien plus due à Descartes qu’à « la culture judéo-chrétienne » et repositionne l’un et l’autre, chacun à sa place propre dans un projet commun du Créateur. Elle sauve, enfin, l’écologie scientifique de l’écueil de l’utilitarisme : en effet, elle assigne au « reste de la Création » une valeur intrinsèque. L’insecte ou la baleine ne valent pas l’homme, mais ils valent quelque chose, et même bien davantage que ce qu’ils peuvent « nous apporter » (dans le cadre des services rendus par la biodiversité par exemple). La créature non-humaine se voit reconnaître une valeur aux yeux de Dieu, indépendante de celle que l’homme lui accorde pour des raisons utilitaires, affectives ou encore esthétiques (points 81 à 88). Ainsi, paradoxalement, la vision chrétienne de l’écologie n’est pas anthropocentrique !

Agir en chrétien contre la crise écologique

Tout notre agir chrétien dans ce monde (et même tout acte en faveur du bien commun, même non chrétien) doit prendre acte des réalités ainsi énoncées. Du point de vue écologique, c’est une approche très pertinente et réaliste, ce qui ne l’empêche nullement d’être radicale. La gravité de la situation interdit les demi-mesures (194 : Sur ces questions, les justes milieux retardent seulement un peu l’effondrement. Il s’agit simplement de redéfinir le progrès. »)

Mais comment faire ?

Décidément bien complète, Laudato Si‘ évite le dernier reproche fait aux publications écologistes : elle propose un plan d’action. Comme cet article commence à devenir long, je me limiterai à ce qui m’apparaît comme central.

Laudato Si’ propose d’agir à trois niveaux : la personne, le collectif local (« à taille humaine ») et le niveau plus traditionnellement appelé « politique ».
(En réalité, dans les trois cas, il s’agit bien de politique – de se préoccuper de la cité – et au sens chrétien : porter dans le monde une parole et une action qui ne sont pas du monde.)

Le point de départ, c’est la conversion personnelle. Notre foi se nourrit d’une rencontre personnelle avec le Christ : une démarche écologique chrétienne découle de la conversion de l’individu. Pourquoi ? Parce que c’est là que se dit le « Oui » à la vie, c’est là que nous avons la garantie de le poser en toute liberté.
Nous pourrons alors agir et toute la dernière partie de Laudato Si’ fourmille d’exemples d’actions. Un catalogue brouillon et simpliste ? Nullement : le reflet, au contraire, du foisonnement d’initiatives vers une vie plus simple, plus sobre, plus respectueuse du frère et de toute la Création ; foisonnement permanent, sans coordination, sans hiérarchie pesante, sans comité d’experts ; insoumis, subversif (quoi de plus subversif, au fond, que de cesser de répondre à l’injonction de consommer plus ?), fourmillant d’un bout à l’autre de la planète, bien au-delà de nos « quartiers de bobos », jusqu’au plus déshérité des bidonvilles. Souvent davantage là-bas qu’ici, d’ailleurs !
Car en matière d’ingéniosité dans la simplicité, de solidarité dans l’adversité aussi, les pauvres nous précèdent, et de très loin, sur le chemin du Royaume. Saurons-nous écouter ce qu’ils ont à nous apprendre ?

Mais ce n’est que le point de départ. Très vite, quiconque convertit son cœur au respect de la Création découvre qu’il peut faire bien plus que changer quelques comportements individuels. C’est le niveau deux : le collectif, le groupe, l’association, grâce à laquelle deviennent possibles les jardins partagés, les actions juridiques, la sauvegarde d’un arbre ou d’un coteau, et tout ce à quoi oeuvrent depuis longtemps, tous les matins, les routards de l’écologie… Ceux qui, par exemple, ce printemps, comptaient les rousserolles au long d’un morne canal.

Quel est le troisième niveau ? C’est celui qui fait hurler au marxisme certains commentateurs : il s’agit de traiter certaines questions écologiques au niveau des États, voire au niveau supranational.
C’est que l’État, voire l’instance internationale, est souvent l’échelon le plus pertinent – le plus bas échelon pertinent – lorsqu’il s’agit de traiter d’un problème planétaire, en raison même du caractère planétaire des systèmes biologiques ou physiques concernés !

196 : Rappelons le principe de subsidiarité qui donne la liberté au développement des capacités présentes à tous les niveaux, mais qui exige en même temps plus de responsabilité pour le bien commun de la part de celui qui détient plus de pouvoir.

Quelle est notre liberté de préserver une rivière de la pollution, si quelqu’un d’autre dispose du pouvoir d’anéantir tous nos efforts juste parce qu’il habite quelques kilomètres plus en amont ? Ce n’est qu’à l’échelle du bassin-versant qu’une « politique aux vues larges » (Laudato Si’ 197) sera en mesure de servir réellement le bien commun.

La question écologique rappelle avec force que le principe de subsidiarité consiste à régler un problème au plus bas niveau disposant des moyens pour le faire, et certainement pas en un blanc-seing accordé, en toutes circonstances, à la liberté individuelle.

En concluant néanmoins sur la nécessité, l’art et la manière de la conversion écologique personnelle, Laudato Si’ rappelle que tout doit partir « d’en bas », mais pour, ensuite, monter. Non, l’écologie n’est pas qu’une affaire de « liberté individuelle ». Elle ne peut pas rester scotchée au rez-de-chaussée : elle doit, sous peine de rester vaine fumisterie ou bribes de survie arrachées au désastre, grimper les escaliers quatre à quatre et aller toquer à grands coups, chez les puissants, au nom de la parole de tous. Finies, alors, les « chartes » culpabilisantes parachutées d’en haut, mais aussi les menaces de « dictature verte » – assez fantasmatiques, mais qui servent d’alibi commode.

Ceci dit, il y a urgence.

Ah, oui, un dernier point.
« Pourquoi tout le monde fait semblant d’oublier qu’il est question d’écologie humaine ? »
Personne ne fait semblant. Mais personne n’a oublié non plus que la position de l’Église sur la protection des plus fragiles, de l’embryon, des générations à venir sacrifiées par un malthusianisme avant tout soucieux de ne rien partager, ou de ceux que nos sociétés utilitaristes rechignent à prendre en charge ne date pas d’hier. De bien avant, en tout cas, qu’on forge l’expression « écologie humaine ». Allons-nous, demain, louer un acte « d’écologie humaine » à l’heure d’adorer la Croix ?
L’objet, la nouveauté de Laudato Si’, c’est d’élargir et d’intégrer ce souci bimillénaire de la dignité inaliénable de l’homme à tout ce en quoi la culture du déchet la menace.

Là encore, ce ne sont que des logiques qui n’auraient jamais dû nous échapper. Alors cessons maintenant de lire et d’écouter, il est temps de se convertir et d’agir. Cherchez autour de vous parmi ceux qui sont déjà à l’oeuvre, petits et grands, nouveaux et anciens… Foin de l’à-quoi-bonisme! Comme le rappelle l’encyclique au point 181, « il y a tant de choses que l’on peut faire ! »

Des Assises où ça bouge

« Saviez-vous qu’il y avait le week-end dernier à Saint-Etienne un événement catholique qui a réuni dix fois plus de participants que l’université d’été de la Sainte-Baume ? »
« Saviez-vous qu’il y a eu dix fois plus de catholiques pour applaudir Patrice de Plunkett, Valérie Masson-Delmotte, du GIEC, ou encore Myriam Cau, EELV ? »
« Saviez-vous qu’il y aurait eu dix fois plus de raisons de titrer « l’Église catholique ne tourne plus le dos à la décroissance » que de présumer d’accointances « de L’Eglise » (toute ?) ou « DES catholiques » (tous ?) avec le Front National ? »

La plupart des articles consacrés aux Assises chrétiennes de l’écologie commenceront de cette manière. C’est inévitable. Que voulez-vous, l’alliance cathos-FN, c’est vendeur coco !

Et puis Toulon en été, c’est des vacances, veinard ! Plus, en tout cas, que de traîner sa caméra juste derrière « Geoffroy-Guichard, au fin fond d’la banlieue de Lyon », alors qu’il y a quarante ans que les frères Revelli ne mystifient plus en dribblant les défenses du pays, comme le déplore le poète…

Tout cela passera. Là-bas, des tempêtes déchaînées dans d’élégants verres à pied toulonnais ou parisiens. Ici, les hommes de bonne volonté se rencontrent autour de gobelets consignés où coulent jus de pomme ou de houblon du Pilat ; et ils sèment, inlassablement.

On peut retenir de ces Assises que le micro s’offrait aux paroles radicales. Non pas fanatiques, mais radicales : enracinées dans la Parole, sans concession. Il faut dire que d’entrée, un duo Patrice de Plunkett-Dominique Lang, ça donne le tournis aux défenses, aux réticences, à la manière d’une paire Lacazette-Fekir des grands soirs. Dehors, le greenwashing, l’écologie complaisante « qui n’entrave pas l’économie »… c’est-à-dire l’écologie qui s’accommode de la cupidité décomplexée. L’encyclique Laudato Si’ n’est-elle pas assez claire ? Nous devons regarder la Terre comme le pauvre d’entre les pauvres, et en sauvant la Terre, nous sauverons non pas « la nature », mais tous les pauvres !

Changer de système, et même plus : de paradigme. Un peu novlangue, cette expression, c’est vrai : on n’a jamais autant parlé de « paradigme » que depuis qu’il s’agit d’en changer. Mais c’est que tout est à remettre en cause : notre notion du progrès, les moyens dont nous pensions qu’ils accroissaient le bien-être de tous ; un progrès, un développement, une économie, un marché qui de serviteurs sont devenus maîtres. Des maîtres à produire le profit de quelques-uns et la misère de tous.

Voilà pourquoi le Cardinal Barbarin a pu redire, comme au mois de juin dans les colonnes de La Vie, pourquoi l’encyclique l’avait réconcilié avec le mot décroissance. Parce que « décroissance » n’est pas « régression ». Décroissance, en écologie, n’est l’antonyme que de « croyance inébranlable dans la possibilité et le caractère bénéfique pour l’homme d’une croissance infinie du PIB ». Décroître dans les richesses matérielles, décroître dans le superflu, pour croître en humanité, en spiritualité, et en justice par un meilleur partage : voilà pourquoi, a dit le Cardinal, « j’ai compris que moins pouvait être Plus. »

Oh, bien sûr, ce n’est pas parce que mille cinq cent personnes assemblées ce soir-là ont applaudi ces propos que je vais en conclure que « les cathos sont convertis à la décroissance ». Ce serait faux. Dix fois moins faux, ceci dit, que d’affirmer que l’Eglise « adoube le FN ». Il y aura, c’est forcé, des perplexes, des inquiets, de non-convaincus par le besoin d’une telle radicalité, des résistances. C’est qu’il s’agit de remettre en cause ce qui, pendant deux siècles, a donné travail et richesses à notre partie du monde… Et qui nous a menés si vite, si près d’un mur dont nous ignorions jusqu’à l’existence. Et oui, les écologistes chrétiens seront comme les autres tentés par la récupération lénifiante qu’offriront les rois de la « croissance verte », du « développement durable » et autres fausses solutions rassurantes. « Imbéciles ! » jetait d’avance à la figure des trompeurs et des trompés consentants un tract distribué autour du parc des expositions…

Il y aura même des personnes qui s’empareront de l’écologie au profit de tout autre chose que la fraternité universelle à laquelle nous appelle le Christ. Qui restreindront l’écologie intégrale, écologie de toute la vie incluant tout l’homme, au périmètre de leur groupe géographique, culturel ou national. Qui tenteront de la garder pour eux, de faire un outil d’exclusion d’un souffle de communion mondiale. Et les premiers se verront accusés de « faire dans le mélange des genres » et de « frayer avec le fascisme ».
C’est le drame. Une bonne idée sera toujours pillée et même détournée.

« Bon d’accord. Y’a une encyclique, alors tout le monde va applaudir trois conférenciers et rentre chez soi très content, fier que manger des pommes bio rende encore meilleur catho. Et dans trois mois tout le monde aura oublié. »
Déjà, si c’était ça, ce ne serait pas très différent de la conscience écologique d’une grande partie des Européens, tout fait religieux mis à part. Ensuite… non. Ben non.

C’est qu’ils sont – que nous sommes quelques-uns à ne pas avoir attendu l’encyclique pour nous y mettre. Des dizaines de groupes, de communautés religieuses, de paroisses, d’associations sont déjà au travail sur le terrain depuis des années. Ils étaient là pour témoigner, apporter leur expérience, offrir aux curieux d’engagement d’innombrables portes ouvertes. Sans craindre d’aborder les questions qui dérangent : la démographie, les droits de l’animal, les grands projets, la démocratie locale, le partage planétaire des ressources. Consulter a posteriori le programme des Assises
en dira plus long que tous les inventaires que je pourrais écrire ici – sans ratons laveurs.

Tout autour de ces ateliers, nous nous sommes retrouvés ; l’occasion, dans certains cas, de passer du virtuel au réel. Scouts de diverses couleurs, habitants d’éco-hameaux, vieux routards de l’écologie de terrain, théologiens, journalistes, dont l’équipe de la nouvelle revue Limite, blogueurs, prêtres et religieux, professionnels de l’environnement, politiques, tous étaient là pour des rencontres parfois improbables. De ces échanges qui n’ont lieu que là, où d’un quart d’heure à l’autre on parle TAFTA, réfugiés ou protection de nids d’hirondelles en Haute-Saône.

Foisonnante, bouillonnante, vivante, vivifiante, et diverse ; lucide, mais pleine d’espérance ; enthousiaste, mais humaine, avec ses divisions et des contradictions ; mais surtout, cherchant à être radicalement évangélique ; telle est l’écologie chez les chrétiens, telle du moins qu’elle est apparue à Saint-Étienne ces trois jours.
L’usage voudrait que je tempère par un côté obscur. C’est inutile. Assez de prophètes de malheur ou de grincheux l’ont fait à ma place. Qu’ils sachent que nous ne sommes pas béats. Nous courons exactement les mêmes risques que tous les autres écologistes sincères. Nous espérons en Christ pour nous en préserver.

C’est cette espérance qui fait que tous les matins, je retourne à mon poste de chargé d’études en association de protection de la biodiversité sans déprimer, sans me dire, comme tant de mes collègues que c’est foutu, que les politiques ceci et Monsanto cela. C’est déjà ça de pris.

Tous les ans, c’est la même chose

Tous les ans, c’est la même chose. En juin-juillet, le cœur manque un peu.
La protection de la Nature n’est pas le métier le plus reposant. C’est que contrairement à un discours souvent rabâché, nous sommes sur le terrain, et non « dans un bureau parisien ». Dans le seul département du Rhône, je compte, sur la base www.faune-rhone.org , un total d’environ 14 000 données transmises par les observateurs rien que pour le mois de juin – en cumulant les oiseaux (80%), les mammifères, les reptiles, les amphibiens et divers groupes d’insectes. (Pour mémoire une donnée = tant d’individus, de telle espèce, telle date, en tel lieu). On estime qu’il faut 2 à 4 minutes sur le terrain en moyenne pour produire une donnée « oiseau », et bien davantage pour les autres groupes, plus rares, plus discrets ou plus difficiles à identifier. Faites le calcul.
Nous passons donc beaucoup de temps dehors, beaucoup de temps sur les routes, et le tout avec des horaires mobiles car alignés sur le lever du soleil. Autrement dit, on commence « pépère » en mars, mais on finit en mai et juin avec un rythme qui n’est pas précisément celui d’un bureaucrate.
Le tout pour se rendre en des sites qui ne sont pas forcément les vertes campagnes. C’est même somme toute assez rare. Il s’agira plus souvent des environs d’un chantier, d’une carrière, voire d’une rue de banlieue où il faut bien tâcher de relever la « biodiversité ordinaire ».
Cela prend environ la moitié du temps, en saison. Sur l’année, disons un quart. Le reste : analyse de données, et protection concrète : rapports, dossiers, réunions, propositions de mesures, suivis, combats. Combats pour qu’il reste quelque chose à protéger demain. Rappelez-vous : près de la moitié de la faune sauvage planétaire a disparu en moins d’un siècle.
Voilà. C’était juste une petite réponse au classique « ouah, c’est un beau métier ». Bien sûr, mais il ne faudrait pas hâtivement y voir une sinécure, consistant à batifoler à temps plein dans les frais bocages en brandissant jumelles et filet à papillons (« aux frais du contribuable », ajoutera-t-on dans les bistrots). C’est un travail qui, autant que beaucoup d’autres, peut se montrer usant, pénible, fastidieux, ou démoralisant, comme il peut être source ponctuelle d’exaltation ou d’émerveillement. Puis, il est technique, et comme tel, presque jamais facile. Un travail, quoi. Un vrai. Tout simplement.
C’est aussi un travail qui ne cesse pas une fois fermée la porte du bureau. L’écologie, a fortiori intégrale, questionne la vie entière – oblige à repenser tous les choix du quotidien, mais suggère aussi une infinité de combats, de sources de révolte et d’indignation. Je ne vous la refais pas, vous le savez depuis longtemps, « tout est lié »…
La paroisse appelle. Telle association recrute. Tel message est à relayer. « Et là, vous êtes où ? On vous attend. »
On ne peut pas être partout, bien sûr. Affaire de « charisme », de compétences surtout. Je n’ai ni l’un, ni l’autre en ce qui concerne ce qu’on nomme classiquement l’humanitaire, par exemple. Il faut bien laisser agir ceux qui en ont davantage la vocation. Ce qui n’empêche pas de se sentir profondément remué par les justes combats qu’on laisse mener par d’autres, parce qu’on n’a pas le temps ni la force d’y être soi-même.

Tous les ans, c’est la même chose. On se demande si on ne devrait pas y être quand même. Non pas abandonner ceux-ci pour ceux-là. Pour que le pauvre ait à manger, il faut du pain. Pour qu’il y ait du pain, il faut qu’il y ait des vers de terre, des crapauds et des oiseaux, etc. Et le pauvre aura, comme tout le monde, le droit de vivre dans un monde empli d’oiseaux, même si ceux-ci ne « servent à rien » aux yeux d’un technocrate inhumain.

Tous les ans, c’est la même chose : nous nous demandons s’il est vrai que là, ça y est, on peut aller se la couler douce quelques jours « dans un endroit désert, à l’écart ». Il n’y a de toute façon pas d’endroit si désert, ni si à l’écart, qu’on n’y trouve un pauvre qui crie. On y trouvera de toute façon toujours sœur notre mère la Terre, pauvre parmi les pauvres selon Laudato Si, au point deux.

Elle gémit à tel point que pour dormir un peu, il faut se boucher les oreilles, et ce n’est pas glorieux. L’affaire se complique encore plus, si l’on considère que l’Eglise nous propose en la matière un vaste éventail de saints qui se sont tués à la tâche au sens propre. L’enseignement du nécessaire respect du repos régulier, instauré par le Créateur en personne, heurte de plein fouet un culte, si j’ose dire, du burn-out humanitaire jusqu’à la mort.
Après tout, l’essentiel est qu’il y ait des remplaçants jusqu’à la fin des temps.

Tous les ans, parmi les réponses, on me dit qu’une solution consiste à confier tout cela à la prière. Hélas, cela ne « suffit » pas. A-t-on l’esprit plus tranquille ? Est-ce à dire que la prière serait une échappatoire commode, une façon de s’en laver les mains ? C’est ce qu’on m’a longtemps appris : « prier pour ceci ou cela, c’est une bonne excuse pour ne pas se bouger ». C’est sans doute un manque de foi de ma part : confier quelque chose à la prière ne m’apaise pas la conscience. De toute façon, concrètement, combien de temps pouvons-nous passer sans qu’un des problèmes du monde ne se rappelle à notre bon souvenir ? Si nous réussissons à trouver un recoin de Nature très exceptionnellement préservé et dépourvu de 3G, je dirais un quart d’heure, au grand maximum.

Tous les ans, c’est la même chose. Comment résoudre cette contradiction ? D’autant plus qu’on a vite fait de se prétendre épuisé pour gratter un rab’ de sabbat du corps et de l’esprit. C’est si facile. La tentation guette de tous les côtés : tentation de jouer au débordé, à l’épuisé – au saint – aussi bien que tentation de toute-puissance, dans le fait de ne jamais arrêter. Qu’on dise stop ou encore, comment savoir si c’est l’Esprit qui nous le glisse, ou plutôt Satan et ses pompes, qui nous pompent l’air mais nous soufflent aussi ce que nous aimons entendre ?

La Croix, folie pour la compétitivité

Aujourd’hui, nous célébrons la folie de la Croix.

Folie, elle l’est plus que jamais, dans sa totale gratuité, sa totale liberté.

Au sortir de la Seconde guerre mondiale, l’écrivain Virgil Gheorgiu écrivait « La vingt-cinquième heure » où il décrit d’une façon incroyablement prophétique le monde qui nous attendait. C’est le monde de la technique, le monde où la technique a depuis longtemps cessé d’être un outil pour atteindre au rang de morale.

Il faut, de toute urgence, relire ce livre, car il est peut-être déjà trop tard.

Il faudrait tout citer, de la longue démonstration que l’auteur place dans la bouche de Traian Koruga. Limitons-nous à ceci :

« Pour finir les hommes ne pourront plus vivre en société en gardant leurs caractères humains. Ils seront considérés comme égaux, uniformes et traités suivant les mêmes lois applicables aux esclaves techniques, sans concession possible à leur nature humaine.

Il y aura des arrestations automatiques, des condamnations automatiques, des distractions automatiques, des exécutions automatiques. L’individu n’aura plus droit à l’existence, sera traité comme un piston ou une pièce de machine, et il deviendra la risée de tout le monde s’il veut mener une existence individuelle. Avez-vous jamais vu un piston mener une vie individuelle? (…)

La société technique travaille exclusivement d’ après des lois techniques – en maniant seulement des abstractions, des plans – et en ayant une seule morale: la production. »

La technique est neutre, paraît-il, c’est l’usage qu’on en fait, blablabla. Mais on ne fait plus usage de la technique : c’est elle qui use de nous. Il existe déjà un ordinateur membre d’un conseil d’administration. Et plus personne n’est en mesure d’empêcher que quelque part, un bateleur lance sur le marché un joujou qui nous asservit encore un peu à sa propre existence. Quoi ? Ce n’est pas une loi ? Nous sommes libres de ? Essayez donc de trouver un emploi si vous n’avez ni voiture, ni mail, ni téléphone portable, ou même s’il vous manque un seul de ces trois. C’est cela, l’impossibilité d’une existence de piston isolé.

Ce déferlement nous impose une « vie optimisée » selon cette seule morale : le bilan avantages-coûts d’un strict point de vue production et consommation de biens matériels, au mieux résolubles en sensations : plaisir, émotions fortes. La pression de la chasse au temps perdu est intense et nous l’intégrons dans toutes nos fibres, dans tout notre être. Voyez comme, dans notre vie, nous traquons la moindre minute futile. Trois minutes d’attente devant un micro-ondes ? Deux minutes pour un métro ? Intolérable : que vais-je faire de ces deux, trois minutes ?

Par chance, je peux désormais dégainer mon téléphone et me connecter à Internet en 4G. Et qu’importe si ces minutes ainsi occupées exigent une organisation démentielle, une débauche d’énergie – production des outils, antennes, ondes, serveurs… – dont le monde devra, bien vite, régler la note. J’optimise. Pardon ! Je me laisse optimiser.

Je n’ai pas laissé cette minute bêtement abandonnée à la gratuité.
Je l’ai valorisée.
Je l’ai commercialisée.
Quelqu’un en a même acheté les données.

Il y a encore deux ou trois ans, il m’arrivait, en vacances au fond d’une vallée alpine, de me surprendre à ne rien faire et ne rien avoir à faire. Nous revenions de randonnée, nous étions douchés, reposés, le dîner mijotait. Je pouvais ne rien faire pendant quelques minutes. Et j’en ressentais une paix intérieure, une douceur de vivre telle que celle ressentie lorsque, dans la campagne, tout à coup nous réalisons qu’il n’y a aucun bruit de moteur : rien que le silence et les oiseaux.

Dans un cas comme dans l’autre, cette sensation, c’est celle d’être brièvement libérés de l’emprise de la machine.

C’est fini. Nos métiers nous imposent une connexion mail du jour de l’An à la Saint-Sylvestre, et donc, lors de tels instants, je louche vers le portable où, sans doute, m’attend quelque travail, quelque occupation productive pendant que les spaghetti cuisent.

Telle est, aussi, la vocation des « objets connectés » : nous sceller à jamais dans un flux d’informations où l’inactivité n’existe plus : à chaque seconde, nous serons production-consommation. C’est ce qu’on appelle, dit-on, la « ville intelligente », le « monde intelligent », optimisé.

Optimisé selon quoi ? Toujours un seul et même axe – notre monde n’en connaît plus d’autre : la production. Vissés sur cet axe, nous avons tout juste la liberté d’en choisir la couleur dans notre feuille de tableur. Nous ne pouvons ni nous en extraire, ni même le prendre à rebours : notre performance est métrée à chaque seconde par un million de « capteurs intelligents ». Ils nous signalent, gentiment, le trajet le plus court, le métro le plus proche, le lieu de consommation de loisirs le plus efficient en termes de rapport qualité-prix et le moyen de le rejoindre sans perdre de temps. Demain, si je choisis de marcher lentement par cette rue encore pleine d’arbres pour écouter la Fauvette à tête noire, mon téléphone vibrera dans ma poche sa fureur de me voir dédaigner l’itinéraire optimal concocté par ses soins.

Adieu, lentes processions; finis, petits princes qui marchent tout doucement vers une fontaine; adieu, conquérants de l’inutile, art pour l’art, don gratuit et même droit à ne rien produire, ne fût-ce qu’une minute.

Liberté de dire non ! Calembredaine, quand l’existence normée par « une seule morale, la production » s’étale sur tous les murs de la cité, se déverse à longueur de flux audio, vidéo, écrits ou parlés, sourd de chaque objet du quotidien, de chaque contact avec l’autre occupé à vivre de la sorte. A mille piqûres de rappel par jour, « d’acteurs économiques » me rappelant à l’ordre, même si je ne risque pas la prison pour mon refus, c’est une bien drôle de liberté. C’est celle d’un malheureux condamné à entendre nuit et jour une même radio, à qui l’on rétorquerait que s’il est forcé de l’entendre, il est bien libre de ne pas prêter attention aux paroles…

Et pourtant, la seule chance est là. La seule liberté qui demeure en dictature est de refuser son consentement. Long et pénible combat intérieur – tiens, comme le combat contre le péché. Refuser de jouer ce jeu, refuser d’obéir aux ordres, à cet ordre d’un nouveau genre, avec ses vœux perpétuels tacites, son obéissance jamais écrite, mais absolue, son consentement arraché « parce qu’à notre époque, même si on ne veut pas, on ne peut pas faire autrement ». Combien de fois l’avons-nous prononcée, cette phrase, dans notre monde de « libre choix » ? Cette liberté, pour l’heure, n’existe pas: elle est à conquérir jusqu’à faire taire la radio.

Cet ordre nous ravale plus bas que la bête : au rang de l’objet. L’animal vit une existence optimisée par des millénaires d’évolution, c’est vrai. Mais tout ceci découle sur l’ultime don : la reproduction. La perpétuation, don total de soi vers l’autre. Le faucon s’épuise pour sa nichée. Le papillon pond et meurt.

L’homme produit, consomme, accapare.

Quant à la reproduction, il planifie sa suppression, qui sera devenue inutile quand la technique aura « vaincu la mort ». Ainsi, l’homme pourra produire et consommer à l’infini. Pour qui ? Pour quoi ?

Pour qui ? Pour quoi cette production perpétuelle ?
Pour qui, pour quoi notre temps optimisé, nos interstices remplis, nos agendas blindés, nos réseaux où nous sommes engoncés comme les pièces d’un puzzle, fonctionnelles, parfaites, immobiles, paralysées ?

Et dire qu’aujourd’hui, nous célébrons le don absolu de Celui qui est homme et davantage qu’un homme. Demain, nous célébrerons la victoire sur la mort dans le Dieu fait homme.

Nous proclamons un Messie crucifié ! Folie pour les technocrates, pour les économistes qui réfutent l’idée même de gratuité, folie pour les villes intelligences et les objets connectés, folie pour l’homme augmenté qui demain « vaincra la mort » en se faisant moins homme, folie pour la compétitivité.

Folie pour les machines. Sagesse aux yeux de Dieu.

Le barbare et la fourmi

Il est des semaines où on se laisse aller à un peu de satisfaction, dans son engagement de petite fourmi éprise de bien commun. Parce qu’un article de blog a attiré cent lectures, parce qu’un autre est publié dans un journal, parce qu’on a réuni une cinquantaine de personnes autour d’un conférencier passionnant, on s’enflamme, on se gonfle – voilà du bon et utile travail de fait. Quantitativement insignifiant, mais sa petite part, son petit pas de fourmi sur le chemin qui, on l’espère, mène à un monde plus juste.
Puis, on se retrempe dans le monde « réel », on le laisse venir à soi tel qu’il est après notre petit pas de fourmi.
On apprend qu’un jeune botaniste s’est fait tuer par une grenade de gendarmerie au Testet et que la classe politique communie dans le cynisme pour en faire un casseur, sinon un délinquant récidiviste, et nous rabâcher qu’avoir des convictions et les défendre, en notre siècle de pragmatisme, c’est très bête et devrait être interdit.
On apprend qu’Asia Bibi est toujours en enfer et que la seule issue qui s’annonce est l’horreur, et qu’on ne sait même plus que faire, puisque notre mobilisation même dessert sa cause.
On apprend encore d’autres déchaînements de barbares, ici contre un couple de chrétiens, ici contre une « tribu » (pourquoi ce vocable dénigrant ?) sunnite.
On apprend que la famine tue toujours autant d’enfants par vingt-quatre heures et le SDF du coin de la rue est toujours là, sauf qu’en plus, ce soir, il pleut.
On apprend que la barbarie triomphe toujours, peut-être plus qu’il y a trente ou quarante ans même, qu’elle soit en barbe crasseuse, en blouse de médecin ou en col blanc. Elle est toujours là à brailler que la puissance justifie tout et notamment de découper son prochain en fines rondelles.
Et on est là avec notre pauvre article et notre pauvre conférence et notre pauvre petit pas de fourmi. Avec nos cinquante personnes, avec les deux cents autres qui formaient dimanche autour de nous notre chaude et diverse communauté paroissiale, avec les collègues qui reviennent trempés du terrain à la recherche de la bestiole qui sauvera une zone humide, et tout et tout.

Et on se sent pire qu’insignifiant.
Et une prière monte, toujours la même – « Dieu, est-ce possible ? »
On a beau avoir lu le livre de Job, on a beau avoir longuement médité sur la Crucifixion, on a beau savoir que Dieu est tellement humble qu’Il ne se permet pas de tout faire rentrer dans l’ordre comme un despote éclairé…
On lui rendrait bien les clés quand même.
Allez, pas tant.

On lui demanderait bien un petit signe que ce sont les fourmis qui gagneront à la fin. Pas sans Lui, mais un peu quand même. Je veux dire : autrement que dans une Parousie pleine de coups de tonnerre et de grands signes dans le ciel, Deus ex machinā au sens propre, seule capable d’arrêter le massacre.

D’ici là, les fourmis se sentent comme des andouilles.

Elles connaissent l’Histoire, le coup du progressisme et du sens de l’Histoire, on ne le leur fait pas. Elles savent que les nations les plus civilisées du temps, celles qui croyaient que la guerre même serait proprette et courte, ont été tout juste bonnes à se déchiqueter à coups d’obus sur des barbelés pendant quatre ans, tout juste bonnes à considérer que la puissance brute méritait qu’on lui sacrifie la jeunesse d’un continent, ses paysans, ses ouvriers, ses professeurs et ses artistes, ses ingénieurs et ses poètes, avant de remettre ça en pire vingt ans après. Elles savent que la pire barbarie de l’Histoire est née au cœur de la « civilisation » et que ce n’est pas bon signe.
Mais elles ne voulaient pas se résigner, ces fourmis, comme toutes les fourmis avant elles. Elles étaient si fières de leur petit pas avec leur petite aiguille de pin.
Si heureuses qu’elles avaient fini par y croire.

Mais non. Demain, peut-être, le corps martyrisé d’Asia Bibi pendra au bout d’une corde, entouré d’une foule satisfaite. Demain, peut-être, des bulldozers achèveront de défoncer le vallon du Tescou et demain, à coup sûr, des enfants mourront de faim, entourés (de plus loin) de technocrates expliquant qu’on ne peut rien y faire sans contrarier l’économie. Et je mets volontairement en parallèle, sinon sur un même plan, ce qui n’est en fin de compte que trois facettes plus ou moins brutes ou plus ou moins feutrées d’une même barbarie, la même qui proclame que tout ce qui vit doit être enfourné dans la gueule de la volonté de puissance.

Fourmi, j’ai si peur que je peux aussi me boucher les yeux. Je ne veux pas le savoir. Je me verse un petit verre de whisky, je place un vinyle sur la chaîne (luxe d’un vintage bien cossu), j’allume une lampe supplémentaire et me carre dans mon canapé.

Je l’ai fait, une heure, pour ne pas sombrer dans la folie.

Fourmi, demain, quand même, il faut reprendre le chemin, du même pas. Que faire d’autre ?

Qu’avons-nous fait de l’Europe ?

Il y a quelques jours a circulé une pétition destinée à s’opposer à la nomination d’un baron du pétrole à la tête de la Commission Climat de l’Union européenne. Aujourd’hui, c’est le budget de la République française qui va être visé par la Commission européenne où il peut être rejeté sans autre forme de procès, avec mises en demeure de coupes franches ici ou là.

Qu’avons-nous fait pour en arriver là ?

Car où sommes-nous ?
Nous sommes toujours citoyens d’une république, mais nous en sommes réduits à des pétitions pour exprimer notre avis sur la nomination de ceux qui nous gouvernent, et ce, sur des sujets aussi cruciaux que le dérèglement climatique. Nous sommes citoyens d’un Etat souverain, mais celui-ci n’a plus de souveraineté pour établir ce qui fonde normalement l’indépendance d’un Etat, d’un foyer, d’un individu : l’usage qu’il fera de ses ressources.

A ce rythme, nous en serons réduits à chantonner des mazarinades comme seul mode d’action politique.

Oh, il y avait d’exccccellentes raisons, bien sûr. Tout un arsenal de pactes de stabilité devait nous garantir des dangereuses embardées de l’économie. Il nous assigne désormais, aussi, un chemin étroit en matière politique, une façon unique d’user des ressources d’un pays et de les répartir. Mais à la limite, le problème n’est pas – pas du tout, même – le bien-fondé des règles ainsi définies.

Le problème, c’est que près de soixante ans de construction européenne, fondée dans ce qu’on appelait alors le monde libre, et fière d’incarner à la fois la liberté et la prospérité de ce qui n’était encore qu’un demi-continent, soixante ans d’avancées présentées comme des évidences ont abouti à cela : des citoyens dépossédés de la possibilité de choisir leurs véritables maîtres. Et ceci, sans fabuler on ne sait quel complot, cénacle d’Illuminati templiers reptiliens ou je ne sais quoi. Non, c’est un fait, les instances élues le cèdent à des instances où l’on se coopte entre soi. Les citoyens ont si conscience que c’est là que tout se joue qu’ils tentent, éperdus, lorsque l’affaire est grave, d’exercer une vague influence sur les débats. Généralement en vain.

Tout cela pour notre bien, me direz-vous. Quelle infantilisation ! Quelle régression ! Quelle est donc la différence avec l’Ancien Régime, où le roturier n’était bon qu’à voir ses Messieurs débattre de hautes affaires et lui tapoter la tête avec condescendance ? Qui nous garde de pareils gardiens ?

Que la politique de l’UE soit bonne ou mauvaise, le terrible est là : que nous y adhérions ou non n’y changera pas une ligne. Nous avons juste réussi à réinventer une très vieille forme de gouvernance, très archaïque même. Cette forme qui, en tout temps, s’est targuée de la supériorité de vues qui légitimerait son droit à gouverner la plèbe sans la consulter. Tout au plus la « modernité » lui impose-t-elle de prétendre prendre soin des peuples en question, de mieux agir pour eux-mêmes qu’ils ne le feraient eux-mêmes. Là encore, on croirait entendre un parent d’enfant de six ans particulièrement capricieux.

Il ne faut pas s’étonner, derrière, que les citoyens soient prêts à suivre n’importe qui leur promettant de leur rendre le pouvoir ; y compris des partis dont on peut aisément deviner, ou constater sur le terrain, que le réel partage du pouvoir n’est pas leur tasse de thé, non plus que le respect des prérogatives des citoyens.

Le pire est que cette attitude désespérée sert aux pouvoirs en place à justifier leur domination, avec cet argument massue : « vous voyez bien, les gens, quand on les laisse choisir, ils font n’importe quoi. Alors laissez-nous le pouvoir, nous, nous ne ferons pas de bêtises. Faites-nous confiance. »

D’ailleurs, ça ne va pas rater : ce billet sera vraisemblablement classé « europhobe, qui fait le lit du Front national, soutient Zemmour, flirte avec l’extrême-droite catho-souverainiste, met du fromage râpé dans le gratin dauphinois et tue des chatons », en vertu de la pensée par packs précédemment évoquée.

Et d’enfoncer le clou en rappelant qu’Hitler est arrivé au pouvoir de manière démocratique, ce qui veut dire que hein, la démocratie, oui, mais à condition de ne pas laisser trop de cratie au démos, pas trop de choix, sinon, ma bonne dame, voilà ce qu’il fait ce vilain démos : il casse le joujou. Autant le lui enlever tout de suite.

Que ce soit l’occasion de rappeler que NON, Hitler n’est pas « arrivé au pouvoir démocratiquement ». Même en additionnant ses voix et celles du DNVP, il n’a jamais obtenu la majorité au Reichstag. Il n’a pas été nommé chancelier par Hindenburg à l’issue des élections remportées par son parti, entre autres à cause de cela. Il a fini par l’être à l’issue d’élections nettement moins maîtrisées et dans le cadre d’un sale petit jeu de poker menteur entre conservateurs, d’une manière non constitutionnelle. Et une fois en place, il avait si peu la confiance du Reichstag qu’il n’a pas attendu un mois pour balayer le fonctionnement normal de l’Etat à son profit. Ceci sans même parler de l’état de déliquescence des institutions « démocratiques » de Weimar à cette époque ou du caractère « libre » d’élections dans les rues écumées par la SA. Bref.

Nous avions cru à l’Europe. Lors de la chute du Mur, j’avais treize ans. Ce sont de ces moments où l’on sent le souffle de l’Histoire, et en tempête encore. On croyait sincèrement œuvrer pour la paix, la liberté et la prospérité. Qu’avons-nous fait pour nous retrouver avec une paix de plus en plus précaire du côté de l’Est, une liberté de choisir entre blanc et crème, une prospérité remplacée pour longtemps par l’austérité ?

Que faire ?
Si je savais, ce serait dangereux. Je risquerais de devenir un bel exemple de « n’importe qui qui promette aux citoyens de leur rendre le pouvoir ». Je crois n’avoir à peu près rien d’un leader charismatique, et j’en suis bien aise.
M’est avis que déjà, il faut réfléchir. Là aussi, on nous en a déshabitués. Des décennies lénifiantes et infantilisantes ont achevé de nous convaincre que nous étions trop bêtes et pas assez experts en ceci ou en cela pour penser notre monde, notre société, notre projet. Tiens, un projet ! Nous n’en avons plus aucun. C’est l’un des points qu’avait souligné Gaël Giraud, lors d’une conférence dans le cadre de la Journée de prière pour la Création du diocèse de Valence. Notre temps n’a plus aucun projet, plus aucune vision eschatologique à proposer – rien qu’un vague statu-quo désespérant et désespéré. On peut repartir de ça.
Un but, quelque chose qui porte et qui fédère ; comment voulez-vous exiger des citoyens une marche en avant s’il n’y a ni avant ni arrivée envisagée ? Combien de temps à galoper sur un tapis roulant, s’étonnant de ne jamais rattraper la carotte peinte sur le mur de la salle de fitness ?

Un but, des idées, des expériences repartant de la base, des fondements de ce qui lie les citoyens, les fait se sentir concernés par la citoyenneté, c’est-à-dire la vie de leur cité. La « mondialisation » sert aussi d’argument pour nous en dissuader, pour nous rabâcher que nous ne contrôlons rien, que tout se joue ailleurs, que tout nous dépasse, qu’un chef d’entreprise au bout d’un monde peut décider d’un battement de cil de quelque chose qui touchera notre quotidien plus que nous ne pourrons jamais le faire. Déjà, refusons cette désespérance et reprenons dans nos mains les leviers à notre portée. C’est moi qui choisis à qui je parle dans la rue, dans l’immeuble, dans le village, c’est moi qui choisis d’entrer dans une association, dans un réseau, c’est moi qui choisis quels circuits commerciaux m’alimenteront – par exemple. C’est dérisoire, peut-être, mais un peu moins désespérant que de se lamenter sur son impuissance.

De toute façon, avons-nous un autre choix ?

« Ces misérables, il les fera périr misérablement »

Si ce n’était évidemment pas un hasard que la rencontre d’écologie chrétienne « Pèlerins de la Terre » fût programmée pour (quasi) coïncider avec la fête de saint François d’Assise, patron des écologistes, c’est un signe d’un genre un peu différent qui nous a donné pour ce dimanche-là comme Evangile la parabole des vignerons meurtriers (Mt 21, 33-43).
Relisons-la rapidement.

Jésus disait aux chefs des prêtres et aux pharisiens : « Écoutez une autre parabole : Un homme était propriétaire d’un domaine ; il planta une vigne, l’entoura d’une clôture, y creusa un pressoir et y bâtit une tour de garde. Puis il la donna en fermage à des vignerons, et partit en voyage. Quand arriva le moment de la vendange, il envoya ses serviteurs auprès des vignerons pour se faire remettre le produit de la vigne. Mais les vignerons se saisirent des serviteurs, frappèrent l’un, tuèrent l’autre, lapidèrent le troisième. De nouveau, le propriétaire envoya d’autres serviteurs plus nombreux que les premiers ; mais ils furent traités de la même façon. Finalement, il leur envoya son fils, en se disant : ‘Ils respecteront mon fils.’ Mais, voyant le fils, les vignerons se dirent entre eux : ‘Voici l’héritier : allons-y ! tuons-le, nous aurons l’héritage !’ Ils se saisirent de lui, le jetèrent hors de la vigne et le tuèrent. Eh bien, quand le maître de la vigne viendra, que fera-t-il à ces vignerons ? »
On lui répond : « Ces misérables, il les fera périr misérablement. Il donnera la vigne en fermage à d’autres vignerons, qui en remettront le produit en temps voulu. »
Jésus leur dit : « N’avez-vous jamais lu dans les Écritures : La pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs est devenue la pierre angulaire. C’est là l’œuvre du Seigneur, une merveille sous nos yeux ! Aussi, je vous le dis : Le royaume de Dieu vous sera enlevé pour être donné à un peuple qui lui fera produire son fruit. »

>Nous voici donc en face de vignerons qui, s’étant vu confier en fermage une vigne qu’ils n’ont pas plantée, refusent, le jour venu, de verser au propriétaire de la vigne ce qui lui est dû, le montant du fermage. Ils vont jusqu’au meurtre pour cela. Ils prennent même un soin particulier à trucider le fils du propriétaire, avec cet argument frappant : « voici l’héritier ! Tuons-le, nous aurons l’héritage ».

S’il est bien sûr explicitement question du Royaume de Dieu, il me vient à l’esprit un parallèle frappant avec un autre don de Dieu, je veux bien sûr parler de la Création. Elle aussi nous a été remise en fermage. Tout ce que la Terre compte d’êtres vivants dont nous utilisons les services, nous ne l’avons pas créé, nous n’avons pas tissé nous-mêmes les liens qui les unissent ; il n’y a même que fort peu de temps que nous commençons à comprendre que cette Création ne nous offre pas que le seul service d’une production de la biomasse de notre choix.

Et à son propos aussi, le maître vient nous demander quelques comptes. Il est bien humble, ce fermage : Dieu ne prélève pas de dîme sur nos récoltes ; il nous demande simplement de ne pas détruire ce qu’Il a planté. Il vient simplement nous rappeler que cela n’est pas à nous, non pour nous spolier, mais pour que nous ne manquions pas à notre devoir d’intendance prudente et bienveillante, celle qui fait produire son fruit, celle qu’on appelait il y a peu encore « en bon père de famille » et qui signifiait non pas l’établissement d’un règne de phallocrate mais le devoir de rendre la terre aussi propre à porter du fruit qu’on l’avait reçue soi-même.

Ce propriétaire est pourtant bien ennuyeux. Il vient nous rappeler que tout ne nous appartient pas, que nous n’avons pas le droit de l’accaparer, de nous en proclamer les maîtres à sa place, et que nous devons maintenir cette vigne, cette Création, aussi propre à porter du fruit le jour où nous la remettrons que le jour où nous l’avons reçue. Il nous demande aussi quel fruit nous en tirons : des fruits qui ne soient pas destinés qu’à la seule satisfaction égoïste de quelques accapareurs, mais aussi à Lui, c’est-à-dire à tous.

On dirait furieusement un écologiste, ce propriétaire de domaine, en fait, non ?

Voilà sans doute pourquoi ses émissaires sont aussi mal reçus que ces vilains z’écolos. Ils font rien qu’à nous rappeler exactement les mêmes choses. Comme souvent, ils ne sont pas croyants, ils ne parlent pas de Dieu. Ils parlent des générations futures. Mais comme ce que nous faisons à l’un de ces petits qui sont ses frères est aussi fait à Lui, cela ne fait pas une grande différence. Ils n’arrêtent pas de nous rappeler que nous ne nous suffisons pas à nous-mêmes, car c’est cette vigne qui nous permet de vivre.

Et bien sûr, ce n’est pas agréable à entendre. Nous aimerions mieux penser que nous ne devons rien à personne, même si ce n’est pas vrai. Nous préférons nous enclore dans ce domaine dont nous n’avons construit ni la clôture ni même la tour de garde, y placer nos drapeaux, et jeter dehors tout ce et tous ceux qui nous déplaisent. Nous préférons être les seigneurs et maîtres, les nouveaux propriétaires de la vigne ; en faire ce que nous voudrions, la (mal)traiter, lui arracher tout ce qu’elle peut donner, la faire pisser, comme on dit, et surtout, en garder le fruit pour nous. Et pour cela, nous avons eu une idée de génie : tuer l’héritier pour se proclamer maîtres de l’héritage à sa place. Et à travers lui, c’est aussi le Créateur que nous espérons avoir tué, afin de fonder notre domination sur un double mythe commode : l’héritier, c’est nous, et les créateurs, c’est nous. Quelqu’un réclame ? Couic !

L’on pourrait réécrire une transcription de cette parabole. On pourrait décrire des vignerons qui inondent la vigne de poison, arrachent la moitié des ceps pour se bâtir une somptueuse maison, transforment l’autre moitié en OGM dans l’espoir qu’elle produise double et compense ainsi la perte, ajoutent à la clôture des barbelés pour empêcher les pauvres de grappiller après la vendange et en réduisent d’autres en esclavage pour manipuler à leur place les feuilles recouvertes de pesticides. Que dirions-nous si l’on nous décrivait de tels vignerons ? Quelque chose comme « ces misérables, ils périront misérablement, tués par leurs propres poisons, affamés par les ressources qui manqueront quand ils auront arraché tous les ceps et que leurs OGM auront périclité, que les pauvres et les esclaves se lèveront contre leur ordre inique ».

L’écologie ne nous dit pas autre chose. Et nous avons tout autant de mal à comprendre que c’est de nous qu’il s’agit. Parce que la Création appartient à Dieu, c’est-à-dire au Royaume de Dieu, et aussi parce que les plus fragiles, ceux qui n’ont pas le choix, ni la voix au chapitre, sont les premières victimes, à l’image des premiers serviteurs envoyés par le maître du domaine, cette parabole englobe aussi notre rapport à toute la Création.

Alors, si l’homme veut montrer qu’il peut encore être digne, lui, et non une hypothétique autre espèce, de demeurer fermier du grand Domaine, il faut qu’il se dépêche. Une disparition misérable le guette, et il l’aura lui-même forgée. Il n’y aura pas besoin pour le maître de faire donner la troupe.

Ambiguïtés de l’écologie ? Autour de l’appel de Monseigneur Batut

Dans le numéro de septembre 2014, Mgr Batut, évêque auxiliaire du diocèse de Lyon, a publié une très intéressante tribune intitulée « Ambiguïtés et vérité de l’écologie : les conditions d’un regard chrétien ».

Cette tribune a déjà été largement diffusée et commentée, par exemple chez Patrice de Plunkett Qu’il me soit permis d’apporter encore quelques compléments, sur une partie bien précise, en l’occurrence la première, en tant que professionnel de l’écologie (paf ! ça jette). Pour être précis, chargé d’étude en associations naturalistes diverses depuis le début de ce siècle : au propre et au figuré, au ras du sol, donc.

Au ras du sol, du quotidien du travailleur de l’écologie. La perspective en souffrira probablement. Je ne pourrai parler que de ce que je vis et ressens et de celles et ceux que je croise dans ce quotidien. Nulle prétention à étude sociologique de l’écologue de terrain : un témoignage.

En effet, si j’adhère très largement aux propositions que formule Mgr Batut pour les fondements d’une écologie chrétienne, je crains que la description qu’il donne de l’écologie telle qu’elle se pratique actuellement ne soit un peu abrupte, sinon inexacte, et qu’elle amène d’une manière injustifiée les chrétiens à vouloir refonder leur écologie dans leur coin en se démarquant soigneusement des écologistes actuels. Comme le souligne Patrice de Plunkett, ce serait de leur part faire peu de cas des appels de nos deux derniers papes à dialoguer avec le monde de l’écologie et à se rendre aux périphéries. Ce serait aussi se priver de l’expertise et du savoir-faire scientifique, sans cesse remis à jour, qui président à l’écologie de terrain.

L’écologie ne naît pas de la haine de l’homme

Voyons voir. Reprenons l’aperçu historique que brosse Mgr Batut de l’écologie :

« Dans un premier temps, il s’agissait de montrer à l’œuvre, dans la société productiviste et consumériste, tout ce qui déshumanise l’homme ; dans un second temps, l’accusation se déplace contre l’homme lui-même, dénoncé par certains comme le plus redoutable prédateur de toutes les espèces vivantes constituant l’écosystème, et par voie de conséquence comme le principal danger qui le menace. »

Ce n’est pas tout à fait exact. D’ailleurs, l’une des premières attaques auxquelles les écologistes de terrain durent faire face fut celle de défendre un truc de riches, un luxe de nantis qui allait par contrecoup achever d’affamer les plus pauvres – et ce fut l’origine du rejet de l’écologie par de nombreux chrétiens, notamment de ceux engagés dans l’humanitaire. Or, il en va tout autrement. Comme l’ont d’ailleurs rappelé à diverses reprises les papes Benoît XVI et François, les premières victimes de la dégradation généralisée de l’environnement sont les plus pauvres : érosion de terres trop minces hâtivement déboisées, surpâturage, pollution de la rare ressource en eau, usage massif, déversement de déchets toxiques ou de pesticides, tel est le triste lot des régions défavorisées… Mais le coupable n’est pas l’homme : le coupable est le choc d’une « modernité » prométhéenne, agressive, broyeuse, qui parachute ses méthodes soi-disant universelles dans des environnements naturels et humains auxquels elle n’est pas adaptée. Aussi est-ce beaucoup moins l’homme en tant que tel que l’homme porteur du modèle économique et culturel dominant, celui de l’Occident et de sa production-dévoration de ressources, qui est ici l’ennemi.

Aux écologistes, on a aussitôt objecté qu’il était odieux et immoral de ne pas laisser les autres peuples chercher à rattraper notre niveau de vie de nababs. A l’heure où les données scientifiques établissent que cela nécessiterait les ressources de quatre planètes, ce serait au contraire du dernier hypocrite : les laisser – au vif plaisir de nos bonnes affaires – s’aligner dans une course dont nous savons que la piste, à mi-parcours, s’effondrera dans le vide ?
Encore faut-il, pour être nous-mêmes crédibles, revenir nous aussi à plus de sagesse concernant le confort que nous revendiquons, et apprendre à « vivre simplement pour que chacun puisse simplement vivre ».

Quand la science n’incite pas à y croire

Mais je me disperse. Revenons à nos moutons : l’écologie est-elle vraiment un nihilisme qui cherche à combattre un homme prédateur, en lequel on devrait lire la « haine de soi » occidentale ?

Non, je ne crois pas. Fondamentalement pas.
Invité un soir par une petite association lyonnaise à témoigner de mon métier comme engagement dans la cité – soirée dont l’invité d’honneur était précisément Monseigneur Batut – j’avais insisté sur deux points fondateurs de mon travail d’écologue : l’émerveillement et la science. L’émerveillement naît de la contemplation des splendeurs de la Nature, de sa diversité, de son amour pour les lignes courbes et les solutions alambiquées, la place à chacun (la diversité des niches écologiques) qui aboutit à ce que neuf mille espèces d’insectes puissent être rencontrées sur un seul arbre à Panama. Que cette Nature soit Création, c’est-à-dire œuvre d’une source d’amour, n’ajoute ni ne retranche, pour mon ressenti, à cet émerveillement : il ajoute en revanche une responsabilité. Ici intervient la science : celle-ci permet d’établir, tout d’abord, que même nanti, d’un point de vue spirituel, d’une place à nulle autre pareille, l’homme est créé inséré dans les écosystèmes et qu’il ne peut vivre sans eux (à preuve – en creux, le discours transhumaniste selon lequel la fusion avec la machine serait la seule clé de survie de l’homme. Beuh.) D’autre part, ces mêmes outils scientifiques observent et quantifient l’impact de l’homme sur le reste, et là, aucune idéologie, aucune eschatologie ne nous fera échapper au constat de courbes qui plongent vers le rouge, de paysans chinois acculés à pollliniser à la main (le ridicule ajouté à l’empoisonnement) et autres gaîtés. L’homme ivre de puissance se met en danger mortel au moment même où il se croit devenu Dieu : plus que jamais, ayant voulu faire l’ange, il a fait la bête.

Lorsqu’une espèce vivante prolifère jusqu’à épuiser les ressources dont elle dépend, elle disparaît. Dans les faits, les écosystèmes sont trop complexes pour qu’il n’existe pas des facteurs limitants qui la feront décroître avant d’avoir tout englouti autour d’elle. Vous connaissez bien l’histoire des courbes proie-prédateurs, des élans et des loups dans les îles du Canada. Il est probable que l’homme, lui non plus, ne réussira pas à anéantir la totalité du vivant avec lui. Mais deux choses sont certaines : il ne pourra pas survivre seul ; et il peut disparaître, il peut se faire disparaître lui-même, il en a les moyens, s’il persiste à ne pas réagir. C’est un peu l’histoire du type en train de se noyer qui voit arriver successivement un canot, un zodiac et un hélicoptère à son secours et qui répond « Non, Dieu me sauvera » et à qui une fois noyé Dieu fait remarquer « Dis donc, je t’ai envoyé un canot, un zodiac, un hélicoptère et tu n’as pas réagi »…

Haine de soi ou dépit amoureux ?

Voilà pourquoi l’écologiste en vient à haïr l’homme. Il désespère, voilà tout ! Pour qui ne professe aucune croyance – et c’est son droit – à un statut privilégié de l’homme, les faits matériels bruts révèlent ceci : l’homme moderne est le plus redoutable prédateur qu’aient jamais connu les écosystèmes, il est en train de les dévorer, et rien ne semble pouvoir l’arrêter, alors même qu’il est également doué de raison.

Je crois que Mgr Batut prend l’effet pour la cause lorsqu’il écrit que « Cet anti-anthropocentrisme qui a marqué la « deuxième vague » écologiste n’est qu’un avatar du phénomène de haine de soi qui se traduit souvent dans notre culture occidentale par un rapport pathogène à notre propre passé ». Non, l’écologie n’est pas une philosophie étrange, dépressive jusqu’aux pulsions suicidaires, née d’une « haine de soi » amenant à faire de l’homme un « prédateur à éliminer d’urgence ». Elle est au contraire émerveillement devant la splendeur du vivant, donné gratuitement (qu’on croie ou non à une Origine transcendante), épouvante devant la disparition de ces merveilles au profit de la chape de béton et d’acier d’un « progrès » auquel on ne peut même plus faire crédit de réduire la misère, bien au contraire – crise écologique et misère humaine étant deux faces d’une même pièce – et surtout désespérance après des décennies à tenter, en vain, d’enrayer cette course à l’abîme.

Et l’écologie a raison de condamner l’anthropocentrisme. C’est bien lui qui nous leurre en nous faisant croire que nous pourrons nous passer de tout, vivre seuls, que nous n’avons besoin de rien. C’est lui aussi qui a si longtemps différé le constat (trop humiliant ?) du fait que nous dépendons du reste du vivant. Nous dépendons des carabes, des crapauds, des roseaux, des araignées et des serpents. (Et dire que nous avons déjà du mal à l’idée de dépendre de nos frères…) C’est juste se leurrer complètement que de croire cet anthropocentrisme biblique, même si cela plaît à dire L’anthropocentrisme est, au fond, l’attitude logique de l’homme tant qu’il ignore ce dont il dépend. En concluant hâtivement qu’il n’a besoin de rien, il s’est proclamé maître de tout. Dieu nous en protège. A tous les sens du terme !

Comment pourrait être animé par une « haine de soi » l’écologiste de terrain que, seul, maintient à son poste le fragile bonheur d’être, un matin, de ceux qui se lèvent avant l’aube pour contempler dans une vigne le poitrail rouge d’une Linotte, ou l’œil rond d’un Oedicnème, et au cœur la volonté de se battre pour que ses enfants puissent, dans vingt-cinq ans, vivre les mêmes rencontres ?

Mais peut-il encore y croire ? De tous, il est le mieux placé pour savoir que c’est mal parti. C’est parce qu’il le lit au quotidien dans toutes ses études, dans toutes les bases de données, qu’il interprète l’homme comme un prédateur que sa technique a doté d’une puissance jamais vue, d’une capacité à détruire qui surpasse de loin tant sa capacité que son désir de faire ou de laisser vivre. Que voulez-vous ? L’homme, statistiquement, se comporte comme seul. Où aller chercher des raisons de croire à un renversement des tendances ?

Loin du nihilisme, une foi dans la vie

C’est donc à titre de conclusion, et non de prérequis, que l’écologiste est amené à conclure, désabusé, qu’à tout prendre, il vaudrait mieux que l’homme disparaisse. Que ce serait même « bon débarras », conclut-il non sans « provoc’… » En effet, la Nature nous survivrait probablement, si nous devions l’endommager jusqu’à nous auto-exterminer. Lentement, avec des pertes irrémédiables, mais elle le ferait. Elle réinventerait peut-être même une autre espèce consciente et pensante, et celle-ci serait peut-être davantage capable de dépasser ses instincts de prédateur opportuniste pour faire vraie œuvre de raison, et aboutir à l’équilibre que l’homme serait, dans ce funeste scénario, mort de n’avoir su inventer. Voilà un rêve bien noir, mais aussi une forme de foi – et paradoxalement, une foi en quelque chose qui dépasse l’homme, une foi dans l’immortalité : la possibilité pour l’intelligence de renaître autrement, si la première fois a raté.

Mais il n’est pas question de haine dirigée vers soi-même ni de pulsion de mort, encore moins d’œuvrer sciemment à la disparition de l’homme jugé criminel irrécupérable.
A quoi l’écologiste passe-t-il son temps sur le terrain ? Ouvrez donc un document d’objectifs Natura 2000 ; intéressez-vous au travail mené par diverses LPO, par exemple dans le Rhône, avec les carriers ; plongez-vous dans des mesures agri-environnement ; partout on ne lit qu’une chose : « concilier ». Sur le terrain, l’écologie, la vraie, s’est toujours voulu plénière…

Peut-être même un peu trop – au sens où l’on cherche à concilier ce qui est inconciliable en l’état.
En tout cas, notre écologiste ne travaille pas contre l’homme. Il ne travaille pas à l’éliminer. C’est même tout le contraire. Il travaille à sauver les écosystèmes pour que leur destruction ne détruise pas l’homme, et voit autour de lui ses concitoyens, sourds, courir au gouffre.

Pas plus que le Christ ne s’est suicidé, l’écologiste non croyant ne veut tuer l’homme. Il juge, scientifiquement, cette mort inéluctable, en dépit de ses efforts.

Alors, il se prend à rêver d’une mort de l’homme qui ne serait pas la mort de tout.

Il veut croire que cette mort n’aurait pas le tout dernier mot, que celui-ci reviendra quand même à la vie.

A bien y regarder, cela a plus à voir avec un « si le grain ne meurt ». On y ajoute simplement l’idée que, l’évolution aidant, du grain naîtra une nouvelle plante. Comme une Résurrection. Elle n’est juste pas positionnée au même échelon.

Pour une rencontre féconde

Quelque part, je suis tenté de croire que l’écologie n’attend que d’être fécondée par l’espérance. Elle n’a plus de raisons de conclure à la pertinence d’avoir foi en l’homme. L’espérance chrétienne en est une possible. Et remettre Dieu au centre, à la place de l’homme, renforcera tant l’espérance que notre sentiment de responsabilité.

L’interprétation que Mgr Batut fait de l’écologie telle qu’elle se pratique aujourd’hui inciterait, je le crains, à s’en méfier ou pire. Je crois au contraire qu’il faut, plus que jamais, que ces deux mondes se rencontrent et se fécondent. Il manque peut-être au chrétien non écologiste d’ouvrir une nouvelle fenêtre, celle qui donne sur la « terre sans hommes » que l’Eternel n’en abreuve pas moins de la pluie pour faire germer l’herbe sur la steppe (Jb 38, 26). Il manque peut-être à l’écologiste non croyant d’ouvrir aussi une nouvelle fenêtre, qui donne sur le ciel. Ainsi, il pourra de nouveau « y croire ».

La rencontre des deux peut sauver le monde.