Mémoires bleu horizon (2)

Résumé de l’épisode précédent: appelé sous les drapeaux en octobre 1912, le soldat Amédée C. appartient donc toujours à l’armée d’active lorsque survient la mobilisation. En août 1914, il combat en Alsace et dans les Vosges où il est blessé le 1er septembre. Renvoyé au front sur la Somme en mars 1915, il est de nouveau évacué pour maladie un mois plus tard. Le 30 septembre, il retrouve une troisième fois les tranchées.

« Passé au 158e Régiment d’Infanterie le 30 septembre 1915 ». Cette ligne expédiait Amédée C. en Artois.
Il n’y a guère que deux possibilités de lire le mot « Artois » de nos jours. D’abord pour évoquer un match du Racing Club de Lens. Ensuite pour l’accoler au chiffre 1915.
Mil neuf cent quinze, l’année terrible, l’année vaine. Aux yeux des hommes, partis pour deux mois, il y a longtemps, si longtemps que la guerre dure. A nos yeux, il reste longtemps, si longtemps avant qu’elle ne s’achève. 1915 est surtout l’année des offensives manquées. Du sanglant apprentissage du front fortifié, inviolable. L’Artois : tranchées sommaires, barbelés, escalades mortelles de buttes transformées en citadelles de boue. Squelettes torturés des machineries de mine. Au-dessus du monde noir des galeries et des fosses, le monde terreux des tranchées et des boyaux.

Souchez se trouve là. On y est encadré de collines, de ces crêtes allongées qui commandent la plaine, qui empêchent de déferler sur le bassin minier de Lens et de Douai. Au printemps, la première colline, celle de Lorette, a été prise. On a dévalé la pente et emporté, pied à pied, pierre à pierre, le village, transformé par les Allemands en cuvette inondée, hérissée de mitrailleuses. Maison après maison, rue après rue, mort après mort.

Fin septembre 1915 arrive. Depuis le mois de juin, le front n’a pas progressé de plus d’un kilomètre. Les Français sont maîtres des défenses du village en ruine, ils ne sont pas très loin de déboucher dans les faubourgs miniers, mais depuis les buttes à l’Est, les Allemands les tiennent sous leur feu.
Le front est empêtré dans les mêmes tranchées, les mêmes bois ; les mêmes points reviennent inlassablement au Journal de marche et d’opérations qui tient la scrupuleuse comptabilité du massacre.
Le régiment reçoit deux renforts, le 30 septembre et le 3 octobre. Amédée C. était l’un de ces hommes. Il rejoint le régiment de son frère, de mon arrière-grand-père. Pas pour longtemps: ce dernier sera transféré une semaine plus tard vers un autre régiment.

Il est jeté dans une guerre de fourmis. C’en est fini de la percée. Sur la carte brunie, la guerre a renommé l’espace, elle l’a annexé, conquis, mangé. Il n’y a plus de route, rien que le « boyau de la route d’Arras ». Depuis le Bois 5, le Bois 6, le Bois des Boches, il mène à la Tranchée des Fils de fer et au Bois en Hache. Le PC du bataillon sera en M12. Une compagnie en K28-K22, une mitrailleuse en K18. Un semis de points, dans une incohérence à peu près totale ; des points distants de quelques mètres, à la mesure de cette guerre.

Carte de tranchées du secteur au nord de Souchez, automne 1915

Carte de tranchées du secteur au nord de Souchez, automne 1915

Sur une carte moderne, le bout de front que tient le régiment d’Amédée, le 158e Régiment d’Infanterie, va du Bois Soil, entre Angres et Souchez, au nord du village. Les bataillons en réserve se tiennent plus à l’ouest, dans les tranchées des combats du printemps.

Depuis Verdrel, le cantonnement, on se rapproche du front, par étapes. On passe une nuit à la Tranchée des Saules. On finit par rejoindre, en colonne par un, dans les boyaux taillés dans la boue, la Tranchée des Fils de Fer ou bien l’ouest du Bois en Hache. Car l’est appartient à l’ennemi. De là, on est dominé par les collines, Lorette que l’on a prise, Vimy qui ne l’a pas été, et la cote 109 qu’il va bien falloir prendre. Parce que de là, les Allemands dirigent le tir de leurs batteries sur nos lignes.

Amédée est là, en première ligne, avec sa 4e Compagnie, pour la première fois avec son nouveau régiment.. Des hommes qui, au printemps, ont enlevé l’éperon de Lorette. Qui, depuis des mois, sont rivés à ce pays de cauchemar, dans le manège infernal des relèves, on s’en va, on s’en retourne au front. Qui savent ce qu’a coûté chaque pas vers le sud-est et devinent ce que coûtera la prise d’un bois, d’une pente. Dans le bois ravagé, dans la grande tranchée, la nuit est longue : l’ennemi est là, tout proche. Parfois, il attaque. Il a attaqué, le 7 octobre, et le 2e bataillon l’a repoussé. Les Allemands ont surgi de l’obscurité, on s’est fusillé, on s’est grenadé avec sauvagerie dans la nuit. « L’attaque a été victorieusement repoussée. ». Quelques morts, quelques blessés, quelques disparus, une médaille. Des vies déchirées, des familles sous le choc. La lisière du Bois en Hache est toujours entre nos mains.
Parfois, ce sont les Français qui attaquent. On a avancé de cinquante mètres, trouvé ici une tranchée détruite, seulement occupée par quelques cadavres. Là, fait des prisonniers. Le front a progressé jusqu’au point M8. De là, ordre de fouir des sapes vers K23, avec une tête en T, sur vingt-cinq mètres. Et des hommes creusent dans la boue un demi-boyau où l’on peut se tenir couché, avec la tête en T réglementaire. Ils jettent, devant le tout, des étoiles barbelées. Le front a progressé.
De vingt-cinq pas.

Les Allemands dominent la position. Ils ne se privent pas de la pilonner. On signale au PC de régiment. On vérifie le téléphone. On s’enquiert d’une possible attaque au bruit d’une fusillade dans le secteur voisin. On envoie des patrouilles vérifier si le point O16 est toujours tenu. Mais il circule tant de versions, recopiées à la diable, de ces cartes de tranchées que beaucoup sont incomplètes. En l’occurrence, le plan du chef de patrouille ne porte pas de point appelé O16. Alors on rampe jusqu’au PC des voisins et on fait signer un papier, sous la mitraille. Réglementaire. Cet épisode bellico-paperassier qui serait comique s’il n’était tragique est relaté d’une petite écriture précise dans le journal de marche et d’opérations du régiment.
A présent, les artilleries se répondent, car si les Allemands ont la cote 109, les Français ont Lorette et l’on se voit. Entre les deux, la cuvette, le lac de boue est arrosé, martelé, haché, écrasé.

Photo aérienne du même secteur, même époque. On reconnaît en bas à droite la forme du bois en Hache.

Photo aérienne du même secteur, même époque. On reconnaît en bas à droite la forme du bois en Hache.

Le 14 octobre 1917, Amédée est toujours en première ligne. Il sera relevé dans vingt-quatre heures. Est-il au Bois en Hache ? ou bien dans la « nouvelle tranchée M8-K22 » ?
Le journal ne signale rien de précis. Rien qui explique pourquoi, ce jour, le régiment a 14 tués, 47 blessés, 5 disparus.
Parmi ces 47 blessés, il y a Amédée. En toutes petites lettres maladroites griffonnées sur sa fiche matricule on m’indique qu’il a été, ce jour-là « blessé par E.O.[éclats d’obus] multiples, ventre, bras droit et aine, à Souchez (Pd.C.) »
Amédée est vivant. Tout juste. On le porte loin du front, loin de son pays aussi. On l’évacue à Saint Valery en Caux. Il a sans doute cru que pour lui, la guerre était terminée.

Aujourd’hui, à Souchez, au point K22, vous verrez une belle villa. La cote 109 n’existe plus : l’autoroute y passe et son remblai porte le tout à 125 mètres.
Quelques chemins ont un profil curieux, parce que ce sont des tranchées.

Pour Amédée, la guerre n’est pas terminée. Le 8 novembre 1916, après quatre ans sous les drapeaux, et quatorze mois consécutifs d’hôpitaux et de convalescence, la commission spéciale de réforme du Rhône trouve qu’on pourra toujours en faire un artilleur. Il est affecté au 114e, puis au 314e régiment d’artillerie lourde hippomobile, équipés de canons de 155 courts. Les journaux des unités d’artillerie étant ce qu’ils sont, je ne sais rien de son activité, sinon qu’à l’été 17, il fait l’objet d’une citation, d’ailleurs très générale et n’évoquant que ses blessures antérieures. Elle lui vaut au moins la croix de guerre avec étoile de bronze.
La fin de la guerre s’approche. Amédée obtient même une dernière permission en septembre. Mais cinq jours après son retour au front, il est évacué à l’hôpital de Luxeuil. Il y meurt six jours plus tard. Ce sont les archives du service de santé des armées de Limoges, cette fois-ci, qui m’ont communiqué un document attestant qu’Amédée, soldat de 2e classe à la 5e batterie du 314e régiment d’artillerie lourde, était décédé le 15 octobre 1918 d’une bronchopneumonie grippale, autrement dit de la grippe espagnole. C’était le jour de ses vingt-sept ans. Il était sous les drapeaux depuis six ans et six jours. Sans doute les séquelles de ses blessures de Souchez, assez graves pour avoir empêché son retour dans l’infanterie, n’étaient-elles pas innocentes là-dedans.
Cette maladie était classée « imputable » (au service). Amédée est très officiellement mort pour la France. Il repose en terre bourbonnaise.

Plus heureux, mon arrière-grand-père a survécu. Il a été capturé en juin 1916, près de Douaumont, dans une « affaire » où les deux tiers de son régiment se volatilisèrent en une nuit. Et nous, nous sommes là.