Confinement, c'est tout

Ce matin, à huit heures, j’étais dans la campagne. Un sublime petit vallon perché des monts du Lyonnais, des crêtes duquel on balconne sur l’agglomération lyonnaise, la vallée du Gier, le Pilat. Pas un nuage, pas un souffle de vent, une température printanière. Et comme de bien entendu les oiseaux s’en donnaient à cœur joie ; pinsons, rougegorges, serins, roitelets, mésanges, pics, vanneaux, sans oublier un couple de busards et même un Grand Corbeau et des Milans royaux. Sans oublier les Lézards verts mettant le nez à la fenêtre et la floraison du sous-bois, tout juste encore timide à 700 mètres d’altitude.

Tout aurait été parfait sans la gorge nouée devant ces routes trop vides à la sortie de Lyon, ce ciel presque sans avions, cette vallée du Gier sans la rumeur lointaine de l’autoroute, sans tout ce qui, pour le meilleur et pour le pire, proclame que nos semblables vivent. À peine un tracteur au loin, et trois promeneurs dont un à vélo.

Tout cela aurait été parfait sans le violent contraste de l’exubérante nature et de l’humanité taiseuse, ce silence aux raisons trop bien connues. Ce n’est pas un dimanche d’août, ni même un de ces jours de grève des routiers comme celle de 1992 qui avait elle aussi plongé les villes dans un repos forcé. C’est la botte de la mort et de la peur, l’angoisse pesante de l’inconnu. Nous sommes confinés.

Pas tout à fait puisque je suis là : mon employeur s’est assuré que les missions de terrain n’impliquant pas de circuler en milieu habité pouvaient légalement se poursuivre et donc, à moi la campagne… dans les limites de nos actions planifiées : pas question de batifoler à mon gré. Je suis ici car le département a besoin d’une remise à jour de l’inventaire naturaliste de cet Espace Naturel Sensible. Point.

J’ai donc la chance, objective, de pouvoir légalement sortir certains jours, en des lieux précis, pour y compter les oiseaux. Ce matin m’amenait de surcroît sur un site très riche, but de balade familiale depuis trente-cinq ans. Mais rien à faire. J’avais beau noter les oiseaux par dizaines, admirer les cabrioles des vanneaux, le trille du Tarier pâtre et la grâce des busards, tout cela me semblait terne et assourdi. Je me forçais, à la demande de quelques-uns, à partager sans goût quelques photos, quelques obs. L’émerveillement que vous désiriez, je ne le ressentais pas. J’ai déroulé les quelques kilomètres de mon transect, sur ce vénérable chemin aux gneiss sciés d’ornières gauloises, et collecté près de deux cents données naturalistes, et cependant j’étais toujours confiné. Confiné dans l’épaisse cage de verre blindé de mon angoisse, lourde, oppressante. Elle m’écrasait tant la poitrine qu’un instant, j’ai cru aux symptômes de ce-que-vous-savez.

Je suis parti sans me retourner, et rentré sans joie d’une de mes plus riches matinées naturalistes dans ce département. Je sais bien que tout ça n’est pas sans but, mais au sens le plus vrai, le cœur n’y était pas. Et pourtant, la nature, vous savez la place qu’elle y tient, dans ce cœur.

« De quoi se plaint-il ? Il peut sortir, voir des oiseaux, des arbres, des fleurs, des lézards verts et des papillons et ça ne lui va pas ! »

J’en ai bien conscience. J’ai honte de ne pas avoir profité de cette permission, de cette évasion. J’aurais aimé vous donner beaucoup plus de soleil, d’anémones sylvie et de bruants jaunes.

Mais l’avenir est trop chargé d’orages derrière ce temps radieux. Une ombre à l’agenda ternit des mois entiers. Et là, quelle ombre ! Le vide. On a raillé le mot macronien, mais c’est bien vrai : demain ne sera plus comme avant et nous ne savons pas comment. Trois jours de ce régime, tombé sur nous d’un coup, c’est encore le choc. Nos grand-pères n’ont pas pris le rythme ni leur parti de l’Occupation en une semaine. Déjà tendus de luttes et de menaces, nous voyons les cartes rebattues, que dis-je, soufflées et projetées à terre et qui les ramassera ?

Plus encore qu’au lendemain des attentats, nous ne vivons pas. Personne ne vit, sauf les irresponsables. Pas une personne lucide ne peut respirer.

Ne pas sortir est sans doute pire, mais si ça peut vous consoler, sortir ne change presque rien. Vous étouffez chez vous, mais sachez-le, il n’y a pas d’air dehors non plus.

Oui, voilà, c’est ça. C’est l’apnée générale.

Rien n’a de sens quand on n’a plus d’air.

Certains étouffent bien plus. Malades et leurs proches, soignants, petites mains de la société, caissières, agents d’entretien, techniciens réseau, électriciens, plombiers, et les damnés d’entre tous, ces salariés d’activités nullement vitales qu’on force à travailler sans protection, sous la menace d’un licenciement.

Là aussi des nuages s’amoncellent.

Ah, la prière ?

Pardonnez-moi mais je n’y arrive pas. Prier pour les soignants et les aidants, bien sûr. Mais prier pour soi-même, pour sa famille, son emploi, pour la survie de ce qu’on aime dans ce monde et l’espoir d’un lendemain plus juste ? Je n’y arrive pas. Je me sens lâche et pleurnichard de demander ça maintenant. « Moi qui n’ai jamais prié Dieu que lorsque j’avais mal aux dents, moi qui n’ai jamais prié Dieu que quand j’ai eu peur de Satan », chante la Statue de Jacques Brel. Alors c’est non. Je ne me vois pas Lui demander ça, surtout que dans pas longtemps, il va traîner sa croix sur le dos.

« Si quelqu’un veut être mon disciple, qu’il prenne sa croix ! »

Nos croix ce sont nos cages de verre où l’on étouffe. Mais je ne sais même pas si ce sont des croix, parce qu’elles n’ont aucun sens. Pas plus de sens que le virus lui-même, qui n’est là que pour croître et se multiplier, sans aucune conscience de mal, sans faire autre chose que la seule chose qu’il sache faire, dans une absolue innocence.