Bataille des messes: ni vainqueur, ni vainqueur

La « bataille des messes » aura été l’un des fils rouges de cette année covidée, chez les catholiques et au-delà. Très au-delà. Elle n’aura pas seulement fracturé l’Eglise de France, j’entends par là l’ensemble formé par les fidèles, ne sachant rien d’éventuelles divergences au sein de la CEF. Elles ont révélé, et ça me semble beaucoup plus grave, le gouffre qui sépare désormais les pratiquants, de quelque religion que ce soit, d’une part, et le reste de la société d’autre part. Regardons les réactions individuelles, collectives, institutionnelles, de cette part non pratiquante de la société aux revendications catholiques : d’interminables variations sur le thème « la religion c’est privé, donc ça peut très bien se limiter à prier tout seul dans son salon [voire dans un endroit innommable]. Il n’y a aucune raison de se réunir, donc puisqu’on ne voit pas pourquoi l’autoriser, autant l’interdire. »

Dans ces conditions, il est évident que faire comprendre le sens de la célébration de l’Eucharistie, pouvoir expliquer en quoi elle est encore davantage qu’une prière collective, c’est un niveau avancé de la discussion qui n’a pratiquement jamais été atteint. Toutes les tentatives d’expliquer l’importance de consacrer le pain et le vin et recevoir le Corps du Christ se sont heurtées au mur préalable, consistant à répéter inlassablement « rien ne vous empêche de prier tout seuls ».

En fin de compte, si la bataille a été gagnée sur le plan juridique, c’est parce que le droit existant protège encore le droit de pratiquer une religion sans que l’État ait à se faire juge de la pertinence ou non de tel ou tel rite, tant qu’il ne contrevient pas par ailleurs à la loi et à l’ordre public. Le Conseil d’État a statué en ce sens et le pays en a pris acte, fort surpris, tout dépité de constater que cette fameuse laïcité qu’il aime tant brandir pour reclure la Bible aux toilettes protégeait la liberté de faire ces choses qu’il trouve délirantes et terrifiantes. Je pèse mes mots, devant le navrant spectacle de cette reporter appelant au secours la maréchaussée : « ils prient ! ils commencent à prier ! dans la rue ! et ils chantent des chants religieux ! » comme si les manifestants eussent été en train de lancer aux passants des Endoloris et des Avada Kedavra.

Et cela devrait nous inquiéter fort, car cela signifie que la pratique religieuse catholique, comme les autres d’ailleurs, ne tient plus qu’à un cadre juridique ancien, et perçu comme aberrant reliquat du passé. Si j’en crois les débats non seulement sur « lérézosocio » mais aussi entre élus, nos concitoyens non croyants sont nombreux à ne pas comprendre pourquoi il faudrait s’emm… à autoriser d’autre pratique religieuse que celle, rigoureusement privée, de la prière individuelle silencieuse à domicile (qu’on n’autoriserait guère que faute de moyens acceptables de l’empêcher). Comme ils ne comprennent pas le sens de ces rassemblements, ils s’en inquiètent (y plaquant le vocable à la mode de « séparatisme ») et ne tarderont pas à y voir des pratiques non seulement inutiles, mais dangereuses, où l’on fomente on ne sait quelle agression à leur encontre.

Naturellement, bien des non-croyants – entendus ici au sens de personnes ne se reconnaissant dans aucune des religions usuellement pratiquées en ces temps et ce pays – reconnaissent aux religions le même statut qu’à n’importe quel autre corpus d’idées sur le monde, et considèrent qu’on se doit au minimum de savoir de quoi on parle avant d’adhérer, rejeter, critiquer ou moquer. Mais à force de matraquage du discours selon lequel le religieux, c’est le règne sans partage du propos délirant, ils sont, je le crains, de moins en moins nombreux. On m’a parlé en 2015 d’un livre, vous m’excuserez d’avoir oublié la référence, qui fondait son propos sur l’absurdité des religions par l’affirmation que les chrétiens sont des gens qui croient vraiment qu’à la messe, l’hostie devient un bout de bidoche pissant le sang dans leurs mains. À ce niveau-là, il est compliqué de se dire que le regard critique basé sur une vraie connaissance du fait religieux est l’attitude la plus courante.

Comment en sommes-nous arrivés là ? Peut-être parce que l’esprit du temps est si imbibé d’utilitarisme qu’il récuse d’emblée tout ce qui ne lui semble pas rapporter, selon ses critères. La prière, perçue comme une demande, un deal avec l’invisible en vue d’en retirer quelque avantage, c’est compréhensible ; le spirituel qui apporte des bénéfices en termes de développement personnel, de santé, de productivité, OK; les pratiques diverses destinées à connaître l’avenir, banco; mais partager le corps du Christ, renouveler son sacrifice pour le salut, sont des notions complètement hors de ce schéma, tout comme l’est, d’ailleurs, l’idée même de grâce divine. Nous n’aurons pas trop de difficulté à faire comprendre « l’intérêt » de la prière ni de l’action caritative ; le reste n’entre plus dans les plans de l’époque, à tous les sens du mot « plan ».

L’efficience du culte n’étant plus comprise, le culte a perdu toute valeur. Au mieux, il est assimilé à un spectacle : on met son autorisation sur un pied d’égalité avec l’accès aux cinémas.

Et dans une société utilitariste, ce qui n’a pas de valeur, on ne le conserve pas pour faire joli : on l’élimine, à tout hasard. On dégraisse, on simplifie, on tranche, on ne tolère pas un truc qui ne nous sert à rien pour faire plaisir à d’autres. En cela même qu’ils tiennent à quelque chose que nous ne comprenons pas, ils deviennent inquiétants ; cet attachement est interprété comme un séparatisme.

Logiquement, dans cette situation, la loi pourrait ne pas protéger longtemps la liberté religieuse. Elle seule est reconnue comme délimitation du bien et du mal ; mais elle change beaucoup plus facilement que les « valeurs » dans les sociétés culturellement hyper-homogènes (et passablement étouffantes de conformisme) d’antan. Or elle est faite par la majorité, et donc, si celle-ci est par ailleurs mue par un paradigme où il n’y a nulle raison de laisser libre ce qui ne l’intéresse pas, elle l’interdira, au cas où. La majorité des croyants, dit-on, adhère à la laïcité (celle de 1905), qui lui garantit le libre exercice de son culte, le libre choix de ses rites, et le droit, aussi, à s’exprimer dans le débat public comme n’importe quel rassemblement de citoyens. En revanche, il n’est pas du tout sûr que la majorité des Français en soit là. Ne connaissant guère la religion, ne souhaitant plus la connaître, elle y donne libre cours à ses fantasmes (une messe est forcément un « prêche homophobe », etc). De là à ce que cette majorité ne voie dans la liberté de culte qu’une gêne, voire un danger, il n’y a qu’une question de temps, et ce jour-là, quelle protection ?

Pas si vite, me direz-vous, la mode est à reconnaître des droits aux minorités. Oui, mais au prix de quels conflits, de quelles tensions, dans une atmosphère d’hostilité intergroupes permanente ? D’autant que nous ne revendiquons pas les mêmes droits que les autres, mais un dont nous, croyants, serons seuls à faire usage.

Et nous, si nous ne savons rien faire d’autre, comme nous l’avons trop fait, que nous comporter en minorité hargneuse, que crier « pour moi c’est vital, point, barre ! » nous n’en sortirons pas. La majorité rétorquera qu’elle s’en fiche, que c’est elle qui fait la loi, et que nous pouvons très bien nous passer de tout ça puisqu’elle le fait. C’est dire que le mur est, de part et d’autre, le refus de reconnaître l’autre comme différent de nous et néanmoins d’égale dignité, c’est-à-dire respectable même dans ses chemins qui ne sont pas nos chemins, et quand je dis respectable, cela va au-delà de l’indifférence polie. Car à force de désintérêt pour l’autre, on se le cache, on l’oublie et quand un beau matin, il se rappelle à nous, sa vue nous révolte.

« Le religieux » fait horreur à nos concitoyens. Ils se plaignent H24 qu’on en parle trop, mais en parlent bien plus que nous, pour en dire pis que pendre, ce qui est pratique pour ne plus parler aux croyants, inquiétant cercle vicieux. Remonter la pente sera dur, mais c’est à nous de prendre l’initiative de la rencontre, et pour cela, sortir, à tout prix, du rôle de la citadelle offusquée (plutôt que réellement assiégée). Non seulement elle ne nous mène à rien, mais entretient tous ces cercles pervers en adoptant leur logique même. « Comme des brebis au milieu des loups »…

Sisyphe écologiste

Je me lève. Je viens de passer une heure à somnoler vaguement pour dénouer mon dos et récupérer une bribe d’une nuit d’insomnie, une de plus. Le dernier rapport de Moody’s annonce que d’ici 20 ans, la moitié de l’humanité sera soumise à des inondations à cause du changement climatique. « L’impact du réchauffement ? quelques points de PIB dans un siècle », rétorquent d’autres. Il faut beaucoup de Philippins ou de Bengalais noyés avec leur maison pour que les marchés commencent à le sentir.

Au pied de chez nous, des primevères ont éclos. Nous sommes le 4 décembre.

Le dernier Manifeste du Muséum national d’Histoire naturelle prévoit qu’en 2070, il ne restera plus un animal sauvage de plus de 20 kg en zone intertropicale et qu’ailleurs, il faudra se contenter de quelques dizaines d’espèces généralistes. Je dors mal. Pour d’autres, c’est parce qu’ils ne pourront pas skier en Suisse.

Une intellectuelle juive témoigne avoir subi à 17 ans le harcèlement sexuel d’un professeur ayant pignon sur rue : son tweet attire des quarterons de sacs à merde antisémites éructant des saletés qu’on croyait disparues en 45. De quoi encore mieux dormir pour tout le monde, sauf eux.

Ayant mal dormi, je me lève tout de même. Pourquoi ? À vrai dire, une bonne part de moi le demande avec une insistance inquiète et reçoit peu de réponses. Je reprends mon travail : la lente relecture d’un long rapport sur l’observation de quelques couleuvres et dix lézards. Prodige d’écologie, sautez bouchons, on a renaturé quelques hectomètres d’une rivière transformée il y a cinquante ans en cunette cimentée ! Quelques espèces assez banales l’ont reconquise pour quelque temps : voilà nos victoires. Cela n’empêche pas, à chaque projet semblable, les trois quarts des élus et électeurs du coin de hurler à l’idée délirante d’idéologues hallucinés. Rappelez-vous à Paris comment un vague radeau végétalisé, mis à disposition des oiseaux d’eau, fit scandale. On n’a que « crise écologique » en bouche, mais plantez trois carex et on vous traitera de terro vert sous acide.

Le week-end, je me lève aussi. Il y a comme tous les matins l’église à ouvrir, et depuis quelques jours, la permission d’aller jusqu’à vingt kilomètres trouver un coin de friche en bord de nationale où l’on peut compter les oiseaux. Avec un peu de chance, je verrai quelques grives.

Par contre, on ne peut pas lancer le groupe Église verte sur la paroisse, les réunions sont interdites. Quand elles le seront, on ne pourra toujours pas, en revanche, manifester contre les panneaux publicitaires numériques ou les enseignes allumées toute la nuit : c’est de l’ultragauche, il paraît.

Je relis ce rapport quand même. Il donnera un beau PDF très coloré sur un serveur.

Ensuite, je retournerai rédiger la synthèse de dix ans de Faune-Rhône. Un million trois cent cinquante mille observations de faune sauvage par cinq mille six cents personnes. On la publiera. On postera le lien sur les réseaux sociaux. Il y aura cinq retweets et dix lectures (ce n’est pas une prédiction, c’est, comme on dit, un retex).

Cent fois moins que le jour où Géraldine, très introduite en haut lieu, a tweeté que je n’en avais « rien à foutre de la biodiversité ». Mille fois moins que n’importe quel monsieur Michu qui vitupère contre ces pseudo-écolos qui ne mettent pas les pieds hors d’un bureau parisien. Avec pour résultat l’agriculteur qui demande avec une innocence (réelle ou feinte ?) « mais pourquoi vous ne faites pas des comptages pour évaluer l’impact sur la biodiversité des différentes pratiques agricoles ? Ça ne vous est jamais venu à l’idée ? »

Je suis levé. Je fais de l’écologie quand même.

Il faut imaginer Sisyphe écologiste.