Chronique d’une saison de terrain n°21 – Dernières hirondelles

Que dire ?

Plus rien. Comme s’il ne nous restait le choix qu’entre l’autruche, l’indécence et l’anxiogène. L’anxiogène, c’est rajouter des couches de mots quand tout a déjà été dit et que c’est désormais dans l’action – laquelle peut encore passer par des mots, mais pas ici, pas sur les réseaux – que tout doit se jouer. Je ne le ferai pas. Déverser ma propre peur ici, à quoi bon ? A part en augmenter le niveau ambiant, rien à gagner. C’est comme les climatiseurs, vous savez. Nos villes en sont hérissées. Pour leur utilisateur, c’est tout confort. Mais la chaleur est rejetée dans la rue, aggravant encore l’effet « ICU » (« îlot de chaleur urbain »). Nos réseaux ont tout l’air d’îlots de peur urbaine, si j’ose dire, et vous ne m’en voudrez pas de ne pas aggraver le phénomène en le commentant..

Autruche et indécence, alors ? Seul le silence, l’arrêt de toute activité dans l’attente du prochain attentat, dans un mois, un jour, une heure, et la suspension de toute vie civile et politique à l’exception d’une lutte à mener on ne sait comment semblent devenir dignes. Il nous serait commandé une veillée funèbre destinée à durer un an, cinq ans, cinquante ans peut-être.

Non. Sinon, il n’y aura même plus besoin de nous tuer, nous serons déjà morts, sagement et par nous-mêmes. (Même remarque).

Je vais donc parler d’autre chose. De ce qui continue à tourner. Du soleil par exemple. Et d’oiseaux. Je repense à cette chouette du clocher des Eparges, ou d’un village voisin, dont parle Genevoix. Chaque soir, elle sort, et revient aux lueurs de l’aube. « All’s’fout d’la guerre », commente un soldat. « All’a d’la veine. »

Voici le solstice passé. Et même de beaucoup.

La saison de terrain peut être considérée comme terminée, après une soixantaine de prospections de terrain ce printemps, je ne sais plus. Professionnelles, s’entend. C’est à peu près terminé. Le printemps aussi. Je parle là du printemps biologique, bien sûr ; on a du mal à se penser en été alors que tant d’oiseaux nourrissent encore des nichées.

C’est que les saisons biologiques se superposent, se carambolent. Rien que chez les oiseaux. Bien sûr, le gros des parades, des chants, des pontes et des élevages de jeunes s’étale entre mi-mars et fin juin. Mais certains – les Rapaces nocturnes – ont pondu fin décembre, et d’autres verront leurs jeunes s’envoler en août, voire en septembre. A cette date, il y a beau temps que bien des migrateurs nous auront déjà fuis. Prenez les Martinets noirs ; ils sont installés depuis fin avril, leurs jeunes commencent à s’envoler, et d’ici un mois, ils seront repartis, alors que les Hirondelles de fenêtre seront encore occupées à nourrir une deuxième, voire préparer une troisième couvée.

Il y a pire : chez certaines espèces, les migrateurs peuvent même se croiser ! Prenez, par exemple, le Chevalier culblanc, qui niche près de l’Océan arctique et vient hiverner dans toute l’Europe. Il arrive qu’en mai ou juin, on en voie encore d’attardés, qui ne se décident pas à achever leur remontée vers le nord. Mais également dès juin, on peut voir des « postnuptiaux », c’est-à-dire des migrateurs qui « redescendent » après avoir échoué rapidement dans leur reproduction. Au-delà du cercle polaire, l’hiver arrive en août : pas question de tenter une seconde ponte. Vous êtes donc dans un marais de Vendée mi-juin, et parmi ces Chevaliers devant vous, les uns sont « au printemps » et les autres « en automne ». Amusant, non ?

Mais revenons aux Hirondelles, j’ai envie, en ces derniers jours de terrain, de vous parler de l’Hirondelle de rivage.

Normalement, vous la connaissez. Si, si. J’en ai déjà parlé. Y’en a qui ne suivent pas, dans le fond de la classe.

Reprenons, donc.

L’Hirondelle de rivage ressemble à l’Hirondelle de fenêtre en brun. Dos brun, queue courte et fourchue, ventre blanc, collier sombre. Comme « chant », une espèce de babil, enfin, de grésillement électrique et peu sonore.

Hirondelle de rivage (1)

En latin, elle s’appelle Riparia riparia, ce qui signifie à peu près « Durivage durivage » et vous voilà bien avancés.

Je voulais caser ici un petit aparté « classification », pour vous apprendre des tas de choses très utiles pour briller en société et gagner au Trivial pursuit. La classification des espèces est due à un monsieur Linné. Suédois, comme son nom l’indique (comme Zlatan Ibrahimovic en somme). L’acquis de Linné, donc, c’est une classification en boîtes gigognes – embranchement, classe, ordre, famille, genre, espèce. Seulement, c’est devenu si effroyablement complexe, à présent qu’il s’agit de classer tout le monde vivant en fonction non de vagues ressemblances mais d’ancêtres communs, que c’est au-delà de mes connaissances et de l’explicable sur ce blog.

Contentons-nous de mentionner que parmi les oiseaux, qui sont rattachés aux dinosaures (mais si, mais si ; ce ne sont pas les descendants des dinosaures, ce sont des dinosaures), on distingue divers ordres (ansériformes pour les oies et les canards, par exemple), dont un, les Passériformes (passereaux) regroupe la moitié des espèces actuelles. Les Hirondelles sont des passériformes. Les Martinets qui ont animé nos rues jusqu’à ces derniers jours, étant des Apodiformes, n’en sont donc pas les cousins. En-dessous de l’ordre, on trouve la famille ; nos hirondelles appartiennent donc aux Hirundinidés, et quant au genre, c’est directement leur nom scientifique qui nous l’apprend : Riparia riparia signifie : Genre Riparia, espèce riparia. Le genre Riparia est d’ailleurs plutôt réduit avec ses six malheureuses espèces. Notre Hirondelle de rivage est la seule à fréquenter l’Europe. Plus au sud, elle est remplacée par l’Hirondelle paludicole, Riparia paludicola.

Vous voilà désormais mieux armé pour damer le pion aux élites, entre la poire et le fromage, sur le chapitre des hirondelles, africaines ou européennes.

Mais, me direz-vous, on ne voit pas souvent d’hirondelles sur les bords des fleuves, donc qu’est-ce que c’est que cette histoire d’hirondelle de rivage.

C’est normal. Au bord d’un fleuve pas encore canalisé, redressé, recalibré et bétonné, on trouve du sable. Des berges taillées à la serpe par l’érosion à chaque crue, offrant de beaux fronts meubles et friables juste ce qu’il faut, parfaits pour creuser de magnifiques terriers. Car l’hirondelle de rivage niche en terrier, comme le lapin de garenne dont elle partage les couleurs. Si vous avez un doute, celui qui a des oreilles, c’est le lapin. Le terrier d’une Hirondelle atteint un demi-mètre de long, pour à peu près le diamètre d’une balle de tennis. Je ne sais pas si vous mesurez l’exploit de forer ce genre de lyon-turin quand on n’est qu’une petite hirondelle de vingt grammes, pourvue d’un bec minuscule et de pattounettes courtaudes en guise de pelle de tranchée.

Hirondelle de rivage (3)

Et pourtant, à voir la façon dont les colonies printanières se font, se défont et se recréent plus loin, l’opération est plutôt rapide.

De retour mi-avril, les Hirondelles de rivage ont en général achevé un premier cycle de reproduction fin juin. Elles entament alors une seconde ponte, pas toujours au même endroit. En fonction de la disponibilité en fronts sableux, de nouveaux couples peuvent s’installer à quelques dizaines ou centaines de mètres et la colonie se transférer progressivement sur le nouveau site, à mesure que la première génération s’envole et que les couples entament la seconde ponte. Il arrive aussi qu’une colonie soit abandonnée du jour au lendemain, suite au passage d’un prédateur. J’ai même trouvé une colonie entièrement dévastée par le passage de Blaireaux, qui s’étaient aventurés sur l’étroitissime plage subsistant au pied de la berge abrupte abritant les terriers.

Cette dynamique complexe, fluctuante, aléatoire, ne me facilite pas la tâche. Car l’Hirondelle de rivage, qui ne trouve pratiquement plus de berges sableuses naturelles, se reporte sur ce que nous lui concédons à l’insu de notre plein gré, je veux parler des fronts de taille des carrières alluvionnaires. Ces coupes stratigraphiques offrent çà et là des lentilles de sable plus ou moins vastes que les hirondelles (mais aussi, parfois, les Guêpiers d’Europe) s’empressent de coloniser. Evidemment juste sous le nez des pelleteuses, sinon, ce ne serait pas drôle. Allo, monsieur le carrier ? On a un problème.

J’exagère. Ça passe pratiquement toujours. Les carrières sont vastes, et la durée de vie des colonies est brève. Une option consiste d’ailleurs à ouvrir sciemment un front non pour l’exploiter, mais pour le laisser à disposition des oiseaux. L’ennui étant que s’il existe d’autres sites favorables sur la carrière, elles n’ont aucune raison de choisir spécialement celui préparé à leur intention. En particulier, elles se montrent totalement insensibles à la réclame, aux enseignes publicitaires leur promettant le confort d’un talus jeune, beau et sentant bon le sable chaud. Quant à vanter à ces migrantes les merveilles d’un joli front sableux made in France, d’un beau front national, je ne m’y risquerais pas.

 Cette année, sur « ma » carrière, la colonie s’est dédoublée, puis détriplée. Une installation tardive, fin mai, sans doute à cause de la météo : une trentaine de trous. Fin juin, alors que les oiseaux, quoique moins nombreux, bourdonnaient toujours autour de ce premier site, une seconde, dans un talus ! Trente-cinq autres trous. Et fin juillet, alors que la première colonie a l’air tout à fait désertée, un troisième banc de sable a reçu les foreuses : dix trous de plus.

Combien de couples au total ? Bien malin qui peut le dire… En général, on se contente d’ailleurs, pour cette espèce, de compter en trous occupés simultanément et de comparer les colonies entre elles à l’aide de ce chiffre. Savoir, en effet, combien d’oiseaux ont mené à bien une, ou deux nichées, dans quelle mesure une colonie surgie en juin est peuplée d’oiseaux supplémentaires ou uniquement de nicheurs du site précédent s’étant déplacés est quasi impossible.

 L’essentiel est que la colonie ait pu vivre, une année de plus.

Pour ma part, la saison de terrain professionnelle est terminée. Ah, pas tout à fait: je devrai tenter une ultime prospection Rapaces diurnes fin août. Mais c’est tout comme. Le travail de terrain au sens strict ne représente donc guère qu’entre un tiers et un quart de mon temps de travail annuel. Le reste ? Analyser tout cela et conclure; rédiger; cela représente au moins autant de temps; et puis gérer la base de données, coordonner le travail des bénévoles, sans parler des réunions, des dossiers de protection, que sais-je ? J’en parlerai peut-être un jour, toujours pour que vous puissiez mieux savoir en quoi consiste ce bizarroïde métier. Pour l’instant, les vacances approchent.

 

 

Chronique de terrain n°20 – Quel air, ce printemps ?

La saison de terrain touche à sa fin. Encore une semaine et ce sera pratiquement terminé, hors quelques sites dont le suivi se prolonge jusqu’en juillet.

Trop tôt pour s’avancer

À cette date, il est encore trop tôt pour se lancer dans les analyses et les rédactions. Techniquement, on pourrait, pour quelques dossiers dont le terrain est déjà terminé.

Pas les STOC. Ceux-ci sont, pour ma part, finis depuis hier pour la campagne 2016. Mais comme il s’agit d’un protocole destiné à fournir des données pour calculer des tendances dans la durée, ces mêmes données, à l’échelle locale, ne sont analysées que tous les cinq ans. Autant, au plan national ou régional, les carrés sont assez nombreux et l’historique assez long pour qu’il soit pertinent de recalculer les tendances lourdes en ajoutant les données chaque année, autant sur un département, les embardées interannuelles – ne serait-ce que météo – prennent une telle ampleur qu’on voit tressauter les courbes sans rien pouvoir en tirer.

Mais je ne vais pas analyser tout de suite non plus les dossiers sur lesquels je pourrais, techniquement, le faire, les inventaires de parcs, par exemple. En effet, le printemps n’est pas terminé. Toutes les données ne sont pas rentrées. Nous avons même encore quelques bénévoles, chevronnés, gros contributeurs, qui ne rentreront leurs données dans la base que dans quelques mois, consacrant leurs longues soirées d’hiver à, rituellement, « vider leurs carnets d’obs ». Mes données du printemps 2016 sur le parc Machin sont saisies, oui, mais la base ne contient pas encore tout le relevé du printemps 2016 dans le département. Du coup, impossible de les remettre en contexte. De savoir, par exemple, si c’est à cause de la pluie que la Fauvette grisette ne s’est pas reproduite, ou si c’est une affaire plus locale, par exemple un débroussaillage mal ajusté de quelque buisson.

Et maintenant que notre base en ligne nous permet cette recontextualisation, grâce à une centaine de mille données, ce serait vraiment dommage de s’en priver. Patientons donc.

Le ressenti d’un chaos

Il n’empêche qu’à cette date, et après une saison qui m’a mené sur une grande partie du département, je peux dresser un premier bilan de ce qu’on appelle mes ressentis de terrain. Quitte à constater que les données ne les confirment pas, et à chercher pourquoi.

Et le premier ressenti de ce printemps 2016, voyez-vous, c’est que c’est le bazar. Infâme.

Oh, globalement les migrateurs sont revenus aux dates classiques, du moins en ce qui concerne les premiers arrivants. Non, le vrai problème, c’est la chronologie de la nidification.

Mi-mars, par exemple, j’avais des jeunes Hérons cendrés déjà tout emplumés, près de l’envol, et à côté d’eux, des nids où « ça couvait » tout juste. Mais cette semaine, sur la même héronnière, aux côtés de nids déjà vides, ça couvait encore sur d’autres ! Et sur d’autres encore, des jeunes à peine éclos !

De même, j’ai vu avant-hier de jeunes Cygnes tuberculés, non pas frais du jour, mais vraiment pas vieux : à peine la moitié de la taille des adultes. Normalement, à cette date, les Cygnes de l’année ne se distinguent plus des parents que par leur plumage grisâtre… Du côté des Faucons pèlerins, trois couples ont élevé des jeunes. Chez deux d’entre eux, les envols ont eu lieu à une date classique (15-20 mai) mais l’unique poussin du dernier couple vient seulement de réussir le grand saut, avec trois bonnes semaines de retard. Difficile à comprendre chez une espèce qui s’installe très tôt dans la saison… et ne manque pas de proies.

D’ailleurs, avec 4 jeunes pour 3 couples, le succès de reproduction est particulièrement bas…

Que dire de cette femelle de Faucon crécerelle qui, hier sur mon STOC, était en train de couver, en plein mois de juin, sur sa lucarne habituelle ? Une ponte de remplacement ? Peut-être… sachant qu’au premier passage, début mai, le site n’était pas occupé. Du tout.

Ressentis de terrain encore ? Cette année, nous avons assisté à des passages de pouillots particulièrement massifs. Avec notamment un nombre anormalement élevé, sinon record, de Pouillots de Bonelli et de Pouillots siffleurs. La plupart de ces oiseaux forestiers ne nichent pas chez nous. « Le Bonelli » est lié aux bois clairs, secs et chauds ; nous en avons peu. Le Siffleur, c’est l’inverse : il aime les cœurs des vieilles futaies. Là aussi, nous sommes bien mal pourvus. Il s’agit sans doute de migrateurs qui se sont trouvés bloqués chez nous quelques jours par le mauvais temps.

Moins compréhensible : le Rougequeue à front blanc. Il a commencé par manquer cruellement à l’appel, sur mes points tout du moins – car la base, elle, indique un pic de passage marqué fin avril, suivi d’un retour à des effectifs plus modestes, ce qui montre exactement le même phénomène que pour les pouillots : la période de mauvais temps fin avril, début mai a contraint une vague de migrateurs à faire halte chez nous. En revanche, il est un constat moins anecdotique et, lui, vérifié par la base : l’espèce est en train de disparaître du centre de l’agglomération lyonnaise. Je ne suis pas surpris. Quand j’ai commencé à prospecter le quartier de Montchat et ses alentours, je le trouvais à chaque fois en deux ou trois points. Comme nicheur, je veux dire. Je ne l’y ai plus contacté depuis trois ans.

Et là, sans hésiter, je le classe comme victime de la densification : c’est une espèce des jardins agrémentés de gros arbres, de préférence à cavités. Tout ce qui disparaît à grande vitesse en zone urbaine. Demain, comme à Paris, il faudra aller au bout de la banlieue pour retrouver cette petite flamme orange sur les toits et les sapins.

Même constat pour la Mésange noire et la Mésange huppée, deux espèces des forêts résineuses bien représentées à Lyon où les conifères d’ornement sont nombreux. Habitué à fréquenter des quartiers où elles sont relativement communes, je ne les retrouve plus depuis trois ans, même dans les parcs.

J’ai observé nettement plus de Pies-grièches écorcheurs que d’habitude, y compris sur des carrés où je ne l’avais jamais vue… constat que la base ne partage pas : l’année y est même plutôt moyenne. Voilà qui est étrange. D’autant plus que je ne les trouve pas n’importe où, mais bien sur des milieux qui lui conviennent. C’est facile, avec elle. Prenez une prairie pâturée entourée de haies, examinez le sommet des buissons, de préférence les plus épais, par exemple à l’intersection de deux bonnes haies bien épineuses : normalement, vous verrez le dos roux, la calotte grise et le masque de cambrioleur du mâle qui veille sur le territoire pendant que Madame couve au cœur du fourré. Mais je la vois aussi sur les fils téléphoniques, lors de mes trajets de point à point. Bref, cette année, elle est vraiment facile à trouver. Et début juin, sur des sites favorables, on ne peut plus parler d’oiseaux de simple passage.

La météo demeurant capricieuse, on ne peut garantir qu’il y aura, pour autant, une bonne reproduction.

Alors ? Est-ce la suite logique de deux bons printemps qui auraient regonflé les effectifs ? Ou d’un hivernage sahélien moins désastreux que d’habitude ? Ou encore, comme le suggère un collègue, des migrateurs bloqués au point d’avoir posé leurs valises sur des territoires favorables, mais plus au sud que d’habitude ?

Nous ne le saurons qu’à la fin de l’année, en comparant nos données à celles de nos collègues résidant plus au nord.

Parlons des absents, maintenant.

Je n’ai pratiquement pas vu de Tourterelles des bois. Deux, pour être précis, alors qu’il s’agit d’une espèce en déclin, mais commune. Du côté de la base, les données s’annoncent, pour l’heure, peu nombreuses, mais comme lors d’une année basse « ordinaire ». Cette espèce est toutefois en déclin marqué sur 2009-2015. Rien d’étonnant : elle cumule les handicaps d’être transsaharienne et liée au bocage, aux paysages ruraux « traditionnels ». Vous ne la trouverez ni dans les lotissements, ni dans la steppe céréalière, cette immensité vouée à l’agro-industrie sur des milliers d’hectares dépourvus du plus humble buisson. Autant dire qu’on la voit de moins en moins.

TDbois

Tourterelle des bois

Deux autres espèces m’inquiètent. Deux espèces théoriquement communes qui le sont de moins en moins.

La première est le Bruant jaune. Bizarrerie locale : cette espèce de plaine, qui apprécie les milieux secs et ensoleillés, n’est présente, dans le Rhône, qu’au-dessus de 500 mètres d’altitude. S’il est d’usage d’invoquer la concurrence avec le Bruant zizi, qui possède à peu près les mêmes exigences écologiques, mais préfère les altitudes basses et manque d’ailleurs sur une bande nord-est de la France, l’hypothèse me semble assez mise à mal par le fait que ces deux espèces cohabitent sur les trois quarts des paysages de plaine du territoire… Même si le Bruant zizi se montre sensiblement plus thermophile, les basses altitudes n’interdisent en rien la présence du Jaune. Sans preuves, j’avancerais bien l’hypothèse que ce sont les prairies naturelles, et non les températures plus fraîches, qui manquent chez nous en-deçà de 500 mètres, et que c’est là ce qui est intolérable pour le Bruant jaune et supportable pour son cousin.

Du coup, c’est à la déprise agricole, qui, dans le Rhône dit « vert », remplace massivement ces vieilles pâtures par d’infâmes parcelles de résineux, des champs de bois où rien ne vit, que j’attribuerais la disparition du Bruant jaune, plutôt qu’au changement climatique qui ne devrait pas être son pire ennemi.

Concernant la Fauvette des jardins, en revanche, je ne dirai pas la même chose. Cette espèce est connue pour apprécier les milieux frais. En outre, c’est une migratrice au long cours, donc, défavorisée par les sécheresses qui touchent ses zones d’hivernage africaines. Elle devrait aussi bénéficier des jeunes stades forestiers, buissonnants, plus ombragés que les pâtures ; or, il n’en est rien…

Des trans-sahariens mieux représentés que d’habitude, d’autres pas ; des nichées en décalage complet avec les dates classiques, mais aussi d’un couple à l’autre. C’est un sentiment de désordre qui domine, à l’image d’une météo chaotique. Il est à craindre que la reproduction soit peu productive cette année.

L’ennui, c’est que beaucoup d’espèces n’ont vraiment pas besoin de ça.

bruant jaune CDA ouroux 2012

Bruant jaune

Chronique de terrain n°19 – Grand remplacement

Hé, c’est qu’on approche de la vingtaine. Hardi, tenez bon !
Il y a beau temps que je ne peux plus écrire une chronique par journée de prospection de terrain. J’ai pointé mon planning vendredi, histoire de ne pas m’emmêler entre les sorties reportées pour cause d’intempéries. Depuis début mars, j’en suis à quarante-cinq « passages » sur le terrain, la plupart le matin. Le rythme reste calé sur le soleil. Le réveil a sonné à sept, puis à six, puis à cinq heures. De toute façon, les aléas de l’existence et les errements d’un choix mal éclairé ont pourvu notre domicile d’un réveille-matin doté de quatre pattes, de moustaches et d’un organe vocal à la production variée, perpétuellement réglé sur 4h50.
D’ici la fin du mois, je me lèverai à 4 heures et je pourrai lui rendre la monnaie d’une partie de ses pièces. Bisque bisque miaule.

Parlons de jeudi dernier, tiens. Second passage STOC-EPS à Irigny. Il y a là une ville, enfin, une banlieue, étirée en contrebas du vieux bourg qui surplombe la vallée de la Chimie – pas très présentable, la porte sud de Lyon. Mais au-dessus, c’est le plateau, un plateau déjà bien mité par l’étalement urbain mais avec des champs, des vergers et quelques pâtures, le tout sous l’épaule de deux vieux forts de la ceinture Séré de Rivières (celle de la fin du XIXe siècle).

Passant littéralement entre les gouttes, j’eus la bonne surprise d’ajouter pas moins de treize espèces à la liste vue lors du premier passage, portant le total annuel à 44, ce qui n’est pas mauvais, pour le bilan annuel d’un STOC périurbain. Mais le plus important, c’étaient les résultats en termes d’oiseaux, disons, rustiques :
– Un Oedicnème criard, ce bizarre petit échassier à gros œil qui niche au sol dans les terrains secs et caillouteux, et que je traque plus régulièrement dans les carrières de l’est lyonnais, au point 6, au milieu des cultures et des vergers ;
– De respectables effectifs de Fauvette grisette et d’Hypolaïs polyglotte, qui sont deux fauvettes des haies, communes, mais sans plus ;
– Quelques Hirondelles rustiques manifestement cantonnées près d’une maison, au point 9 : les sites de nidification de cette espèce dans le Grand Lyon sont bien rares !
– Une Pie-grièche écorcheur en surveillance de territoire, au point 8. Ce point est un joli secteur de plateau agricole avec une occupation du sol variée – « en mosaïque » – mais d’ordinaire, le cortège d’oiseaux est plus pauvre qu’attendu. La rançon, sans doute, de son enclavement entre les axes routiers et les extensions urbaines…
– Et enfin, de nouveau le Moineau friquet, nichant dans les lampadaires près du vieux fort au point 6 ! Le moineau rustique n’a donc pas tout à fait déserté le Grand Lyon…

C’est peu, mais tellement mieux que rien. Tant qu’il reste quelques couples, que l’espèce n’a pas tout à fait disparu, on peut rêver d’une reconquête, d’une lente amélioration des milieux. Voilà pourquoi, en matière de protection de la biodiversité, il nous arrive de finir par céder, transiger, accepter de voir réduits ou vaguement compensés les dégâts plutôt que d’assumer une lutte frontale qui s’achèverait par une défaite honorable, mais totale. Il en coûte d’accepter de tels compromis où la vie, on le sait, est perdante, et de laisser accroire que ce ne serait pas grave, qu’on peut se le permettre, que de petits réglages de curseurs suffisent pour rendre un grand projet très acceptable, qu’une autoroute puisse « protéger la nature ».
Non.
Mais tant qu’il reste un fragment de tissu vivant, il peut repousser, si un jour le vent tourne. Ce qui est mort ne repousse pas.
Et la résurrection des Moineaux friquets dans leur corps glorieux nous paraît, voyez-vous, un objectif un peu lointain.

Voici donc terminé pour 2016 le suivi du carré d’Irigny : l’heure d’un petit bilan ?

Donnees_Irigny_Total2016

Tout d’abord, 44 espèces, c’est un chiffre plutôt bon pour ce carré, qui depuis 2008 affiche une moyenne un peu inférieure à 42. Cela reste bien sûr très en-deçà de la richesse connue sur cette commune qui est de 118 espèces. Mais naturellement, le carré STOC n’a pas pour but d’échantillonner la biodiversité de la commune. Ce n’est qu’un échantillon de territoire métropolitain/départemental/régional/national qui prend sens dans le réseau contenant bien d’autres échantillons de ce genre, et dans une perspective « oiseaux communs ». Si l’on devait réaliser un inventaire approfondi de la biodiversité d’Irigny, on déploierait un tout autre protocole.

Des données STOC, je ne tirerai pas non plus de tendance d’évolution des populations par espèce à l’échelle du carré ; d’abord, ce serait un peu long, ensuite et surtout, ça n’aurait pas de sens. Les données sont trop peu nombreuses pour fournir un chiffre représentatif. Là encore, c’est inséré dans les réseaux de carrés STOC du Grand Lyon, du département, de la région, du pays que ces données contribuent à calculer des évolutions fiables.

Par contre, il y a un petit calcul intéressant à faire, pour remettre en contexte le feu d’artifice d’espèces « agricoles » lors du 2e passage. Il s’agit de calculer l’abondance de chaque espèce, puis de trier tout ce petit monde par espèces indicatrices.
L’abondance est définie, dans notre cas, comme le nombre maximal d’individus de l’espèce donnée, sur un point, entre les deux passages. Deux Fauvettes à tête noire au point 3 en avril, trois en mai = abondance de 3 pour la Fauvette à tête noire au point 3 en 2016.
Quant aux espèces indicatrices, ce sont celles qui sont significativement plus liées à un type de milieu qu’à tout autre. C’est le Muséum qui a fait le calcul, à l’échelon national. Croisant les données STOC avec une carte d’occupation du sol, il a conservé comme indicatrices d’un milieu X (bâti, agricole, forestier) celles qui sont plus abondantes dans ces milieux que ne le prédirait une répartition homogène dans les trois.
Quant à celles qui ne présentent aucune différence sensible de répartition entre ces trois catégories de milieu, elles sont dites « généralistes ».

Et voici le résultat.

A gauche, point par point, et à droite, sur tout le carré.

graphiquesIrigny

Hé oui. Les généralistes et les oiseaux du bâti pèsent 84% du total, à eux seuls.
Je vous fais grâce du graphique modifié en éliminant la donnée isolée d’un groupe de 26 Martinets noirs qui écrasait un peu les autres chiffres : fondamentalement, cela ne change rien.
Bien sûr, la forte présence des oiseaux du bâti s’explique, puisque 5 des 10 points sont franchement en milieu périurbain ou urbain peu dense. Ce qui n’est pas normal, c’est la faiblesse incroyable des oiseaux franchement ruraux. Si peu d’hirondelles, de Tariers, de bruants… Pas une seule Tourterelle des bois, pas une Linotte, pas même un Faucon crécerelle.

A l’arrivée, même les paysages agricoles sont dominés par les espèces généralistes. Car le Rossignol et l’Hypolaïs, pour « campagnards » qu’ils nous semblent, fréquentent aussi les lisières épaisses et les friches autour des villes. Ce sont des espèces typiques de la déprise agricole.

Bref, ce carré illustre – attention : je n’ai pas dit « démontre » – un phénomène tristement connu des naturalistes, le seul Grand remplacement qui soit attesté : la banalisation des écosystèmes. Là où autrefois, les milieux étaient assez riches et variés pour faire vivre toute une diversité d’espèces spécialisées, à la niche écologique étroite, il n’y a plus de place que pour les durs à cuire, ceux qui se contentent de tout, c’est-à-dire de peu. Au bout du compte, que vous soyez dans le parc de la mairie, dans le jardin du grand-père, dans les prés, les champs ou en bordure d’un petit bois, vous trouverez les mêmes oiseaux partout, les quinze à vingt même espèces généralistes/des jeunes boisements feuillus. Ce sera à la fois la preuve que les écosystèmes ne fonctionnent plus qu’à hauteur de 20 ou 30% de ce qu’ils devraient et un facteur d’aggravation, par effet boule de neige. L’essentiel des ressources du vivant auront été perdues ; et naturellement, le reliquat ne pourra pas durer bien longtemps, soumis à des pressions qui ne pourront qu’aller croissant.

Grand Remplacement, Croissant. Aïe ! Il n’en faut quelquefois pas plus pour se faire classer « à la droite de la néofachoréacosphère ultraconservatrice ». D’ailleurs, il parle bien de conserver la nature, non ? Alors, hein !

Non, ce n’est pas drôle… Mais on en est parfois là. On se découvre un beau matin rangé dans une case, voire dans plusieurs cases contradictoires, et que ce soit l’une ou l’autre, on se demande ce qu’on fout là. On lit de soi-même, du moins, d’un groupe auquel on est désormais censé appartenir : « Leurs maîtres à penser sont Machin et Bidule », dont on connaît à peine le nom. C’est ce qu’on appelle « le débat public », paraît-il. Du moins, c’est ce qui en tient lieu.

Ce devrait être drôle et en fait pas du tout.

Restons-en là pour aujourd’hui. A vous de voir s’il y a de « l’homophobie cachée » (sic) derrière « le faux nez » (re-sic) de ce petit bilan d’un carré STOC-EPS. Sinon, j’espère que cette petite plongée dans l’analyse des données issues du terrain vous a intéressés. N’oubliez pas : ce n’était qu’un exercice sur un tout petit jeu de données. Il s’est trouvé – et je m’en doutais, bien sûr, mais je ne savais pas a priori – qu’il illustrait de manière simple et claire un phénomène national (et même planétaire). Il est bien évident qu’en aucun cas, « en vrai », on ne s’amuse à conclure sur la base d’un an de données sur un malheureux carré STOC ! Non, la banalisation des écosystèmes, malheureusement, c’est la gigantesque masse de données de tout le réseau national, et même de bien d’autres suivis que le STOC, qui permet de le démontrer, année après année.
Il est particulièrement visible dans ce contexte tendu qu’est le point de contact entre la « ville » et la « campagne ». Voilà tout.

Alouette lulu Une absente de marque...

Alouette lulu
Une absente de marque…

Chronique de terrain n°18 – Protocoles, intempéries

Il pleut.
Il s’agit, au choix :
– D’une basse manœuvre de syndicalistes gauchistes pour bloquer le pays et s’opposer à l’indispensable marche du train de réformes qui nous fera entrer définitivement dans l’ère des défis d’aujourd’hui pour un monde de demain qui est l’avenir ;
– D’un complot du MEDEF pour empêcher les salariés de suivre Roland-Garros au travail puisqu’il n’y a pas de matchs ;
– De la preuve de la mainmise persistante de l’Eglise catholique tentaculaire, patriarcale et obscurantiste qui fait la pluie et le beau temps et d’ailleurs c’est écrit dans la bible que c’est Dieu qui fait pleuvoir, alors, hein ?! et la pluie réactionnaire n’a rien à faire dans l’espace public et devrait être cantonnée à la sphère privée, si quelques serres-têtes et jupes plissées veulent de la pluie, qu’elles fassent pleuvoir chez elles ;
– D’une défaillance complète du gouvernement gauchiste incapable de faire régner un minimum d’ordre républicain entre les masses d’air, Hollande démission !
– D’une arme secrète de Poutine qui consiste à déverser sous forme de chemtrails des pluies toxiques pour étouffer la contestation citoyenne et la volonté patriotique de la France
– Du bon Dieu qui veut arroser nos racines chrétiennes
(cochez la case correspondant à votre hebdomadaire préféré.)

En attendant, cela ne m’arrange guère, car, si le travail ne manque pas au bureau, le terrain, lui, n’avance pas. Je me console en me disant que la nidification des oiseaux que je dois suivre doit elle aussi s’en trouver passablement retardée.
Enfin je me console : non, car les oiseaux ont assez à faire avec les pesticides, la destruction des haies et des prairies, la fragmentation des habitats et toute la cohorte habituelle pour devoir, en plus, faire face à un printemps pourri. La reproduction sera compromise cette année, ne serait-ce que pour les oiseaux nichant à terre et les prédateurs d’insectes volants, et ce sont des espèces qui n’ont vraiment pas besoin de ça.

Actuellement, mon quotidien de chargé d’études consiste donc à ouvrir l’œil à cinq heures, constater qu’il pleut, répéter l’opération de demi-heure en demi-heure jusqu’à sept heures – horaire à partir duquel il est trop tard pour arriver sur le terrain encore dans la tranche d’activité importante des oiseaux chanteurs. Il ne reste alors plus qu’à filer au bureau. Occasionnellement, une variante consiste à constater à 5h30 que la pluie a cessé, sauter dans les godillots puis dans la voiture et rejoindre le site prévu vers 6h30, juste à temps pour recevoir sur le râble l’abadée d’eau suivante. Et décrocher en fulminant : encore une matinée perdue pour le terrain…

Au bureau, disais-je, le travail ne manque pas. Bien sûr, impossible de s’attaquer à ce qui constitue le gros de la charge de la mauvaise saison : l’analyse et la rédaction des données recueillies au printemps. Quoi qu’il arrive, il est trop tôt. Il est totalement inutile d’analyser un jeu de données tronqué de la sorte. C’est l’occasion de revenir sur le « pourquoi » de la réalisation de plusieurs passages sur un même site, au cours du même printemps.

Dans la chronique n°11, j’ai déjà pas mal traité la question. Au cours du premier passage, on relève principalement des données d’oiseaux chanteurs, ou des « individus qui traînent » en milieu favorable. On obtient ainsi des indices de cantonnement possible (d’installation présumée d’un couple sur un territoire). Au second passage, on pourra les confirmer – ou non. Idéalement, on ira plus loin : un passage de plus, c’est l’opportunité de collecter des indices de nidification plus forts : l’oiseau surpris en train de transporter des brindilles ou de la mousse, voire de nourrir sa nichée ; le nid occupé lui-même ; ou encore une petite famille de « jeunes volants » – des oiseaux sortis du nid, capables de se déplacer, mais encore sous la dépendance des adultes. A fortiori si ce sont des nidifuges (oiseaux d’eau, oedicnèmes…), ces poussins qui naissent déjà tout en duvet et capables de se déplacer au sol, et suivent les parents à pied – ou à la nage – vers les zones de gagnage.

Notons à ce sujet que le potentiel choupinitude du poussin nidifuge est aussi élevé que le niveau de ressemblance d’un poussin nidicole avec un extraterrestre malintentionné.

Poussin nidifuge (Avocette) à g. et nidicole (mésange) à d.

Poussin nidifuge (Avocette) à g. et nidicole (mésange) à d.

Mais il y a aussi une autre raison : c’est que toutes les espèces ne se reproduisent pas selon le même calendrier. De même que tous les oiseaux ne migrent pas en septembre comme les hirondelles et qu’il est parfaitement normal d’observer des vols migratoires de cigognes le 10 août, tous les oiseaux ne pondent pas sagement en avril pour nourrir en mai et voir leur descendance prendre son essor courant juin. La saison de reproduction s’étale de janvier, voire de décembre, à fin juillet, même si l’essentiel se déroule entre mars et juin.
Oui, j’ai bien dit décembre. Certains Rapaces nocturnes n’ont même pas la patience d’attendre le solstice d’hiver pour entamer les parades. C’est avant les fêtes de fin d’année qu’il s’agit de repérer, par exemple, les couples de Hiboux grands-ducs, et non, cette tournée-là ne vous conduira pas, livide et la bouche pâteuse, dans le caniveau ; c’est très sérieux. Les canards sédentaires s’apparient dès janvier. C’est également dès la fin d’hiver que les mésanges explorent les cavités susceptibles d’accueillir leur nichée, d’où l’importance d’avoir déjà, à cette date, posé les nouveaux nichoirs.
Pour la plupart des oiseaux nicheurs sédentaires, les choses sérieuses commencent en mars ; en particulier, c’est le mois crucial pour localiser les espèces forestières, en particulier les Pics. Non seulement ils sont très actifs, mais en l’absence de feuilles, ils sont encore bien visibles, et leurs diverses manifestations sonores portent plus loin.
En revanche, et dans tous les milieux, certaines espèces n’arriveront pas avant la fin d’avril. Ce qui veut dire que ce n’est pas avant mai et même juin qu’on pourra en dénombrer les couples nicheurs avec un espoir de fiabilité ! En forêt, ce seront certains pouillots (Pouillot fitis, Pouillot siffleur) ou d’autres insectivores comme les Gobemouches. Comme les insectivores transsahariens sont des espèces en déclin pour des raisons qu’il me semble avoir déjà expliquées dans un épisode précédent, ces retardataires émargent au groupe des « espèces patrimoniales », à ne pas rater donc. Pas question de les zapper par un protocole maladroit !

Autrement dit, lorsqu’une association déclare que l’inventaire des oiseaux d’un site requiert plusieurs visites réparties tout au long du printemps, ce n’est pas pour le plaisir malsain de surfacturer : il s’agit de planifier des prospections qui permettront d’évaluer les effectifs nicheurs de toutes les espèces, les précoces comme les tardives. Sans quoi, il n’y a aucun espoir de dresser un tableau suffisamment précis de la biodiversité de l’endroit. Et aucune chance, donc, de la conserver correctement, c’est-à-dire de faire échec à tous les facteurs d’érosion de cette même biodiversité. Si, par exemple, vous ratez les gobemouches dans une forêt, vous risquez fort de proposer de créer des îlots de vieillissement au mauvais endroit, ce qui serait tout de même ballot.

Tout dépend, naturellement, des connaissances existantes et surtout du niveau de précision requis, c’est-à-dire de l’objectif de la prospection. Vous savez déjà que pour obtenir un simple indice d’évolution des espèces les plus communes, il suffit de passer une fois en avril et une fois en mai, c’est le STOC-EPS. Généralement, pour un inventaire classique, on retiendra trois ou quatre sorties réparties de mars à juin, plus éventuellement une en nocturne.

Quant aux suivis spécifiquement orientés vers une espèce patrimoniale, ils seront beaucoup plus denses et soigneusement adaptés à l’écologie propre de l’espèce. On n’hésitera pas à se rôtir le cuir de longues heures durant sous le soleil de juin pour un seul nid d’outarde.

Et voilà pourquoi les associations montent au créneau lorsqu’une étude d’impact se borne à un vague passage en juin ou même, cela s’est vu, en septembre…

Et voilà aussi pourquoi les analyses de la saison de terrain ne peuvent en aucun cas débuter avant d’avoir terminé toutes les sorties programmées sur un site ; donc pas avant juillet. Que faisons-nous de nos après-midi à la belle saison, demanderez-vous ? Et bien, pour ceux qui ne possèdent pas de compétences spécifiques dans le domaine des Insectes ou des Reptiles, taxons qui peuvent être prospectés en milieu de journée, il n’y a pas davantage de quoi s’ennuyer. Synthèses de données antérieures à l’année en cours, synthèses bibliographiques – par exemple sur des méthodes de gestion écologique, à destination d’un partenaire désireux de se lancer dans ces pratiques – réponse aux divers questions d’adhérents et partenaires faisant face à un imprévu naturaliste, comme un oiseau tombé du nid, contacts, négociations et réunions pour une action de protection, par exemple empêcher que soient illégalement détruits des nids d’hirondelles, contributions à des enquêtes publiques, saisie et report sur carte des données du jour…
La conservation ne se fait pas toute seule et si les bénévoles constituent toujours une force vive de premier plan (80% des données produites sur notre base sont de leur fait), la protection de la nature exige une technicité et surtout un temps, une disponibilité qui les a conduits, il y a déjà longtemps, à s’adjoindre des salariés.

Y perd-on le sens, l’émerveillement originel, qui pousse à consacrer les heures par centaines à courir les hiboux, maîtriser des Mantes religieuses en furie, des Pélodytes guère ponctuels, des escargots forcenés – et à y sacrifier les perspectives d’une carrière plus reposante, sinon plus lucrative ? Je ne pense pas. En revanche, le lien avec les citoyens, pour qui, en fin de compte, on fait tout cela, a pu, lui, se distendre. Pour beaucoup, la protection de la Nature se fait toute seule, sans trop se demander comment. Les coulisses restent dans l’ombre. Ce blog tâche d’être une mince bribe de réponse.

Chronique de terrain n°17 – Utilités

Matinée chargée… En fait, vous aurez même droit aujourd’hui à deux en une !

Ce matin, STOC au sud de la ville. Cinq points en rive gauche du Rhône, cinq points en rive droite et rien de bien passionnant. Les conditions étaient bonnes, j’étais sur place au lever du soleil… Est-ce à cause de la fraîcheur matinale ? Les oiseaux peinaient à se mettre en route. J’espérais le Rougequeue à front blanc – je n’en ai eu qu’un. La Huppe : zéro. Les gros arbres sont pourtant toujours là. Deux roitelets, de rares Mésanges noires. Bref, les forestiers, dans ce joli quartier très arboré, m’ont fait faux bond. J’ai dû me contenter de quelques banalités.

A Gerland, il semble que l’Hirondelle de fenêtre ait définitivement disparu. Il est vrai que presque tous les bâtiments qui l’accueillaient ont été rasés. Sur les autres, on ne voit que l’auréole grisâtre laissée par des nids détruits depuis longtemps. De manière générale, l’espèce est en train de quitter Lyon, définitivement. Nous ne parvenons pas à sauver les colonies lors de travaux. Malgré nos tentatives, nos poses de nichoirs, elles ne se réinstallent pas. Il semble que les populations ne soient pas assez dynamiques pour surmonter ces mauvaises passes.

La recette est pourtant éprouvée. Soit un bâtiment occupé par des nids d’Hirondelles, et nécessitant rénovation. L’espèce est protégée, menacée : que faire ?

On commence par ôter les nids, en hiver bien sûr, quand ils sont vides. Et on les remplace par des nichoirs, posés le plus près possible et avec une exposition aussi proche que possible. Ces nichoirs sont des imitations de nids naturels, construits en béton de bois. Ensuite, si les travaux ne doivent pas commencer de suite, on rend inaccessibles par des bâches ou des filets l’emplacement des nids retirés. Il ne s’agirait pas que les oiseaux se mettent à rebâtir précisément là où l’on doit procéder aux travaux.

De la sorte, les Hirondelles sont empêchées de nicher sur la bâtisse à rénover, mais grâce aux nichoirs, elles peuvent rester « sur zone » en s’épargnant le coût de la construction ou de la rénovation des nids. Car, oui, cela a un coût ; un coût énergétique bien sûr : imaginez le travail que représente la construction de ces échauguettes d’argile, pastille après pastille, avec juste un bec minuscule en guise tout à la fois de pelle, de toupie à béton et de truelle ! Ajoutez-y qu’en ville, trouver de la boue, de la bonne boue homologuée nid d’hirondelle devient un véritable défi… Bref, le nichoir est un pied à l’étrier indispensable.

Nichoirs_DELURB

Nichoirs pour Hirondelles de fenêtre, avec leur planchette anti-salissures

Ainsi, l’année des travaux, si tout va bien, une nidification a tout de même lieu dans le secteur. La colonie reste fixée, et dès l’année prochaine, elle pourra recoloniser son ancien domaine.

Bien sûr, toute la démarche doit s’effectuer avec l’appui de connaisseurs, qui sauront déterminer le nombre et l’emplacement des nichoirs, et le tout être validé par les services de l’Etat. Car il s’agit d’une destruction intentionnelle de nids d’espèce protégée. La loi garantit aux citoyens que le premier pékin venu ne peut détruire ainsi le patrimoine commun. Pas question, donc, de jouer à ça chez vous, en douce.

Voilà, on fait tout cela et normalement, ça marche.

A condition que les oiseaux reviennent, et qu’ils trouvent assez d’insectes volants à proximité, que le printemps ne soit pas trop pourri, que…

Moyennant quoi, de plus en plus souvent, cela ne marche pas et la colonie est perdue à jamais.

On tâche désormais d’augmenter encore les chances de réussite en adjoignant aux nichoirs un « système de repasse » – un petit haut-parleur à batterie, ou mieux, solaire, qui diffuse en avril des cris d’hirondelles pour attirer les migrateurs. Il semble que les retours d’expérience soient bons. Mais vous voyez la complexité de l’ensemble.

Nous n’avons pas le choix : les populations d’hirondelles sont si fragiles qu’on ne peut plus se permettre de perdre les grosses colonies comme cela.

Dix heures. Me voici cette fois-ci en banlieue, au pied d’un haut pylône, pour une « surveillance Pèlerin ». De quoi s’agit-il ?

Le Faucon pèlerin fait partie des rares espèces qui se portent mieux qu’il y a trente ans. Certainement pas par hasard : il a fait l’objet d’un effort de protection gigantesque, alors qu’il avait pratiquement disparu d’Europe moyenne sous les coups de la chasse et du DDT. C’était l’époque où le lait des femmes françaises contenait tant de résidus toxiques qu’il aurait été classé impropre à la consommation si l’on avait voulu le vendre… Interdiction de certains pesticides, surveillance des nids, récupération-soins-relâcher de poussins faméliques voués à la mort, tout cela a permis aux populations de se refaire la cerise et recoloniser le gros de leurs territoires perdus. Mais au bout du compte, cela ne représente jamais que 1400 à 1500 couples. Trois mille oiseaux sur cinquante-cinq millions d’hectares…

Dans la région, ayant occupé la plupart des falaises – sauf celles occupées par les Hiboux grands-ducs, qui sont leurs prédateurs – les Pèlerins tendent, timidement, à s’installer en ville. La table y est servie en abondance de merles, d’étourneaux et de pigeons ; reste à trouver une corniche du pauvre sur ces curieuses falaises faites de main d’homme. Et voilà un couple sur une grosse antenne de communications. L’ennui, c’est l’envol des jeunes. Ils sont plutôt patauds et leur sortie du nid ressemble plus à une chute contrôlée qu’à un essor majestueux. Imaginez un gros poulet fouettant l’air de ces deux machins pleins de plumes que la Nature lui a vissés sur le dos, perché sur sa plateforme, et plaf ! voilà qu’il perd l’équilibre.

Lorsqu’il dégringole d’un nid installé sur une belle et bonne falaise, pas de problème : il y aura toujours une vire, un saillant pour le recevoir quelques étages plus bas. En ville, c’est une autre affaire, et l’aspirant prédateur risque fort d’échouer piteusement au sol, à la merci du premier chat ou malandrin venu. D’où la nécessité impérieuse d’organiser une surveillance permanente à la saison des envols, pour récupérer ces maladroits et les replacer en hauteur. Une fois, deux fois, cinq fois…

JeunePelerin

Un jeune Faucon pèlerin récupéré au sol et replacé sur un toit

Cette année, nous avons de la chance, et pour l’heure, les trois poussins que nous suivons ont réussi seuls leur premier envol. Ils ont sauté, ont échoué sur un toit en contrebas, et presque immédiatement réussi à redécoller, à prendre de l’altitude par leurs propres moyens. Pour eux, c’est gagné. Du moins, notre responsabilité s’arrête là. Ils passeront quelques semaines encore sous la dépendance des adultes, à parfaire leur technique de chasse, avant la dispersion définitive.

Évidemment on n’emporte pas son bouquin pendant ces veilles interminables : surtout quand on est seul, il s’agit de ne pas quitter la lucarne des yeux pendant trois heures. Ce n’est donc pas là que j’ai terminé la lecture du « Travail invisible » (de Pierre-Yves Gomez), mais difficile de ne pas y repenser tandis qu’on rumine, face au pylône dans lequel les poussins dorment. De quoi prolonger un peu la réflexion entamée à l’épisode 11.

Un vrai travail, cela doit être utile aux autres, lit-on dans le témoignage qui conclut ce livre. Suis-je utile, à veiller au grain, ou plutôt au pèlerin, au pied d’un immeuble ? Je ne crée pas de richesse (financière) ni d’emplois. La plupart de mes concitoyens sont totalement indifférents à la survie en France de l’espèce Faucon pèlerin, que d’ailleurs ils ne voient pas, lors même qu’elle évolue au-dessus de leur tête.

Je le crois utile, évidemment, sinon je ne le ferais pas. Vous avez sûrement remarqué que ma saison de terrain consiste assez rarement à prospecter les recoins verts du département ; je me retrouve plus souvent sur des sites assez peu pittoresques. Encore ne voyez-vous là que la saison de terrain, le cœur de l’activité certes, là où naît la vocation d’un tel métier, mais je n’y passe, grosso modo, qu’un tiers de mon temps de travail annuel. A peine. Tous les matins de mi-mars à mi-juin, quelques autres demi-journées éparses ; le reste est consacré à l’analyse, à la rédaction, aux dossiers de protection, à la coordination des réseaux de bénévoles, aux bases de données. Bref, ce métier n’est pas une bucolique sinécure au point qu’on choisisse de l’exercer juste pour ça. C’est un métier que l’on fait avec plaisir, bien sûr, voire, parfois, avec bonheur ; mais c’est bien un travail, et pas du tout une espèce de loisir rémunéré ; même si c’est une passion, c’est aussi un service. Bien sûr, on y vient parce qu’on aime observer la Nature et qu’on veut que cela puisse durer ; mais ce serait bien réducteur d’en conclure qu’on ne l’exerce que pour soi.

À cause de nous, des milliers d’espèces ne rendront plus gloire à Dieu par leur existence et ne pourront plus nous communiquer leur propre message. Nous n’en avons pas le droit.

(Laudato Si, point 33)

En tout cas, même si tout le monde s’en f… lorsqu’un jeune Faucon pèlerin a réussi son envol, je me sens heureux, pas seulement par émerveillement personnel, un brin égoïste, d’assister à ses cabrioles, mais aussi d’avoir participé à le donner à la Nature de l’an 2016, à l’avifaune de la ville, à mes concitoyens. Et je voudrais, souvent, lorsque je l’aperçois perché sur son antenne, leur dire : regardez ! mais regardez ! c’est un Faucon pèlerin. Vous savez, l’oiseau-bombe dont vous avez lu avec stupeur et ravissement qu’il faisait du 300 à l’heure ? et bien il y en a un là, au-dessus de votre tête, au-dessus de notre parcours quotidien arpenté les épaules voûtées et l’œil sombre.

De même, je suis heureux d’avoir découvert ce Petit-duc dans la Loire (c’était l’épisode 14), où il n’était pas connu. Non pas fier – puisqu’il s’agit d’une découverte fortuite – mais juste content d’avoir ainsi pu révéler sa présence aux collègues qui, du coup, pourront veiller sur lui en quelque sorte, prendre soin de cette part de patrimoine vivant commun. Vu les menaces qui pèsent sur la biodiversité, il est sage de la connaître aussi finement que possible. Cela figure même dans la Doctrine sociale de l’Eglise, au point 42 de Laudato Si, bien entendu.

« Produire » de la conservation de la biodiversité. Travail invisible, dont d’aucuns croient, d’ailleurs, qu’il s’accomplit tout seul, sans savoir quels yeux ont veillé dans l’ombre, quelles mains ont travaillé pour que l’oiseau soit encore là à chanter ce matin.
C’est notre façon, dans ce métier, de « produire » quelque chose qu’à défaut de consensus sociétal, nous croyons utile aux autres.

Chronique de terrain n°16 – A en pleurer

Ce STOC était réussi.

Pourtant, l’avifaune de ces pentes des monts du Lyonnais n’avaient jamais été à la hauteur des paysages. Trop de pesticides, sans doute, mais aussi trop peu de vieilles prairies, de haies épaisses ; trop de routes, de maisons récentes et de tunnels de plastique.

Mais pour une fois, il me faisait mentir.

Dans le petit bois de chênes pubescents, j’ai retrouvé le pouillot de Bonelli habituel – ce joli pouillot très contrasté, avec son dos olive et son ventre blanc. Mieux : sur un point suivant, j’en ai entendu un second, qui chantait depuis un autre bois, situé au-dessus. Banale dans les forêts de chênes verts du Midi, cette espèce ne l’est pas chez nous, et c’est une joie de la trouver. C’est une espèce un peu paradoxale que ce pouillot. Thermophile, on le trouve néanmoins dans l’arc jurassien, connu comme l’un des terroirs les plus froids de France. On s’attendrait à ce que le réchauffement climatique le favorise : il a perdu de larges pans de territoire dans le nord de son aire de répartition depuis 25 ans. En revanche, la tendance s’inverse sur les quinze dernières années.

En fait, il illustre bien l’enchevêtrement des divers phénomènes qui affectent aujourd’hui la biosphère de France. Dans l’ensemble, les espèces thermophiles progressent ; il en est de même des espèces forestières, car les surfaces boisées ont tendance à augmenter et à vieillir ; en revanche, les migrateurs transsahariens déclinent, et ce pour deux raisons : le réchauffement se traduit par des sécheresses plus fréquentes sur leurs quartiers d’hiver sahéliens, et d’autre part, ce sont généralement des insectivores, dont les proies sont décimées par les pesticides. Le Pouillot de Bonelli qui cumule les caractéristiques de migrateur transsaharien, thermophile et forestier, présente, du coup, une évolution « résultante » de toutes ces tendances parfois contradictoires. Pour le moment, il progresse… un petit peu.

Près de la vieille ferme d’en face, j’avais retrouvé l’Hirondelle rustique – un couple unique, mais en la matière, il faut se satisfaire de peu. On devine le pays bien pauvre en insectes volants ; d’ailleurs, l’Hirondelle rustique n’est connue nicheuse que sur une poignée (quatre !) de lieux-dits de cette vaste commune, et l’essentiel des couples se trouve sur deux sites tout à l’ouest, en altitude, loin des serres et des vergers. Quant à l’Hirondelle de fenêtre, elle est carrément absente, en tout cas inconnue, malgré pas mal de prospections.

Hirondelle rustique CDA

Hirondelles rustiques

De l’autre côté du col balayé par les vents – mais sur une autre commune et dans un tout autre environnement – sept nids d’Hirondelles de fenêtre, tourbillonnant ballet autour des vieilles étables. Surtout – surprise ! – sur le carré, j’ai relevé trois couples de Pie-grièche écorcheur. Au moins depuis l’épisode précédent, vous savez mon affection pour cette belle espèce, et ses exigences écologiques. Vous partagez donc ma surprise d’en trouver ici, non pas une égarée, mais trois territoires bien occupés.

Seulement, à cinq heures, avant de prendre la route, je m’étais connecté sur Twitter et j’avais vu qu’un avion avait disparu. La première annonce officielle n’avait pas dix minutes. Un avion égyptien, parti de Paris.

Naturellement, la cause semblait entendue. On n’attendait que la revendication qui ne pouvait tarder. Cinq jours après, l’enquête s’orienterait plutôt vers l’accident. Mais qu’importe.

Affreux contraste. Sous mes yeux, un ciel calme et bleu, plus d’oiseaux que jamais, une aube à rendre grâce – et par-delà les mers, l’autre réalité. Le terrorisme, pensais-je, comme à peu près tout le monde ; la haine aveugle, incompréhensible, inexplicable.

Pourquoi ?

Lorsqu’on se tient ainsi face au soleil levant, au bord d’un pré, il vient parfois à l’esprit cette pensée, un peu romantique, un peu de comptoir : pourquoi tout n’est-il pas simple ? Qu’avons-nous fait de notre innocence ? Ne pouvions-nous juste exister, tirer sobrement notre subsistance de la terre, sans vouloir toujours plus ?

Auri sacra fames ! et nous voilà bien avancés.

Diderot, paraît-il, trouvait qu’il était « bien mal né, méchant, profondément pervers [celui] qui médite le mal au milieu des champs ». Que « la nature entière » y murmure « demeure en repos comme tout ce qui t’environne, jouis doucement comme tout ce qui t’environne, etc. » Pauvre Diderot ! Quelle naïveté ! C’est que la science écologique n’était pas née. Il n’y a guère de repos, ni de jouissance dans un paysage naturel, a fortiori agricole. Il s’y noue au contraire de secrètes intrigues, d’implacables luttes pour la vie et de mystérieux contrats entre espèces, des compétitions sauvages et des coopérations vitales, et loin d’être en repos, la vie bouillonne, foisonne, s’enchevêtre, se déchire, se renoue, se blesse et se cicatrise et recommence sans cesse. Quant à l’agriculture de notre temps, surtout ici – mais là Diderot n’est pas en faute de ne pas la connaître – c’est un peu la même chose en pire. Que de tensions donc, de combats ouverts ou feutrés, de drames peut-être s’entremêlent dans ce paysage, d’ailleurs de moins en moins champêtre.

Plat Saint Romain_avril_2011 014

Le carré de Thurins. Non bien sûr, cette photo sous beau soleil de midi n’a pas été prise un jour de STOC !

Nous ne savons pas demeurer en repos, pas même dans les champs.

Et qu’y gagnons-nous ? Car nous voilà bien avancés.

Nous avons pris ce grand virage, paraît-il, au Néolithique.

C’est à partir de là que sont nés, « dans un contexte de compétition intense » – du moins le suppose-t-on, puisqu’on n’a par définition aucun texte – les chefs, les guerriers, les hiérarchies, les classes, les castes. Que le monde s’est divisé en Nous et Eux, en territoire A Nous et territoire Hostile. Et la compétition intense n’a plus jamais cessé. Elle tombe sous le sens.

Pour amasser ce qui, nous dit le prophète, ne nourrit pas, ne rassasie pas. Triste constat que chaque génération a tenu, scrupuleusement, à vérifier par elle-même. On ne croit aux gifles qu’après en avoir donné une et reçu dix.

Et moi, au milieu de ce champ de bataille planétaire, je compte les oiseaux ; « rigolo », « escroc », « khmer vert ». Je compte ces oiseaux dont a besoin chaque belligérant, que ça lui plaise ou non. Et leur disparition marque un pas vers la défaite universelle, la défaite de tous à la fois.

Nous serons bien avancés.

Pour l’éviter, il faudrait tout changer. Il faudrait penser large. Il faudrait que chacun se sente responsable de territoires qui ne sont même pas à lui et renonce à la fausse évidence qui lui commande de ne penser qu’à lui (mais aux dépens des autres, quand même, car il faut bien s’agrandir, n’est-ce pas ?)

L’écologie, ce serait un chemin de paix. Mais d’abord il faudrait un renoncement à soi. Il faudrait tuer ce je, comme y appelait Simone Weil (#PointSimone)

Je vous laisse imaginer la révolution. Pour l’heure, on n’en est qu’à continuer de manger le monde, mais en l’assaisonnant de curcuma bio.

Je laisse là mes champs, mes bois, mes pies-grièches et mes sombres pensées. Le bureau m’attend, les tableaux, les cases à remplir, les justificatifs à tamponner, les dossiers. C’est une autre face du métier, dont je parlerai peut-être un peu, quand la saison de terrain sera finie et que j’aurai un peu dormi. Car dans ce métier, le sommeil est rare entre mars et juin. D’où, d’ailleurs, l’espacement de ces notes. Ce ne sont pas les sorties qui se raréfient, bien au contraire.

Mais allons ! Demain, il y aura encore du nouveau. Je vous promets quelques jolies bestioles.

Oh, dites, attendez ! Puisque ce carré est fini…

D’abord, voici, rituellement, les résultats du jour. Vous devez commencer à avoir l’habitude de retrouver les mêmes espèces en haut de tableau. Notez ici la belle présence de l’Alouette lulu. Mais allez voir encore plus loin…

ThurinsP2

Voici la synthèse du carré pour 2016. On l’obtient en prenant, point par point (et non passage par passage), l’effectif maximal pour chaque espèce, entre les deux passages. Et en sommant ces maxima par point. Je me suis juste permis ici une petite entorse: exclure la petite troupe de 20 pinsons migrateurs qui donnait un chiffre peu comparable aux autres espèces. Je vous laisse regarder quelles espèces ne sont présentes qu’au premier, qu’au second passage…

En tête, sans surprise, les espèces les plus généralistes, celles qu’on trouve partout. Puis, çà et là, les rustiques: Hirondelle de fenêtre, Alouette lulu, Bruant zizi, Pie-grièche, Tarier pâtre, Rossignol, Hypolaïs et Fauvette grisette, qui en avril n’étaient pas encore revenues d’Afrique. Enfin, quelques forestières – Pic épeiche, geai, Pouillot de Bonelli, etc. Globalement, on peut dire – mais un carré STOC n’a pas vocation à être analysé seul, ni sur une seule année – qu’on a là un carré au peuplement assez banalisé, mais avec encore une certaine présence des espèces campagnardes. A hauteur, toutefois, de moins d’un couple tous les deux points pour les plus communes, ce qui n’est franchement pas terrible…

Passage 1 Passage 2 Synthèse
Pinson des arbres 6 10 10
Fauvette à tête noire 7 10 12
Merle noir 5 11 12
Mésange charbonnière 7 7 10
Pigeon ramier 2 7 8
Corneille noire 3 5 7
Hirondelle de fenêtre  0 7 7
Mésange bleue 3 6 7
Pic vert 5 4 7
Alouette lulu 2 5 6
Chardonneret élégant 4 2 6
Coucou gris 3 4 6
Étourneau sansonnet 4 2 6
Moineau domestique 6 6 6
Rougegorge familier 5 2 6
Troglodyte mignon 4 4 6
Bruant zizi 0 5 5
Faisan de Colchide 1 4 5
Grive musicienne 5 0 5
Pic épeiche 2 4 5
Pie-grièche écorcheur 0 5 5
Pouillot véloce 3 4 5
Rossignol philomèle 0 4 4
Rougequeue noir 4 0 4
Serin cini 2 2 4
Tourterelle turque 3 2 4
Alouette des champs 2 3 3
Fauvette grisette 0 3 3
Hypolaïs polyglotte 0 3 3
Pie bavarde 3 0 3
Bergeronnette grise 2 0 2
Grive draine 2 2 2
Hirondelle rustique 1 1 2
Perdrix rouge 2 0 2
Pouillot de Bonelli 0 2 2
Rougequeue à front blanc 0 2 2
Sittelle torchepot 2 1 2
Tarier pâtre 0 2 2
Buse variable 1 0 1
Faucon crécerelle 1 1 1
Geai des chênes 0 1 1
Grimpereau des jardins 1 0 1
Mésange noire 1 0 1
Moineau friquet 1 0 1
Pouillot fitis 1 0 1
Roitelet à triple bandeau 1 0 1
Verdier d’Europe 1 0 1

Chronique de terrain – 15 Des signes pour ce qu’ils sont

STOC Plateau mornantais. Second passage.

Il fait beau. Cette fois-ci, sans trop de vent. Par contre, l’horizon est brumeux et la vue ne s’étend pas aussi loin depuis ce chemin en balcon ; le Pilat se noie déjà dans les vapeurs et rien ne se devine des Alpes, à l’est. Les horizons se restreignent aux monts du Lyonnais, au petit Rhône.

Peut-être à cause de la fraîcheur matinale, je ne retrouve pas, au premier point, la Huppe qui était la bonne surprise du premier passage. Il faut se contenter de plus sempiternels Rossignols. Pourquoi diable le Rossignol philomèle, répandu et bavard, a-t-il l’image d’une espèce nocturne et de surcroît en voie de disparition ? Il chante dès avant l’aube, et pendant toute la matinée. Il n’y a guère qu’aux heures les plus chaudes qu’il daigne la mettre en sourdine, comme la plupart des passereaux, du reste. Quant à l’entendre de nuit, cela arrive, c’est vrai, mais c’est somme toute assez rare. En outre, de fin avril à fin juin, on ne peut faire un pas dans la campagne sans l’entendre dans le moindre buisson, la plus humble lisière de boqueteau ! On le retrouve dans les friches et les parcs parfois jusqu’en pleine ville. Très éclectique, faisant son miel des prairies abandonnées qui s’embroussaillent, des landes qui se referment, c’est même plutôt une espèce en augmentation, qui en remplace d’autres plus exigeantes et plus rares, autrement dit : un signe de banalisation des milieux. Il est si courant et son chant si puissant qu’il exaspère l’ornithologue qui, sur son point d’écoute, aimerait bien arriver à entendre autre chose ! Non, vraiment, cette ritournelle « des rossignols, on n’en entend plus » est pour moi un mystère. En tout cas, c’est le moment de vous rattraper : le premier chemin rural qui longe une haie fera l’affaire.

 Point 5. Je contemple ce paysage, ce champ de blé. Il y a des bleuets et des coquelicots, au moins sur les dix premiers pas. C’est une des rares bonnes nouvelles. On voit davantage de bleuets sur le bord des champs de blé qu’il y a vingt ans.

Mais je ne peux pas oublier que ces haies sont trop vides, ces champs trop silencieux, qu’il manque des hirondelles dans le ciel et qu’au loin, derrière le rideau d’arbres, gronde l’agitation de la grande ville.

L’écologie, celle qui se pratique ainsi, sur le terrain, c’est, disait un jour une amie à qui je faisais remarquer la présence d’un oiseau, d’une libellule, « une autre réalité, dont on n’avait pas conscience ». Le revers, c’est une triste lucidité sur ce qu’il advient de cette autre réalité. Voilà ce que c’est que de faire de l’écologie : on ne peut plus regarder un paysage de campagne, un bois, un champ, une ferme, un pré, sans deviner les poisons à l’œuvre dans l’eau et dans le sol, remarquer les niches écologiques rabotées, le ruisseau recalibré, le vieux mur cimenté. On ne peut plus s’émerveiller des splendeurs de la Nature sans avoir en tête leur disparition.

Et quelle disparition ! J’en ai assez cité, des chiffres. D’année en année, ils s’aggravent. Les chutes de moins trente, moins cinquante, moins quatre-vingt pour cent, désormais, ce n’est plus en cinquante ou cent ans mais en dix ou quinze.

Il nous faut redouter d’être vraiment entrés dans le grand effondrement, celui dont nulle technologie miraculeuse ne nous sauvera. Notre foi aveugle dans l’Innovation qui ferait soudain surgir la nourriture du néant, sans apports, sans énergie, devient aussi aveugle, aussi irrationnelle que celle des Allemands dans les armes miracles du Führer au printemps 45.

Ceci n’est pas un point Godwin.

Faire de l’écologie, c’est être là à constater que tout ce qu’on aime, tout ce qu’on trouve fabuleusement beau, tout ce qui nous enchante, nous nourrit, nous détend, nous aère, nous réjouit le cœur est en train de disparaître sous nos yeux, à une vitesse telle que nous connaîtrons peut-être la toute fin dans notre propre vie.

On ne peut pas cesser d’y penser. On ne peut pas vivre les yeux fermés, les oreilles bouchées. On en vient à envier ceux qui ne se posent pas de questions, à vouloir tout lâcher comme on change de hobby, pour d’autres qui ne courent pas ce risque. Ah, si j’aimais tout simplement me pâmer aux dribbles d’un Cronaldo sous les ors télévisuels, je ne craindrais rien du monde qui vient !… Mais voilà, ils sont un mythe, les « gens qui vivent sans se poser de questions ». Une douce légende à l’usage de ceux qui souffrent de trop s’en poser et qui fantasment une humanité « normale » plus sereine. Personne, ici-bas, ne vit sa vie béat, et surtout pas en notre époque incertaine. L’eau des temps est boueuse, personne n’y voit rien, et rien n’est joué.

Personne ne vit autrement que perclus de questions. Jamais.

Evidemment, le ton de celles-ci peut varier. Mais l’inquiétude du comment vivre demain – et dans quel monde va-t-on vivre demain – demeure. Cent fois millénaire.

L’écologie, a fortiori intégrale, est pire, de ce point de vue. Elle questionne tout, passe tout au crible. Dans le décor, et dans le quotidien aussi, bien sûr. Cet acte, ce choix vont-ils détruire ou protéger ce que je trouve de beau, de fragile et d’image de Dieu dans ce monde ? La réponse est parfois simple, et rude. Plus souvent encore, elle est si complexe, si enchevêtrée que le bon choix semble hors d’atteinte. On progresse à tout petits pas sur un sentier abrupt, aux lacets serrés. On dérape, et souvent, on ne sait même pas si l’on a posé le pied dans le bon sens.

Tout n’est pas encore perdu, cependant. Près de l’étang, je retrouve un Bihoreau. Des années que je ne l’avais pas vu ici. C’est un drôle de petit héron trapu, amateur de bois humides. Menacé, car beaucoup plus exigeant que le Héron cendré, ou les « hérons blancs » – Aigrettes et Gardeboeufs, qui sont plutôt en expansion. Crépusculaire, il pousse des cris étranglés, fantomatiques, en glissant sous la lune : son nom scientifique est Nycticorax nycticorax, ce qui signifie à peu près « corbeau de nuit ».

Et puis deux Locustelles. Ça ne ressemble à rien, une locustelle ; c’est un petit passereau insectivore, terne, le dos écailleux, qui se campe dans une prairie humide ou sèche et y pousse, en fait de chant, une interminable stridulation. On croirait un criquet ou un grillon, d’où son nom. Ces oiseaux ne nicheront pas. Ils ne sont là qu’en halte. J’ai vu aussi une Pie-grièche écorcheur, et ça, c’est plus intéressant. « L’Ecorcheur », c’est le petit bijou beige, noir et roux qui se tient sur un buisson d’épines, en bordure d’une prairie, veillant sur le nid où la femelle couve, invisible, et part soudain aux trousses d’un gros insecte avant de revenir à son poste. C’est la preuve que les chaînes alimentaires ne sont pas trop rompues, les buissons pas tous rabotés. Vous la verrez facilement en Auvergne, et même dans le Rhône vert, pour peu qu’il y ait de vieilles prairies et des fourrés d’épines. Ailleurs, c’est plus compliqué, car les milieux ont disparu, naturellement. D’ailleurs, ici, je n’en vois qu’une, et c’est la première fois. Cela ne devrait pas être.

Pie-grièche écorcheur 5 CF

Pie-grièche écorcheur mâle

C’est un signe, tout de même. C’est si rare, une prospection meilleure qu’attendu, une espèce qu’on n’espérait pas, et qui a même des chances de nicher. Je prendrai ce signe pour ce qu’il est. Que tout n’est peut-être pas perdu. Que ça vaut la peine de continuer.

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Chronique de terrain n°14 – Le (petit) duc de Saint Jodard

La semaine dernière, la pluie m’a empêché de travailler. Sur le terrain, je veux dire. Elle sabote mon investissement productif et cherche à me démoraliser. J’envisage le recours à un texte de loi, voire au 49.3 car il est intolérable qu’avec les impôts qu’on paie et à l’heure de l’innovation et du numérique, le tonneau du ciel se mette en perce de la sorte pour contrarier la productivité des honnêtes gens.

Mercredi dernier, j’ai tenté un STOC. Un point – il fait gris, dites donc. Un second, ça s’assombrit… À trois, les premières gouttes, et les points quatre et cinq (sur dix) se sont déroulés sous l’abadée d’eau, la radée, sur un merle transi, ô le chant de la pluie. Ne restait qu’à jeter l’éponge (certes) et rentrer au sec.

Si d’aventure vous découvriez aujourd’hui ce blog, et vous étonniez de voir ce soi-disant mec de terrain en sucre rentrer dans sa boîte aux premières gouttes, n’en faites rien. Ce n’est pas moi le problème, mais les oiseaux : sous la pluie (ou par grand vent), ils sont à la fois moins actifs et moins détectables. Une prospection réalisée dans de telles conditions raterait donc l’essentiel (par exemple, ce jour-là au point cinq, je n’avais que trois espèces au lieu de la dizaine envisageable) et ne serait absolument pas comparable aux autres, réalisées par temps sec et calme. Ce qui ôterait toute validité scientifique à l’affaire.

Qu’à cela ne tienne ; je vais, au lieu de cela, vous partager une autre petite histoire de terrain. Une histoire de hiboux et de Saint Sacrement.

Le week-end précédent, nous avions trouvé refuge, avec quelques amis, dans un prieuré de la région. Le paysage alentour est aimablement rural, dominé par la prairie permanente et l’élevage bovin. De grosses fermes parsèment le plateau entaillé par la Loire. A l’ouest, la lourde échine du Haut-Forez barre l’horizon ; à l’est, les monts de Tarare, dits ici les montagnes du Matin, étirent leurs plus modestes ondulations, le point culminant de chacun des massifs se signalant par une antenne qui a le mérite d’offrir un point de repère. On peut espérer ici des milieux plutôt préservés, bien que les haies se soient raréfiées. Comme partout, on a subventionné leur arrachage, puis leur replantation, qui n’a guère eu lieu. La haie, c’était vieillot et pénible à entretenir ! Mais les vaches sont restées, et leur besoin d’abri, de feuilles plus goûtues aussi… Il subsiste donc un squelette de bocage.

Les bourgs somnolent. Il y a beau temps que le tissage à domicile a disparu. Les commerces ont trop souvent fermé. Reste ici le prieuré.

Naturellement, bien que n’étant pas au travail ni même dans mon département, j’ai chaussé les jumelles et emprunté une à une les petites routes qui rayonnent dans la campagne. Enfin, prospecter ! Un terroir inconnu (de ma pomme !), rural, herbager. A l’aventure !

Bien sûr, il y avait ce fichu vent. Mais est-ce lui seul qui explique l’absence de Fauvettes grisettes, de Tariers pâtres et de Pies-grièches écorcheurs ? Peut-être, mais en-dehors de mes propres prospections, la base locale manque réellement de données sur ces espèces du bocage dans le coin. Il est vrai que ce sud Roannais souffre d’un certain déficit de prospection.

En tout cas, hormis merles, rossignols, Fauvettes à tête noire et fringilles des jardins (Verdiers, Serins cinis, Chardonnerets…) et le ballet de Milans noirs au-dessus des gorges, la liste est bien modeste.

Je repère tout de même des jeunes Faucons crécerelles tout près de l’envol à la lucarne d’une grange. Plus loin, c’est un adulte qui jaillit d’un peuplier et monte alarmer un Circaète de passage qui plane haut dans le ciel. Pour tout dire, il est invisible à l’œil nu et je ne l’aurais pas repéré si le Crécerelle ne m’y avait pas mené.

Quatre Hirondelles rustiques virevoltent autour d’une vieille dépendance agricole et finissent par s’y engouffrer : à n’en douter pas, les nids sont là. Voici quelques Bruants zizis, le chant à peine perceptible d’une Huppe, une Alouette lulu. C’est maigre pour le cortège du bocage et pour celui des espèces des milieux bien ensoleillés : le défilé des thermophiles est resté bien spartiate !
Dans le bourg, une douzaine d’Hirondelles de fenêtre en sont encore au tout début de la construction des nids. Les passages pluvieux d’avril ont dû retarder leur installation. Je vois peu d’anciens nids, en revanche ; les locaux auraient-ils la mauvaise (et illégale) idée de les détruire ?

Alouette lulu

Alouette lulu

Le soir tombe. A la nuit noire, je sors dans la cour du prieuré dans l’espoir d’entendre un Rapace nocturne quelconque. A peine la porte ouverte j’entends un son étrange, régulier, droit devant moi dans l’un des deux gigantesques séquoias : « Tiou… tiou… tiou… tiou… »

Pas de doute, un Hibou petit-duc chante, là, juste devant moi.

C’est une bête étrange que le Petit-duc scops (son nom officiel). D’abord, il est à peine plus gros qu’un étourneau. Ensuite, contrairement à ses nobles confrères, il se nourrit presque exclusivement d’insectes, principalement des grandes sauterelles, espèces volontiers nocturnes. Il s’ensuit que le Petit-duc est intégralement migrateur : impossible de survivre en hiver sous nos latitudes avec un régime comme le sien. Avant la fin de l’été, il reprend donc la direction de l’Afrique subsaharienne, et ne nous revient qu’en mars ou avril.

Assez commun dans le Midi et un grand quart sud-ouest, rare ailleurs, ici dans la Loire, il n’était pas connu si loin au nord : cette découverte complètement fortuite est d’importance !
Je commence par m’escrimer vainement à tâcher de le voir. Je finis par y parvenir. Disons l’apercevoir. Il s’envole. Rejoint un vieux mûrier creux qui lui offre peut-être bien le gîte. Un second chanteur lui répond alors : ce n’est pas un oiseau isolé, mais au moins deux mâles cantonnés !
C’est la première fois que j’ai l’occasion de voir cette espèce. C’était donc ce qu’en langage ornitho, on appelle une coche. Toutes mes autres rencontres avec elle s’étaient bornées au contact auditif. Et pour tout dire, en réalité, il m’a fallu trois jours, enfin trois soirs pour réussir. Ça vous fait rire ?
Et bien essayez.

Cette traque un peu égoïste, et l’aspect purement scientifique aussi, m’ont fait perdre de vue le principal. Enfin, l’autre moitié du principal. Il aura fallu le troisième soir pour cela. L’après-midi, passé Vêpres, nous avions pris un temps d’adoration. D’ordinaire, je ne suis pas très versé dans la chose, mais cette fois-ci, cela ne m’a pas laissé indifférent, ce temps entre Ciel et terre où Dieu est présent, là devant nous, dans un disque de couleur crème. Sans bruit, sans tapage, simplement là.

Le soir, lorsqu’enfin j’ai pu faire taire l’excitation de la traque et de la coche enfin faite, il est resté l’essentiel. Le Petit-duc qui continuait à égrener ses perles, là-bas. Les deux Chouettes effraies qui comme chaque soir, sont venues, fantomatiques, survoler la cour, parfois chuinter un coup vers le chanteur avant de repartir en silence vers les prés qui entourent le petit bourg. Le ciel, Jupiter scintillant au zénith.
Contemplation d’un monde vivant.

Effraie, Petit-duc, tout cela – pour une fois ! – c’est bon signe. C’est le paysage encore suffisamment protégé, le milieu assez riche, presque indemne de poisons. Le sachant, observer ces espèces, c’est comprendre cette chance, rare, fragile.

Il m’est venu en tête l’image d’une grande hostie rompue en deux moitiés, l’une du Ciel et l’autre, celle de la terre, faite ce soir de la présence de ces quelques Rapaces nocturnes. Complétude.

« Dieu vit tout ce qu’il avait fait : c’était très bon. »

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Chronique d’une saison de terrain – 13 Le comment et le pourquoi

A partir de mai, les matinées de terrain s’enchaînent sans cesse, à moins que la météo ne vienne contraindre à la pause. C’est une phase curieuse, où l’accumulation ramène des questionnements que le tourbillon d’activité ne sait plus masquer.

Village de Schrödinger

Un STOC de plus, dans les monts de Tarare. A une cinquantaine de kilomètres de Lyon, tapi au fond de la vallée, s’étend le petit bourg de Saint-Clément…
Un Saint-Clément de Schrödinger ! Est-il dessus ou dessous ?
Le panneau d’entrée est sans équivoque : Saint-Clément-sous-Valsonne. En revanche, sur toutes les cartes IGN, la nomenclature officielle, on lit : « sur ». Quant aux cartes postales anciennes, elles alternent sur, sous, et même « de ». La mairie, sollicitée, l’affirme : c’est « sous » !
Pourtant, sur le terrain, l’affaire est claire. Saint-Clément est en-dessous, en contrebas de Valsonne, perché sur son éperon un peu plus haut sur la route du col du Pilon. Personne n’aurait jamais dû avoir l’idée bizarre de parler de Saint-Clément-sur-Valsonne pour le village situé en contrebas de Valsonne, dans la vallée du Soanan.

Quelle coquille, quelle intervention technocratique a valu à ce bourg de voir ainsi son nom écorché ? Pourquoi Saint-Clément se retrouve-t-il sens-dessus-dessous-Valsonne ? Contacté, le merle du coin n’a pas souhaité faire de commentaire.

Le carré, lui, s’étend sur les hauteurs, de part et d’autre de cette fameuse vallée, dans laquelle il se contente de semer deux ou trois points. De là-haut, la vue s’étend sur un paysage de hauteurs couronnées de résineux. Fermes, prairies et champs s’accrochent à mi-pente. C’est un carré si familier que j’en ai déjà parlé sur ce blog. De plus, il y a du vent. Il est donc improbable que j’y fasse de prodigieuses découvertes. De toute façon, je ne suis pas là pour ça : vous le savez maintenant bien, le STOC-EPS n’a pas d’autre rôle que d’élaborer, à partir du suivi de centaines de carrés tels que celui-ci, un indice d’abondance des quelque deux cents espèces les plus communes du pays. Le protocole, avec ses points de cinq minutes, est trop léger pour débusquer les raretés ; ce n’est pas son rôle.

Voici l’habituel Pipit des arbres, chanteur des lisières, revenu d’Afrique une fois encore. L’Alouette lulu, cette alouette qui aime moins les champs que les landes et les haies ; et le Tarier pâtre en habit rouge qui craque et siffle son inquiétude. Le nid est proche, à n’en pas douter. Avec quelques grives et pouillots, un Coucou, qui chantent dans les bois, et des Fauvettes grisettes çà et là dans les haies, ils brossent le tableau sonore qui répond à ce paysage varié, montueux, semi-ouvert.
Voilà les habitués. Et c’est tout.

Ce qui ne manque pas d’engendrer une certaine frustration lorsqu’on devine qu’en fouillant un peu plus, ou en s’écartant un brin du point en direction de cette lande à genêts, là-bas, on pourrait trouver « une craquenille un peu sympa ». Mais la science avant tout, il faut d’abord que les données soient comparables d’un carré à l’autre et d’une année à l’autre ; c’est assez de l’effet observateur, qui, déjà, peut faire varier considérablement les résultats sur un même carré.

En coulisses: l’effet observateur

Car il y a un effet observateur. Placez deux ornithologues, un beau matin, dans un même milieu, demandez-leur d’appliquer, sans échanger entre eux, exactement le même protocole, et vous verrez des différences. Modérées, surtout quantitatives, mais réelles. Et ceci, sans qu’on puisse le corréler à une affaire de « compétence ». C’est une tambouille mystère que l’effet observateur. Les qualités innées de l’oreille, auxquelles leur propriétaire ne peut strictement rien, y sont sans doute pour beaucoup. Pour ne rien arranger, elles varient avec l’âge, déclinant dans les aigus ; mais en contrepartie, il existe un puissant effet « expérience » ou « connaissance du carré ». J’ai beaucoup plus de chances de ne pas rater le Bruant jaune du coin, même s’il est loin et qu’on n’entend que par bribes sa petite ritournelle métallique, si je m’attends à sa présence, pour l’avoir déjà contacté ces trois dernières années.

D’où l’importance de conserver un même observateur dans la durée pour un carré donné. C’est déjà un biais de moins. Ensuite, à l’échelle d’un réseau national, ces variations individuelles finissent par se gommer. La cuisine interne du Muséum, pour tirer des données fiables, est évidemment plus complexe que ce bref aperçu, mais je n’en connais pas le détail. Il suffit de les contacter.

Il est donc peu probable que je découvre ici une espèce encore non recensée. Les changements observés sont plutôt à la baisse, comme les Moineaux friquets d’Irigny qui semblent bien avoir totalement disparu.

C’est le fastidieux, mais indispensable travail de veille. En bout de chaîne, c’est comme cela, et pas autrement, que nous saurons quoi faire, si nous ne voulons pas, demain, errer dans une immense usine à ciel ouvert, un monde mort.

Je vous entends. Il est des travaux de veille beaucoup plus fastidieux que de compter les oiseaux sur dix points de cinq minutes dans la campagne, et d’autres où l’on engage davantage sa responsabilité qu’ici, où au fond, si je racontais n’importe quoi dans mes données, personne ne s’en rendrait compte.
Sur le premier point, je n’en disconviens pas, à condition de prendre en compte l’heure de lever et les kilomètres en voiture, et aussi, comme cette chronique vous l’a montré, que c’est rarement la belle et verte campagne qui me sert de décor.

Sur le second, en revanche, c’est non !

Il est vrai qu’à la différence d’un médecin ou d’un architecte, je ne risque pas de poursuites pénales si mes relevés, mes diagnostics sont mauvais. Quand je transmets mes données, vous, la société, le Muséum, le monde (voyons grand) doit me croire sur parole. Encore que – rien ne vous empêche d’apprendre vous aussi les chants d’oiseaux, et de refaire mes carrés.

C’est une question, enfin, une accusation qui, mine de rien, revient souvent. « Vous truquez vos données pour faire apparaître une baisse qui n’existe pas. Vous inventez des espèces rares là où il y a des projets, une crise imaginaire pour justifier votre poste. » Le tout corsé de quelques amabilités pas du tout imaginaires, celles-là.

La question du pourquoi

Et c’est le genre d’attaque que l’on rumine, quand les yeux tirent un peu et qu’on revient de Saint-Clément, le STOC achevé, pour se jeter dans les bouchons de l’entrée de Lyon. Pourquoi faire tout ça ? Pour qui ? Pour ça ? Ai-je raison ?

Reprenons du début.
Pourquoi suis-je là, à l’aube, sous Valsonne à compter les oiseaux ? Pour les protéger afin qu’il y en ait encore dans un an, dans dix, dans cent ans.
Si je bâclais mes relevés ? J’aurais alors, par ma propre faute, anéanti tout ce que j’espère de mon propre travail, de mon propre engagement, et tout cela pour y gagner quoi ? Rien du tout.
Si je les faussais pour faire apparaître des déclins ou des enjeux qui n’existent pas, et me faire payer à les étudier ?
Tout d’abord, inventer des enjeux de protection où il n’y en a pas, pour faire rien qu’à embêter le gentil développement, ce ne serait pas seulement malhonnête, égocentrique et asocial : ce serait se tirer des balles dans le pied. Nous consacrerions alors de l’énergie, du temps, des forces bénévoles, des moyens… à défendre ce qui n’existe pas.
Et cette énergie, ces forces, ces moyens manqueraient au moment de protéger ce qui est réellement en danger.
Car nos moyens, même bénévoles, sont ridiculement limités.

Si nous inventions massivement une crise écologique pour justifier nos postes ?
Dites. Cela vous viendrait-il à l’idée de lancer à votre médecin que la grippe et le cancer l’arrangent bien puisqu’il en vit, et que peut-être même il les invente ?

Déjà, pour produire l’illusion d’une crise, il faudrait que nous soyons bien nombreux à fausser nos données, et en chœur, pour obtenir quelque chose de cohérent. Il faudrait mettre plusieurs milliers de personnes dans la confidence, rien qu’en France. D’autant plus qu’à l’ère des bases participatives consultables en ligne, il n’est pas question de proclamer un résultat qui ne serait pas cohérent avec le jeu de données. Cela se verrait illico.

Ensuite, c’est oublier que nos associations, nos bénévoles, sont avant tout des observateurs. Des personnes qui se baladaient dans la nature, la contemplaient et l’étudiaient.
Et c’est parce qu’ils ont vu disparaître par pans entiers ce qu’ils aimaient étudier et contempler, qu’ils ont compris les phénomènes à l’œuvre, que les associations se sont engagées dans la protection, puis dotées de petites équipes salariées.
Petites, oui. En France, nous ne devons pas être beaucoup plus nombreux que les footballeurs professionnels, et vous savez quoi ? ça paie sensiblement moins. En d’autres termes, si la biodiversité n’était pas réellement menacée, et n’avait pas réellement besoin de nos efforts, nous ferions notre miel de balades naturalistes du dimanche, et aurions un autre métier, sans doute mieux payé, et à coup sûr à moindre enjeu personnel, moindre source d’inquiétude pour l’avenir du monde.

Mais non. Le monde vivant se meurt, il faut tâcher de le panser.
Bien sûr, c’est aussi « pour nous ». C’est parce que j’aime, personnellement, m’émerveiller d’un oiseau, que je vais tâcher de le protéger. Bien sûr que non, ce n’est pas un pur sacrifice désintéressé, un glorieux martyre à coups de carnets d’obs délavés ; il ne faut pas pousser.

C’est un engagement, parmi des milliers d’autres possibles, et un métier, comme des milliers d’autres, parfois dur et d’autres pas, parfois réjouissant, souvent un peu déprimant, qu’on tente, comme des milliers d’autres, de faire honnêtement, de notre mieux, au bénéfice de tous.

Broyant ce noir, il y a déjà beau temps que me voici revenu aux portes de la ville. 39 espèces, mais pas de Huppe, pas de Bruant jaune, pas davantage de Faucons crécerelles à la lucarne où, depuis trois ans, je les voyais nicher. Je veux bien incriminer le vent, mais ça ne me plaît pas. Et puis, ces fermes sans hirondelles, ces haies sans bruants.

Est-ce la proximité de la grande ville, sa pollution, ses grands axes qui rompent les connexions écologiques ? Je ne sais pas. Mais chaque année c’est la même chose. Ce carré est un peu plus pauvre qu’attendu. Le tableau est troué. Difficile d’en dire plus avec ce protocole, mais il est troué.

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Chronique d’une saison de terrain – 12 L’oeil du merle d’eau

C’est reparti !
Pour le second passage ?
Pas tout à fait. C’est le premier de l’année sur ce carré-ci. C’est un peu tard, mais que voulez-vous : la « grande région » a longuement hésité avant de considérer que suivre l’état de la biodiversité ordinaire pût être d’intérêt général. Elle ne s’est décidée qu’à la fin du mois dernier, non sans liquider tout soutien à bien d’autres missions cruciales… Nous le paierons. Nous. Pas eux.

Pour ce STOC-ci – car c’en est un – nous allons vraiment aller à la campagne. Près de cent kilomètres au nord de Lyon. Nous voici tout au nord-ouest du département. C’est qu’il s’agit, pour un réseau de suivi des oiseaux communs vraiment précis, de ne pas se borner aux environs de la métropole. Il faut aussi aller voir ce qui se passe – ou ne se passe pas – dans les confins ruraux les plus paisibles, là où l’on espère que la biodiversité coule des jours un petit peu plus tranquilles. Et s’en assurer, justement.
Nous sommes sur le bassin-versant de la Loire. De toute façon, dans le Rhône, tout change dès qu’on franchit les grands cols. Que l’on passe, comme ici, « du côté Loire » ou qu’on reste du côté Rhône, mais dans le bassin de la Grosne, qui passe à Cluny avant de rejoindre la Saône du côté de Chalon, c’est la même chose : on ne penche plus vers Lyon et vers le Sud, mais vers le nord et l’ouest, vers la pluie et la verdure des gras pâturages.
Passé le col des Echarmeaux, donc, la route s’enfuit vers les gros bourgs qui fleurent bon le Charolais : Chauffailles, la Clayette. Sous l’épaule du mont Saint-Rigaud (mille neuf mètres s’il vous plaît), on passe Propières, l’altitude diminue et le paysage s’ouvre. Ce n’est tout de même pas encore le Clunisois, mais déjà moins la haute vallée d’Azergues désormais presque entièrement couverte de résineux. Nous arrivons à Saint-Igny-de-Vers, nous sommes le 2 mai et pour ne pas changer, il fait nettement plus frais et humide ici que sur l’autre versant. Du premier point, en lisière d’une forêt et d’un joli vallon herbeux qui sent déjà son Charolais, j’aperçois carrément, sur les plus hautes crêtes… mais oui… un peu de neige.
Alors qu’il n’en est pas tombé de l’hiver.

Aussi bien, nous sommes en mai et ce passage, malgré des altitudes modestes (environ 500 mètres), a des allures hivernales. Le chorus est dominé par les oiseaux forestiers classiques, ceux qui sont les plus précoces parce qu’ils sont sédentaires : les grives s’en donnent encore à cœur joie, tout comme les Troglodytes, les Pouillots véloces, merles, pinsons et autres Roitelets à triple bandeau. Seuls un vague Coucou et une Hirondelle rustique qui moucheronne au-dessus d’un plan d’eau rappelle l’existence d’un printemps et de migrateurs revenus d’au-delà de la mer. Enfin, à deux reprises, j’entends un Rougequeue à front blanc dans un hameau. C’est maigre.

Au point trois, un étang de pêche se déverse dans un ruisseau qui court ensuite à travers les prairies, vers le nord, sous l’œil de placides bœufs charolais. C’est là que je suis censé trouver… mais oui ! chut… regardez le long du déversoir… c’est lui ! Le cincle !

Cincle plongeur

Cincle plongeur

Le cincle n’est pas une espèce si rare que cela, du moins dans la partie montueuse du pays – enfin, il n’y en a jamais qu’une grosse vingtaine de mille couples en France… C’est l’oiseau des « rivières à truites », ce qui explique sa quasi-absence en plaine et sa sensibilité à la pollution. On l’observe habituellement perché sur un gros rocher au milieu du torrent… du moins pendant la demi-seconde qui lui est nécessaire pour vous repérer, s’envoler et disparaître. Enfin, ça, c’est quand c’est vous qui l’avez vu le premier, ce qui est rare.
Aujourd’hui, j’ai gagné. Je l’ai surpris ; à de secs mouvements de tête, je le devine en alerte, mais il ne m’a pas repéré. Je peux l’admirer à ma guise. Silhouette de merle ventru, tons de noir et de brun, et là-dessus tranche un plastron immaculé ; une touche d’élégance pure, sur fond de ruisseau bordé d’arbres. La touche de vie sans laquelle il manque quelque chose au tableau. Un ruisseau à cincle, voyez-vous, ça se sent, ça se devine ; avant même d’avoir noté çà et là les pierres fientées qui signalent à coup sûr ses perchoirs, on le pressent. « Il y a du cincle, c’est sûr ! »

Et s’il n’y est pas, c’est comme si quelque chose était souillé ou amputé. Encore peut-on se dire que sans doute, on l’a simplement raté.
Décidément, celui-ci est complaisant. Je l’ai perdu de vue le temps de noter sa présence, mais je le retrouve aussitôt, trente mètres en aval. Sur une grosse pierre, il se toilette, les gouttelettes giclent, sans aucun doute il vient de plonger. Car le cincle plonge, quelque fort que soit le courant ; il sait même marcher au fond de l’eau. Pas pour taquiner la truite bien sûr, juste les larves d’éphémères, les « bêtes de bois », les gamarres et autres invertébrés d’eau douce. Pour finir, il se perche carrément sur un piquet de clôture qui borde le ruisseau et se laisse admirer. Je n’ai pas d’appareil photo, mais cette image en rejoint d’autres qui au fond de l’album contenu dans tout cerveau d’ornitho, ne défraîchiront jamais.
C’est peut-être pour vivre cela qu’on fait ce métier, au fond. Pour le vivre, et être sûr qu’il sera toujours possible de le vivre.

De mes points, je contemple un paysage encore très boisé. Comme un plateau bosselé, semé de buttes couvertes de sombres forêts de douglas. Autour des fermes, les feuillus mettent une tache plus clair, un vert presque doré. On dirait un semis de jardins qui lutteraient contre le retour de la forêt sauvage. Erreur !
Ce n’est pas contre une quelconque nature hostile que l’agriculture lutte ici. C’est contre d’autres hommes. Les fermes, insuffisamment rentables, disparaissent une à une, et comme on ne conçoit plus en notre temps qu’une terre ne rapporte pas d’argent, les vieilles prairies cèdent la place à la sinistre futaie régulière résineuse intensive. Une culture de bois où rien ne vit hormis les arbres, et peut-être même les arbres moins encore que le reste. Une nuit perpétuelle règne sous les fûts alignés comme des pylônes, jusqu’au jour de la coupe à blanc, dans un grand fracas de chevaux-pétrole.
Et dire qu’on appelle parfois cela forêt !
Cela suffit à quelques roitelets, grimpereaux et mésanges. C’est tout.

Voilà pourquoi je peine à contacter autre chose que les oiseaux des bois. Les prés se font rares.
C’est cela aussi le rôle du STOC-EPS, et du terrain de manière générale : contribuer à comprendre ce qui se joue dans un paysage. Pour la faune, et pour les hommes.

Je sais, bien sûr, que le STOC ne me dit pas tout de la faune ce pays. Ce n’est pas son rôle. Il ne me laissera pas détecter le Circaète, dont je sais qu’il niche là, dans le bois qui domine mon point 5. Encore moins, évidemment, le Lézard des souches et la Coronelle lisse, perles cachées, discrets indicateurs d’un paysage pas encore trop empoisonné.

Aux points 9 et 10, en ligne de crête, je donne sur un vallon dont le versant qui me fait face tranche avec le paysage que je viens de quitter. Ce sont déjà de larges pentes herbeuses coupées de belles haies. Ici, le Charolais, le Brionnais ne s’annoncent plus, on y entre. Peu de Rhodaniens connaissent ces aimables confins. Ici, de vieux paysages ruraux, nullement naturels mais bien faits de main d’homme, savent accueillir en douceur la biodiversité. L’usine à bois n’a pas encore gagné, pas encore cette année.

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