Il pleut.
Il s’agit, au choix :
– D’une basse manœuvre de syndicalistes gauchistes pour bloquer le pays et s’opposer à l’indispensable marche du train de réformes qui nous fera entrer définitivement dans l’ère des défis d’aujourd’hui pour un monde de demain qui est l’avenir ;
– D’un complot du MEDEF pour empêcher les salariés de suivre Roland-Garros au travail puisqu’il n’y a pas de matchs ;
– De la preuve de la mainmise persistante de l’Eglise catholique tentaculaire, patriarcale et obscurantiste qui fait la pluie et le beau temps et d’ailleurs c’est écrit dans la bible que c’est Dieu qui fait pleuvoir, alors, hein ?! et la pluie réactionnaire n’a rien à faire dans l’espace public et devrait être cantonnée à la sphère privée, si quelques serres-têtes et jupes plissées veulent de la pluie, qu’elles fassent pleuvoir chez elles ;
– D’une défaillance complète du gouvernement gauchiste incapable de faire régner un minimum d’ordre républicain entre les masses d’air, Hollande démission !
– D’une arme secrète de Poutine qui consiste à déverser sous forme de chemtrails des pluies toxiques pour étouffer la contestation citoyenne et la volonté patriotique de la France
– Du bon Dieu qui veut arroser nos racines chrétiennes
(cochez la case correspondant à votre hebdomadaire préféré.)
En attendant, cela ne m’arrange guère, car, si le travail ne manque pas au bureau, le terrain, lui, n’avance pas. Je me console en me disant que la nidification des oiseaux que je dois suivre doit elle aussi s’en trouver passablement retardée.
Enfin je me console : non, car les oiseaux ont assez à faire avec les pesticides, la destruction des haies et des prairies, la fragmentation des habitats et toute la cohorte habituelle pour devoir, en plus, faire face à un printemps pourri. La reproduction sera compromise cette année, ne serait-ce que pour les oiseaux nichant à terre et les prédateurs d’insectes volants, et ce sont des espèces qui n’ont vraiment pas besoin de ça.
Actuellement, mon quotidien de chargé d’études consiste donc à ouvrir l’œil à cinq heures, constater qu’il pleut, répéter l’opération de demi-heure en demi-heure jusqu’à sept heures – horaire à partir duquel il est trop tard pour arriver sur le terrain encore dans la tranche d’activité importante des oiseaux chanteurs. Il ne reste alors plus qu’à filer au bureau. Occasionnellement, une variante consiste à constater à 5h30 que la pluie a cessé, sauter dans les godillots puis dans la voiture et rejoindre le site prévu vers 6h30, juste à temps pour recevoir sur le râble l’abadée d’eau suivante. Et décrocher en fulminant : encore une matinée perdue pour le terrain…
Au bureau, disais-je, le travail ne manque pas. Bien sûr, impossible de s’attaquer à ce qui constitue le gros de la charge de la mauvaise saison : l’analyse et la rédaction des données recueillies au printemps. Quoi qu’il arrive, il est trop tôt. Il est totalement inutile d’analyser un jeu de données tronqué de la sorte. C’est l’occasion de revenir sur le « pourquoi » de la réalisation de plusieurs passages sur un même site, au cours du même printemps.
Dans la chronique n°11, j’ai déjà pas mal traité la question. Au cours du premier passage, on relève principalement des données d’oiseaux chanteurs, ou des « individus qui traînent » en milieu favorable. On obtient ainsi des indices de cantonnement possible (d’installation présumée d’un couple sur un territoire). Au second passage, on pourra les confirmer – ou non. Idéalement, on ira plus loin : un passage de plus, c’est l’opportunité de collecter des indices de nidification plus forts : l’oiseau surpris en train de transporter des brindilles ou de la mousse, voire de nourrir sa nichée ; le nid occupé lui-même ; ou encore une petite famille de « jeunes volants » – des oiseaux sortis du nid, capables de se déplacer, mais encore sous la dépendance des adultes. A fortiori si ce sont des nidifuges (oiseaux d’eau, oedicnèmes…), ces poussins qui naissent déjà tout en duvet et capables de se déplacer au sol, et suivent les parents à pied – ou à la nage – vers les zones de gagnage.
Notons à ce sujet que le potentiel choupinitude du poussin nidifuge est aussi élevé que le niveau de ressemblance d’un poussin nidicole avec un extraterrestre malintentionné.
Mais il y a aussi une autre raison : c’est que toutes les espèces ne se reproduisent pas selon le même calendrier. De même que tous les oiseaux ne migrent pas en septembre comme les hirondelles et qu’il est parfaitement normal d’observer des vols migratoires de cigognes le 10 août, tous les oiseaux ne pondent pas sagement en avril pour nourrir en mai et voir leur descendance prendre son essor courant juin. La saison de reproduction s’étale de janvier, voire de décembre, à fin juillet, même si l’essentiel se déroule entre mars et juin.
Oui, j’ai bien dit décembre. Certains Rapaces nocturnes n’ont même pas la patience d’attendre le solstice d’hiver pour entamer les parades. C’est avant les fêtes de fin d’année qu’il s’agit de repérer, par exemple, les couples de Hiboux grands-ducs, et non, cette tournée-là ne vous conduira pas, livide et la bouche pâteuse, dans le caniveau ; c’est très sérieux. Les canards sédentaires s’apparient dès janvier. C’est également dès la fin d’hiver que les mésanges explorent les cavités susceptibles d’accueillir leur nichée, d’où l’importance d’avoir déjà, à cette date, posé les nouveaux nichoirs.
Pour la plupart des oiseaux nicheurs sédentaires, les choses sérieuses commencent en mars ; en particulier, c’est le mois crucial pour localiser les espèces forestières, en particulier les Pics. Non seulement ils sont très actifs, mais en l’absence de feuilles, ils sont encore bien visibles, et leurs diverses manifestations sonores portent plus loin.
En revanche, et dans tous les milieux, certaines espèces n’arriveront pas avant la fin d’avril. Ce qui veut dire que ce n’est pas avant mai et même juin qu’on pourra en dénombrer les couples nicheurs avec un espoir de fiabilité ! En forêt, ce seront certains pouillots (Pouillot fitis, Pouillot siffleur) ou d’autres insectivores comme les Gobemouches. Comme les insectivores transsahariens sont des espèces en déclin pour des raisons qu’il me semble avoir déjà expliquées dans un épisode précédent, ces retardataires émargent au groupe des « espèces patrimoniales », à ne pas rater donc. Pas question de les zapper par un protocole maladroit !
Autrement dit, lorsqu’une association déclare que l’inventaire des oiseaux d’un site requiert plusieurs visites réparties tout au long du printemps, ce n’est pas pour le plaisir malsain de surfacturer : il s’agit de planifier des prospections qui permettront d’évaluer les effectifs nicheurs de toutes les espèces, les précoces comme les tardives. Sans quoi, il n’y a aucun espoir de dresser un tableau suffisamment précis de la biodiversité de l’endroit. Et aucune chance, donc, de la conserver correctement, c’est-à-dire de faire échec à tous les facteurs d’érosion de cette même biodiversité. Si, par exemple, vous ratez les gobemouches dans une forêt, vous risquez fort de proposer de créer des îlots de vieillissement au mauvais endroit, ce qui serait tout de même ballot.
Tout dépend, naturellement, des connaissances existantes et surtout du niveau de précision requis, c’est-à-dire de l’objectif de la prospection. Vous savez déjà que pour obtenir un simple indice d’évolution des espèces les plus communes, il suffit de passer une fois en avril et une fois en mai, c’est le STOC-EPS. Généralement, pour un inventaire classique, on retiendra trois ou quatre sorties réparties de mars à juin, plus éventuellement une en nocturne.
Quant aux suivis spécifiquement orientés vers une espèce patrimoniale, ils seront beaucoup plus denses et soigneusement adaptés à l’écologie propre de l’espèce. On n’hésitera pas à se rôtir le cuir de longues heures durant sous le soleil de juin pour un seul nid d’outarde.
Et voilà pourquoi les associations montent au créneau lorsqu’une étude d’impact se borne à un vague passage en juin ou même, cela s’est vu, en septembre…
Et voilà aussi pourquoi les analyses de la saison de terrain ne peuvent en aucun cas débuter avant d’avoir terminé toutes les sorties programmées sur un site ; donc pas avant juillet. Que faisons-nous de nos après-midi à la belle saison, demanderez-vous ? Et bien, pour ceux qui ne possèdent pas de compétences spécifiques dans le domaine des Insectes ou des Reptiles, taxons qui peuvent être prospectés en milieu de journée, il n’y a pas davantage de quoi s’ennuyer. Synthèses de données antérieures à l’année en cours, synthèses bibliographiques – par exemple sur des méthodes de gestion écologique, à destination d’un partenaire désireux de se lancer dans ces pratiques – réponse aux divers questions d’adhérents et partenaires faisant face à un imprévu naturaliste, comme un oiseau tombé du nid, contacts, négociations et réunions pour une action de protection, par exemple empêcher que soient illégalement détruits des nids d’hirondelles, contributions à des enquêtes publiques, saisie et report sur carte des données du jour…
La conservation ne se fait pas toute seule et si les bénévoles constituent toujours une force vive de premier plan (80% des données produites sur notre base sont de leur fait), la protection de la nature exige une technicité et surtout un temps, une disponibilité qui les a conduits, il y a déjà longtemps, à s’adjoindre des salariés.
Y perd-on le sens, l’émerveillement originel, qui pousse à consacrer les heures par centaines à courir les hiboux, maîtriser des Mantes religieuses en furie, des Pélodytes guère ponctuels, des escargots forcenés – et à y sacrifier les perspectives d’une carrière plus reposante, sinon plus lucrative ? Je ne pense pas. En revanche, le lien avec les citoyens, pour qui, en fin de compte, on fait tout cela, a pu, lui, se distendre. Pour beaucoup, la protection de la Nature se fait toute seule, sans trop se demander comment. Les coulisses restent dans l’ombre. Ce blog tâche d’être une mince bribe de réponse.