Et le pont tomba

Aujourd’hui, pas de polémiques.
Ce n’est pas qu’on en manque, ce n’est pas qu’il n’y ait pas de raisons, pour n’importe quel citoyen quelque peu préoccupé par sa cité, de dire « stop, on réfléchit ». Ce n’est pas qu’aujourd’hui soit un moins bon jour qu’un autre pour refuser la vie de canard sans tête – « vis ta vie et jouis sans penser, bosse, consomme, dors » – que notre bain culture nous assène comme dogme en 4×3 sur tous les murs.

C’est qu’aujourd’hui, enfin plus exactement avant-hier soir, une grand-mère a rejoint le Père et nous laisse un peu seuls.
On a beau, toujours, trouver que « c’est mieux que ». Quelle que soit la façon dont cela se passe, on répète que « c’est mieux que ça se soit passé comme ça » tout en faisant remarquer que « c’est plus difficile que si ç’avait été autrement ». Ce qui veut dire qu’il n’y a pas de bon moment, ni de bonne façon, ni, par conséquent, de mauvaise, et que de toutes les manières possibles, y compris les plus prévisibles, cela se termine de la même manière.
On met environ une journée à réaliser le vide qui s’est creusé et le pont qui s’est abîmé avec fracas. Car même vieux, même d’effondrement très prévisible, c’est toujours avec fracas qu’il s’écroule, et le fait même qu’il ait tenu fort longtemps, lézardé, branlant, moussu, nous avait accoutumés non pas à sa fin prévisible, mais à une illusion d’éternité.

Au tympan de nos vies, il y a, sauf rare exception, entre un et trois registres. Le registre, sur un tympan, vous voyez, c’est un cadre délimité avec ses personnages, d’une catégorie, d’une génération bien définies. Par exemple, on aura le Christ au centre, un registre d’anges ou d’apôtres, un d’élus, et un de damnés descendant avec force grincements de dents en direction de marmites où la coriandre même n’est pas garantie de culture biologique. Il y a donc le registre de nos parents, le décor de leur vie, leur carrière, leur trajectoire. Jusqu’à ce que nous quittions leur maison pour d’autres contrées, c’est aussi le nôtre. Au-dessus, on trouve celui de nos grands-parents, avec là encore, leur cadre de vie, leur existence, tout ce qui à nos yeux constitue leurs attributs symboliques, comme sur les statues de nos tympans romans. A Saint Pierre la clef, à notre grand-père sa pipe, ou à grand-mère la théière, ou sa recette fétiche, savoureuse ou redoutable, tout cela dans le cadre de leur village de Saint-Hippolyte-sur-Goutterolle quelque part dans un pli du Massif central, et ainsi de suite à chaque registre. Commençant notre vie de grandes personnes, nous ajoutons le nôtre : la ville où nous nous sommes fixés, notre quartier, notre paroisse, et déjà quelques épisodes de notre passé. Cela fait trois, et nous évoluons ainsi dans ce sentiment de complétude comme si le registre des grands-parents, qui perdure invariant depuis notre enfance, était voué à rester éternellement là à entourer le tympan – et à nous parler.
Puis vient le jour où ils ne sont plus et où le registre dégringole à bas, avec son grand-père tenant sa pipe, sa grand-mère servant le thé et le jardin de Saint-Quelque chose. Il n’en reste que deux et ce qui est tombé ne sera plus. Quand même nous aurons commencé à modeler un nouveau registre numéro trois, celui de nos propres enfants, il n’y aura plus la voix de grand-mère proposant le thé, ni la verdure du petit village autour de leur propre tympan, et ces figures ne leur seront que des photos, et ce village une pure abstraction.
On voudrait tout retenir et que l’avancée du temps ne nous oblige pas à déposer un bagage pour en emporter un autre. On voudrait que la taille du tympan fût infinie. Hélas, par cela même que c’est un tympan, nous ne pouvons y trouver notre place qu’en repoussant d’un rang le plus ancien vers l’extérieur, sans quoi nous serions écrasés dans une position centrale réduite à la taille d’une tête d’épingle, ou d’un grain de blé perdu.
Alors le registre extérieur recule, se distend, se fendille et tombe. De vieilles superstitions frappaient d’ailleurs d’une malédiction ridicule l’enfant né à peu de distance calendaire du décès d’un ancêtre : il l’avait tué pour prendre sa place, disait-on. Stupide croyance qui renaît, d’ailleurs, sous d’autres formes, dans… Non, j’ai dit pas de polémique, et d’ailleurs j’en ai parlé il y a très peu de temps.

Voici, nos registres extérieurs sont presque entièrement tombés maintenant et la vie achève de s’en retirer. C’est l’une des expériences humaines les plus universelles et les plus banales, en sorte que ces lignes sont certainement, elles aussi, d’une absolue banalité. Tant pis.
Il reste à édifier, côté intérieur, et à ne pas perdre le souvenir, côté extérieur. Ma femme s’occupe de généalogie, et je m’y perdais, je l’avoue, dans les « tantes des cousines d’une sœur de la grand-mère X, la grand-mère de grand-mère ». Sauf que, longévité oblige, sa grand-mère, celle qui vient de nous quitter, en savait long sur toutes ces personnes et en avait connu beaucoup par des témoignages de première main : quand on a 88 ans et qu’on a eu une grand-mère centenaire, on peut transmettre un souvenir de première main sur l’occupation prussienne de 70, par exemple. Et ainsi, « en plus de tout le reste » – vous ne m’en voudrez pas de ne pas détailler – elle était une main tendue, une passerelle vivante vers tous ces noms qui, sans cela, n’eussent été que des caractères sur un bout de papier. La recherche généalogique brute recoupée avec ses souvenirs insufflait vie à ces personnages, jusqu’à la seconde moitié du dix-neuvième siècle. Et comme les registres enserrent et composent le tympan, les siècles passés vivaient encore et charpentaient ferme la jeune vie qui venait à leur suite. Nous savions d’où nous venions puisque nous pouvions le voir, l’entendre, et même encore un peu nous y rendre.

Le pont est tombé. Nous pouvons continuer notre route et nous retourner pour voir d’où nous venons, mais de plus loin.
Vous avez remarqué qu’il n’a pas été question d’Espérance dans ce billet.
C’est vrai. Ce n’est pas qu’il en manque. C’est simplement un autre… registre. Un autre tympan, même, et je le garde pour d’autres murs qu’ici. Ce n’est pas parce qu’on ne la voit pas qu’elle n’y est pas ; c’est un peu comme le Christ.

L’irrigation au risque du hors sol

Je voudrais revenir ici, brièvement, sur l’affaire Sivens, ou plus exactement en élargir la perspective. Car je l’ai souvent vue mal posée, dans les articles qui ont fleuri lorsque les choses ont tourné au drame, et principalement sous l’angle « les écolos veulent empêcher d’utiliser l’eau pour nourrir les hommes ».

Premier point : c’est oublier qu’une zone humide n’a pas pour seule fonction d’offrir une réserve d’eau. On a là une lecture typique du productivisme : « l’environnement » comme réservoir de ressources, que l’on veut croire infini, mais qu’en tout cas, l’homme aurait vocation à prélever, pour un usage unique. C’est oublier que ce même « environnement », outre sa valeur intrinsèque qui ne sera pas l’objet du propos aujourd’hui, offre déjà à l’homme de multiples services lorsqu’il est en place et vivant. En l’occurrence, une zone humide « ça sert à » laisser s’épancher les crues, épurer les eaux qui y séjournent, et accueillir une biodiversité dont nous bénéficions par ailleurs. Mais pour cela, il faut la laisser faire son travail, c’est-à-dire ne pas la transformer en bassine et ne pas considérer l’eau qui s’y trouve comme n’ayant d’autre rôle qu’être puisée dans cette bassine et bue.

Second point – plus important. Nourrir l’homme est une priorité, c’est entendu. Cela nécessite, depuis le Néolithique, de produire cette nourriture, nous sommes d’accord. Maintenant, peut-on questionner un brin ce qu’on entend par culture, ce qu’on entend par nourrir : quelle production, pour qui, et comment ?

Posons alors la question autrement. Notre puissance technique nous permet, un peu partout – au moins dans les pays industrialisés où cette puissance est disponible en masse – de renverser la perspective historique de l’homme (et notamment de l’agriculteur) face à son environnement. Nous définissons notre projet sur des critères purement économiques – la production dont les cours sont les plus hauts, ou la plus subventionnée – mais de manière hors sol : à charge pour la technique de rendre le sol compatible avec le projet. Et si les coûts ne sont pas négligeables, alors présentons la facture à l’Etat (pour le coup, c’est un raisonnement « ça ne coûte rien, c’est l’Etat qui paie »). Quant à la facture environnementale, elle ira également aux autres, par exemple aux communes du littoral vendéen assoiffées par les ponctions aux nappes dues au maïs en amont, ou aux conchyliculteurs dont la production est compromise par les pollutions de l’eau que les fleuves déversent dans leurs baies. C’est tout simple. La question de l’adéquation du projet au contexte pédologique, hydrique, climatique n’est plus posée : engrais, pesticides, irrigation compenseront leurs variations. Et notre agriculture marche, hors sol, sur ces béquilles.

Un mien cousin est depuis plus de vingt ans exploitant agricole dans le Roannais. Eleveur laitier, il produit la nourriture du bétail sur l’exploitation, et se fiait au départ aux itinéraires techniques classiques et notamment au maïs, mené à grand renfort d’intrants. Parmi ce qui lui fit un jour dresser l’oreille, il y eut ce voisin qui avait inondé son blé d’engrais azoté, au point qu’il lui fallut, quelques mois plus tard, l’abreuver de produit raccourcisseur de tiges. Son jeune blé dopé dans la production de verdure était devenu trop haut et n’aurait pas supporté le poids des épis : il aurait « versé ». Et il s’agissait bien là d’une conséquence directe de l’apport d’engrais initial, non d’une variété connue pour sa sensibilité à la verse…
Lassé de tels constats, le cousin s’est mis, selon ses propres termes, à « faire ronfler la calculette plutôt que le tracteur »… et à revenir aux sources : quelles sont les cultures qui viennent le mieux dans le pays ? Lesquelles sont les mieux adaptées au sol, au climat ? Conclusion : « ici, on est un pays d’herbage ! le maïs n’a rien à y faire ».
Son exploitation remodelée selon ces principes n’a jamais été aussi rentable…
Second exemple, encore plus frappant parce qu’il se passe en Afrique australe ; un exemple présenté par un agronome zambien, et jésuite par ailleurs, lors du colloque « Chrétiens et pic de pétrole ». Voici quelques décennies, des Canadiens étaient venus mettre en place des itinéraires techniques à l’occidentale – engrais et pesticides – pour les cultures de maïs et d’arachide. Au bout d’une quinzaine d’années, on dut s’apercevoir que malgré le déversement d’intrants, le sol ne répondait littéralement plus : rien ne levait. En outre, les pesticides passant rapidement dans les nappes phréatiques et de là dans les puits du coin, la population locale était tout aussi littéralement empoisonnée, de nombreux enfants souffrant de malformations graves… Que faire ? L’agriculture biologique est entrée en scène : plus d’intrants, mais des engrais verts, des cultures intermédiaires favorables aux insectes prédateurs des ravageurs, et tout un cortège de mesures destinées à favoriser les services rendus par l’écosystème local et à s’appuyer sur eux. En d’autres termes : des pratiques agricoles pensées pour s’enraciner, au propre et au figuré, dans le contexte biologique, pédologique et climatique du lieu afin de bénéficier de ses services, au lieu d’un système faisant table rase de l’environnement et se fiant à une technique coûteuse et polluante pour reconstituer les apports naturels perdus…
Le résultat est édifiant, et durable. En deux mots : ça marche. Ça marche, dans un contexte qu’on taxera difficilement de jardinet citadin pour bobos illuminés.
Cette approche, nous a dit cet intervenant, se répand en Afrique australe mais aussi en Europe.
Sauf en France. En France, rien ne change. On crie très fort, voire on écrase des ragondins pour assener que rien ne doit changer.

A-t-on posé ces questions à Sivens ?
Quelle agriculture est censée bénéficier du barrage ? Difficile de le savoir, tant on lit tout et son contraire. L’irrigation servira-t-elle réellement les petites exploitations, comme le maraîcher bio local ? Ou au contraire, la réserve sera-t-elle siphonnée par quelques gros céréaliers, qui parachèveront l’expulsion des autres systèmes agricoles ? A qui manquera l’eau captée et pompée en amont – dans la retenue ? Quelle sera la qualité de cette eau ?
Le moins qu’on puisse dire est que les études indépendantes ne sont pas favorables à l’ouvrage, et qu’il n’est pas du tout certain que le barrage apporte aux agriculteurs locaux la réponse aux problèmes qu’ils manifestent. A court terme, sans doute. Après quelques années, c’est une autre histoire.

A-t-on réfléchi avec eux à des perspectives agricoles adaptées au temps et au lieu, autrement que par un coûteux équipement qui risque fort, à moyen terme, de favoriser l’irruption du tout-maïs, lequel expulsera tous les autres, comme cela s’est produit dans de larges parts du Bassin aquitain ? A-t-on posé la question dans ce sens ? Sommes-nous prêts à la poser partout à notre agriculture ? Il y a pourtant urgence. Ne serait-ce qu’en raison des nouvelles contraintes imposées par le réchauffement climatique, qui ne sont d’ailleurs sûrement pas étrangères aux sécheresses à répétition dans la vallée du Tescou.

Le barbare et la fourmi

Il est des semaines où on se laisse aller à un peu de satisfaction, dans son engagement de petite fourmi éprise de bien commun. Parce qu’un article de blog a attiré cent lectures, parce qu’un autre est publié dans un journal, parce qu’on a réuni une cinquantaine de personnes autour d’un conférencier passionnant, on s’enflamme, on se gonfle – voilà du bon et utile travail de fait. Quantitativement insignifiant, mais sa petite part, son petit pas de fourmi sur le chemin qui, on l’espère, mène à un monde plus juste.
Puis, on se retrempe dans le monde « réel », on le laisse venir à soi tel qu’il est après notre petit pas de fourmi.
On apprend qu’un jeune botaniste s’est fait tuer par une grenade de gendarmerie au Testet et que la classe politique communie dans le cynisme pour en faire un casseur, sinon un délinquant récidiviste, et nous rabâcher qu’avoir des convictions et les défendre, en notre siècle de pragmatisme, c’est très bête et devrait être interdit.
On apprend qu’Asia Bibi est toujours en enfer et que la seule issue qui s’annonce est l’horreur, et qu’on ne sait même plus que faire, puisque notre mobilisation même dessert sa cause.
On apprend encore d’autres déchaînements de barbares, ici contre un couple de chrétiens, ici contre une « tribu » (pourquoi ce vocable dénigrant ?) sunnite.
On apprend que la famine tue toujours autant d’enfants par vingt-quatre heures et le SDF du coin de la rue est toujours là, sauf qu’en plus, ce soir, il pleut.
On apprend que la barbarie triomphe toujours, peut-être plus qu’il y a trente ou quarante ans même, qu’elle soit en barbe crasseuse, en blouse de médecin ou en col blanc. Elle est toujours là à brailler que la puissance justifie tout et notamment de découper son prochain en fines rondelles.
Et on est là avec notre pauvre article et notre pauvre conférence et notre pauvre petit pas de fourmi. Avec nos cinquante personnes, avec les deux cents autres qui formaient dimanche autour de nous notre chaude et diverse communauté paroissiale, avec les collègues qui reviennent trempés du terrain à la recherche de la bestiole qui sauvera une zone humide, et tout et tout.

Et on se sent pire qu’insignifiant.
Et une prière monte, toujours la même – « Dieu, est-ce possible ? »
On a beau avoir lu le livre de Job, on a beau avoir longuement médité sur la Crucifixion, on a beau savoir que Dieu est tellement humble qu’Il ne se permet pas de tout faire rentrer dans l’ordre comme un despote éclairé…
On lui rendrait bien les clés quand même.
Allez, pas tant.

On lui demanderait bien un petit signe que ce sont les fourmis qui gagneront à la fin. Pas sans Lui, mais un peu quand même. Je veux dire : autrement que dans une Parousie pleine de coups de tonnerre et de grands signes dans le ciel, Deus ex machinā au sens propre, seule capable d’arrêter le massacre.

D’ici là, les fourmis se sentent comme des andouilles.

Elles connaissent l’Histoire, le coup du progressisme et du sens de l’Histoire, on ne le leur fait pas. Elles savent que les nations les plus civilisées du temps, celles qui croyaient que la guerre même serait proprette et courte, ont été tout juste bonnes à se déchiqueter à coups d’obus sur des barbelés pendant quatre ans, tout juste bonnes à considérer que la puissance brute méritait qu’on lui sacrifie la jeunesse d’un continent, ses paysans, ses ouvriers, ses professeurs et ses artistes, ses ingénieurs et ses poètes, avant de remettre ça en pire vingt ans après. Elles savent que la pire barbarie de l’Histoire est née au cœur de la « civilisation » et que ce n’est pas bon signe.
Mais elles ne voulaient pas se résigner, ces fourmis, comme toutes les fourmis avant elles. Elles étaient si fières de leur petit pas avec leur petite aiguille de pin.
Si heureuses qu’elles avaient fini par y croire.

Mais non. Demain, peut-être, le corps martyrisé d’Asia Bibi pendra au bout d’une corde, entouré d’une foule satisfaite. Demain, peut-être, des bulldozers achèveront de défoncer le vallon du Tescou et demain, à coup sûr, des enfants mourront de faim, entourés (de plus loin) de technocrates expliquant qu’on ne peut rien y faire sans contrarier l’économie. Et je mets volontairement en parallèle, sinon sur un même plan, ce qui n’est en fin de compte que trois facettes plus ou moins brutes ou plus ou moins feutrées d’une même barbarie, la même qui proclame que tout ce qui vit doit être enfourné dans la gueule de la volonté de puissance.

Fourmi, j’ai si peur que je peux aussi me boucher les yeux. Je ne veux pas le savoir. Je me verse un petit verre de whisky, je place un vinyle sur la chaîne (luxe d’un vintage bien cossu), j’allume une lampe supplémentaire et me carre dans mon canapé.

Je l’ai fait, une heure, pour ne pas sombrer dans la folie.

Fourmi, demain, quand même, il faut reprendre le chemin, du même pas. Que faire d’autre ?