Il a beaucoup été question, ces derniers temps, de nature.
Mais pas de la nature dont la fête était programmée dimanche dernier. Pas des bêtes petites et grosses, ni des « petites fleurs petits oiseaux » raillées par divers tristes sires.
Non. On a parlé de nature humaine. Osons le poncif : dans une époque en perte totale de repères, on tâche de se raccrocher à une « nature humaine » comme étant le fondamental, le Donné – qu’on ne pourrait remettre en question – dans l’espoir que cela, au moins, fera consensus. Un consensus bien minimal, d’ailleurs, aux allures de coup de talon au fond de la piscine.
En l’occurrence, il s’agissait de rappeler que dans la nature humaine, il y a le fait d’être un mammifère, et même un primate, ce qui implique une reproduction sexuée avec, sauf cas de force majeure, une prise en charge importante et longue de la progéniture par les géniteurs. (Le constat n’est pas réfutable). Et donc, qu’il serait illégitime et dangereux d’avancer des pions dans le sens d’autres formes de reproduction, ladite progéniture risquant d’en faire les frais avec de lourdes conséquences.
Ceux qui lisent régulièrement ce blog savent que dans un épisode précédent, j’ai énoncé brièvement mon accord avec cette dernière phrase, et je n’y reviens pas. En revanche, ce qui me dérange un brin, c’est le recours à l’argument de la nature. Qu’il me soit donc permis de me demander, d’une manière très naïve, s’il est bien raisonnable de défendre un comportement humain sous l’argument de naturalité. N’ayant fait aucunes études en philosophie, je m’excuse par avance auprès des plus qualifié(e)s que moi en la matière du ras-les-pâquerettes de ce qui va suivre. Je ne suis qu’un primate qui se gratte le cortex avec perplexité.
En effet, premier point : qu’est-ce que la nature humaine ? Si son statut de vertébré mammifère primate et hominidé n’est pas niable, la suite s’avère un poil plus complexe (ben oui. Mammifère = poil. Moyennant quoi Charles Quint ramassant le pinceau du Titien portait secours à un mammifère en détresse. Pouf, pouf). Des générations de philosophes plus ou moins inspirés s’y sont essayés, peignant une nature humaine tantôt foncièrement bonne, tantôt infâme, parfois barbare et adoucie peu ou prou par des choix culturels. Un inlassable ping-pong propose tantôt un « bon sauvage » perverti par la modernité, tantôt, et c’est le plus courant, une « animalité » violente et sans scrupules que seule pourrait tempérer ladite civilisation : le raffinement de la « culture » contre l’état « brut » de la nature. Au mieux, on s’accorde sur une nature ambivalente avec du bon et du moins bon.
C’est le premier souci : l’animalité, souvent réprouvée, serait, sur le sujet qui nous occupe, un critère automatique de sacralisation. Ce qui n’est pas très logique. Pourquoi cette fois-ci et pas les autres ?
D’aucuns invoquent encore la « nature » pour ériger un piédestal à un lot minimal de droits, bombardés naturels : liberté, sécurité, propriété. Ce qui laisse un goût amer d’arbitraire, notamment pour le dernier : nous ne savons fichtre rien du sens de la propriété chez les plus anciens spécimens de notre espèce ; et si « lui », alors pourquoi pas beaucoup d’autres ? Qu’en est-il, par exemple, de la prise en charge des plus faibles par le groupe – attestée chez Neandertal où des fossiles démontrent que des individus inaptes à se nourrir par eux-mêmes ont longuement survécu ? Vous voyez le souci : cette nature mal définie, partiellement connue… rien de solide ne nous protège du travers consistant à la convoquer dans nos rangs en fonction de nos besoins.
Les Pères de l’Eglise, Hildegarde de Bingen et bien d’autres ont combattu le vice consistant à justifier par « la nature humaine » même la propension à pécher… « Je n’y peux rien, c’est ma nature » – la nature étant comprise comme ce à quoi il est impossible ou impensable de s’opposer. Entre l’impossible consensus sur le contenu des colonnes nature et culture, et le risque de devoir, par cohérence, accepter « en bloc » la première d’entre elles dans son intégralité, y compris la ligne « assommer son rival à l’aide d’une massue noueuse » – ou alors de se composer une opportuniste « nature humaine à la carte », l’argument de nature apparaît déjà comme bien périlleux.
Ce qui nous amène au point deux… N’y a-t-il pas bien longtemps que l’homme a choisi, pour le bien ou pour le mal, de s’affranchir du cadre tracé par sa nature – par la nature – et de redéfinir lui-même, inlassablement, sa place ?
Parce que, bon… Dans la nature de notre espèce Homo sapiens, il y a d’abord le comportement de chasseur-cueilleur. Celui qui consiste à vivre en accord avec les ressources naturelles, à se conformer à ce qui est simplement donné, mais dont la régularité est rien moins que garantie. Un jour, ou plutôt en quelques siècles, l’homme a fait, dans différents coins du monde, un autre choix, et il a poursuivi ce chemin, celui du « prendre » plutôt que du « recevoir ». Et il n’est pas exclu que le péché originel de la Genèse soit une vague réminiscence de ce choix, radical et sans doute irrémédiable ; un choix qui, en tout cas, a détaché l’homme à jamais de l’ensemble des autres créatures vivantes… et de la nature. Le choix d’une autre logique que celle de la nature.
Certaines études avancent d’ailleurs l’hypothèse que de nombreuses tensions sociétales et crises diverses, dont la crise financière et écologique de notre temps, trouvent leur origine dans le conflit entre un génome de chasseur-cueilleur, avec ses réflexes de prédation, et un environnement artificiel, conçu autour d’une logique de production. Ce qui engendre des comportements excessifs ou carrément inadaptés, de stockage, d’accumulation, de territorialité belliqueuse, de gloutonnerie – de peur excessive du manque, en dépit d’une production massive et régulière, et de moyens techniques démesurés d’arrachement de la ressource au substrat.
Dans ces conditions, quel sens peut-on encore donner au fait de se réclamer de la nature humaine sur un sujet ponctuel, quel qu’il soit ? Quel cas en faisons-nous dans le reste de notre existence ?
Bref : décidément, l’argument de la nature humaine en tant que tel ne me semble pas une bonne idée. Trop glissant. Trop facile à retourner. Trop suspect d’opportunisme – « je défends la nature humaine, quand elle me convient ». Trop loin de la réalité à tant d’égards.
Non… De même que le progrès ou la tradition, que « l’ouverture » ou « les racines », la nature, pas plus d’ailleurs que la culture, ne peut être jugée « bonne en soi », par définition, par essence. On ne peut défendre une disposition comme « bonne parce que naturelle » : c’est parce qu’on la juge bonne, davantage propre à assurer un harmonieux épanouissement de l’homme, qu’on défendra une disposition naturelle. Faute de quoi, nous n’échapperons pas, tôt ou tard – et plutôt tôt que tard – au piège de l’incohérence. Il est parfois bon que l’homme respecte sa nature, et parfois qu’il s’en libère, et son lot est de discerner en pleine liberté. Il y a beaucoup d’autres façons d’argumenter, beaucoup plus solides, pour établir le bien-fondé d’une façon de vivre, et notamment celle-ci.