L’homme moderne se dit très fier de vivre sans Dieu. Il en tire argument de modernité, de maturité, de liberté. Sans Dieu, paraît-il, l’homme ne peut plus être asservi, ni manipulé, ni endoctriné par quoi que ce soit : il serait bien trop intelligent pour ça.
A-t-il vraiment éliminé Dieu de sa sphère mentale, cet homme occidental moderne si fier de chasser un à un les obstacles qui l’empêchent de « faire ce qu’il veut » ?
J’ai plutôt le sentiment qu’il lui a trouvé une nouvelle place, et pas n’importe laquelle.
Regardons cela de près. Qu’il s’agisse de publicité ou de développement personnel, c’est un véritable pilonnage : « vous » êtes glorifié. Vous êtes unique, vous êtes formidable, vous êtes omnipotent. Et on vous doit tout : à quelqu’un d’aussi extraordinaire, on doit bien ça.
Que la flagornerie soit à la base de la réclame est inévitable (encore que…), mais à ce point d’autoglorification, on est tenté de dire « n’en jetez plus ». Autrefois, c’était l’achat de l’objet vanté qui était censé vous faire entrer dans une aristocratie. Aujourd’hui, c’est parce que vous en êtes, que le commercial est supposé vous rendre gloire et louange en vous offrant son produit. Regardez donc : même le vocabulaire a des relents d’office religieux.
Et Dieu, bien entendu…
C’est l’homme ? Ah non, surtout pas. Pourquoi pas l’humanité, tant qu’on y est. Pas n’importe quel homme, enfin !
Dieu, c’est Vous !
Du côté du développement personnel ou de la « spiritualité nouvelle », même combat. « Vous » êtes, c’est une certitude, au-dessus de la moyenne en tout : intelligence, sensibilité, capacité à devenir heureux, riche, épanoui. La preuve : vous avez acheté le livre. Et que vous répète-t-il, ce livre ? Que pour être tout cela – beau, jeune, riche et intelligent – le programme est simple : soyez vous-même !
J’exagère ? Je caricature ?
Et bien je n’en suis pas sûr.
Faites donc ce petit exercice : allez sur un site de vente en ligne de biens culturels et tapez « Développement personnel » dans la zone de recherche. Et regardez les titres et les sous-titres…
Voyons :
Rompez avec toute culpabilité (très bien), vous n’êtes coupable de rien (pardon ?)
Croyez en vous (certes !), vous pouvez réussir partout (vraiment ?)
Devenez vous-même : vous êtes donc à la fois votre commencement et votre fin. Et vous n’avez besoin de rien d’autre, de personne d’autre, ni de suivre les enseignements de qui que ce soit : vous contenez tout.
Enfin, la Vérité est en vous – puisque « personne n’a la vérité et tout le monde a un peu de vérité », alors vous avez la vérité et nul ne peut y redire. Mieux, vous êtes la vérité.
Je parlais de relents d’office religieux, voyez.
Vous êtes l’alpha et l’oméga.
Vous êtes tout-puissant : à vous, honneur et louange, en tout cas, on vous en inonde à pleins tonneaux.
Vous êtes, ainsi, le Chemin, votre propre chemin, le seul à suivre.
Vous êtes la Vérité,
Vous êtes la Vie.
Trouvez-vous le trône à votre convenance ?
Dans le cas contraire, vous trouverez des coussins Premium à 49,90 €. Parce que vous êtes unique.
Il n’est pas étonnant, en fin de compte, que cette société d’individus auto-divinisés rappelle les pages les plus trash des mythes grecs. C’est le même émoi de petits dieux jaloux, égoïstes et centrés sur leur seule gloriole, occupés à rivaliser, avec un résultat qu’on ne peut pas vraiment qualifier de constructif.
Cette leçon valant bien un fromage, il est facile de saisir l’intérêt de l’entourloupe. Nul n’étant plus esclave que celui qui se croit libre sans l’être, le premier flatteur venu mènera où il veut ces cohortes d’individus s’enivrant eux-mêmes de vapeurs d’encens allumé à leur propre gloire. Aucun d’entre eux, du reste, n’admettra la moindre limite à ses désirs tant qu’il n’aura pas heurté quelque mur ou chu dans quelque ravin.
D’ici là, sur cette chaise à porteurs en or de farfadet – pour ceux qui n’ont pas lu Harry Potter, il s’agit d’or qui disparaît en quelques heures… – sommes-nous vraiment sur un chemin de dignité, de responsabilité, de vie ? En tout cas, chacun de nous, sur notre trône portatif, est seul. Seul, chaussé d’œillères ne lui laissant que lui-même comme horizon, éperdument occupé à s’auto-célébrer, autant qu’à maudire un monde indigne de lui, et saisi d’une sourde angoisse. Qu’y a-t-il donc derrière le mince rideau de nos courtisans-commerçants, de nos fournisseurs de louanges payantes, pourquoi l’univers, derrière eux, refuse-t-il de nous obéir ?
L’homme a déjà tenté de se diviniser, à de nombreuses reprises. Le mythe de la tour de Babel nous rappelle qu’il y a également bien des siècles que quelques-uns, plus avisés, ont mesuré la vanité de l’affaire.
Et si nous lâchions prise en Vérité ?
Et si nous lâchions prise de notre divinité fabriquée, et de tout son cortège de fantasmes ?
Et si nous nous construisions, non dans l’ivresse de l’ auto-glorification, mais dans l’humilité d’une vraie connaissance de nous-mêmes, de nos atouts comme de nos limites ?
Et si nous allions à la rencontre d’un monde qui n’est pas là pour nous servir, ni pour nous glorifier, mais pour être vécu, à la rencontre d’autres qui ne sont pas des dieux rivaux, mais des hommes ?
Et si nous trouvions pour cela une aide inattendue de la part du Dieu qui a fait le chemin inverse pour se faire Homme – non pour être servi, mais pour servir ; celui qui nous lave les pieds, pour nous montrer que nous devons nous les laver les uns aux autres ?
Nous nous sommes juchés nous-mêmes sur nos piédestaux. Nous y voilà changés en statues de pierre. Il nous invite à en descendre pour marcher à sa suite. Allons, dites, vous n’aviez pas des fourmis dans les jambes, vous ?