Peut-on sauver l’homme sans le ver de terre ?

On ne peut pas dire que les chrétiens, cette année, ne parlent pas d’écologie. De toute façon, ils n’ont pas le choix. En tout cas, pas les catholiques. Une encyclique est sur le feu, attendue ou redoutée, et chacun se prépare au choc prévisible. Car avec notre saint père le pape François, on le sait : tièdes, tremblez, ça fumera dans les balais.

Voici donc que Famille Chrétienne fait sa couverture d’un débat Nicolas Hulot-Tugdual Derville intitulé « Peut-on sauver la nature sans l’homme ? »

Bonne idée, mais formulation qui m’interpelle.

En effet, la réponse est évidemment : oui, on peut. Techniquement, on peut. C’est même le moyen le plus sûr d’y parvenir.

La seule objection – mais de taille – serait de se demander quelle en serait la raison. Néanmoins, pour y répondre pleinement, on ne saurait échapper à la question réciproque : peut-on sauver l’homme sans la nature ?

Et là, c’est une autre paire de manches. Toujours aussi techniquement, il est même à peu près certain que non, à moins de changer radicalement la définition de l’homme ou de ne pas craindre de réserver ce salut à une poignée d’élus. Encore que je n’envie pas le genre de survie en conserve, sous atmosphère contrôlée, qui leur serait proposé.

Le hasard faisant curieusement les choses, avant de prendre connaissance de cette une, j’étais retombé, récemment, sur une interview donnée à LCI par Paul Watson.

Paul Watson, c’est l’homme de Sea Shepherd, « le pirate écolo » annonce sans détours la chaîne de télévision – « recherché par Interpol » pour des méthodes musclées d’opposition à des activités de pêche, rappelons-le, illégales. Illégales et qui mettent en péril la capacité de régénération des écosystèmes marins. C’est ce que leur reproche l’intéressé. Et voilà que la bafouille que j’en avais tirée recoupe notre sujet.

Passons outre le personnage en lui-même : ce n’est pas le sujet du jour.

L’interview s’ouvre sous ce titre provocateur, mais tronqué : « les vers de terre sont plus importants que l’homme ». On laisse imaginer l’avenir d’une telle citation parachutée hors contexte sur les réseaux sociaux, et d’ailleurs elle y a fait son chemin: en quelques clics, on trouve des articles du genre « Faut-il laisser parler Paul Watson, l’homme qui considère qu’un ver de terre vaut plus qu’un homme ». Alors, examinons un peu. Est-ce vraiment de « cela » qu’il s’agit ?

Qu’a vraiment dit Paul Watson ? Que dans la mesure où l’homme a besoin des vers de terre pour survivre (des poissons, des plantes, etc…), et même qu’il ne peut survivre sans eux, tandis que la réciproque n’est pas vraie, les vers de terre sont écologiquement plus importants.

Notre modestie dût-elle en souffrir, c’est vrai, un point c’est tout. Ecologiquement, nous dépendons du bon fonctionnement des réseaux vivants, des écosystèmes, pour produire toutes les ressources non minérales que nous consommons, à commencer naturellement par la nourriture. Et dans ces réseaux, les vers de terre ont un rôle clé, bien au-delà d’un banal poste quelque part dans le bas de la « chaîne alimentaire ». Ils comptent parmi les architectes du monde. Le ver de terre ingère l’humus et le « traite » aux plans chimique et physique ; il améliore la disponibilité des nutriments pour les végétaux, draine, aère, restructure les sols ; il brasse la matière, qu’elle soit utile, ou néfaste comme les polluants, qui se retrouvent dilués ; il épure et construit. Partout, les écosystèmes les plus productifs en surface vont de pair avec un fort tonnage de Lombrics dans le sol.
N’en disons pas plus : vous trouverez en quelques clics en quoi les vers de terre profitent à tous. Y compris, en théorie, à nos plantes cultivées, dont le rendement est fortement augmenté par la présence de lombrics. Quand il en reste.

L’homme est loin de pouvoir en dire autant.

A moins qu’il ne soit expressément dans le cadre d’une restauration écologique, s’il remodèle les écosystèmes, c’est à son profit exclusif, et s’il arrive que les écosystèmes ainsi modifiés soient riches et fonctionnels – certains agrosystèmes traditionnels, non mécanisés, par exemple – ce n’est généralement pas le cas. Ce n’est pas une vision néoromantique mais une réalité chiffrée :la planète a perdu la moitié de ses animaux sauvages en moins d’un siècle.

Même le Marais poitevin cher à Tugdual Derville n’est pas plus riche, sur le plan biologique, qu’il ne le serait si l’homme ne l’avait jamais modifié. Les « marécages insalubres » sont de très loin les écosystèmes les plus riches et les plus productifs en termes de biomasse. Ils sont « juste » excessivement complexes à utiliser et habiter en l’état pour notre espèce ou plutôt pour notre économie de production. La « mise en valeur » traditionnelle, peu mécanisée, du Marais conservait une bonne part de la biodiversité et permettait la vie d’une société humaine dense. Mais elle ne rendait pas le Marais riche de plus de biodiversité.

C’est donc vrai : non seulement le ver de terre bénéficie plus au reste du monde vivant que l’homme, mais l’homme ne pourra pas se sauver ici-bas s’il ne sauve le ver de terre avec lui. D’un strict point de vue écologique, biologique, l’assertion de Paul Watson est implacablement vraie. Elle est chaque jour plus vraie, depuis que l’homme ivre d’énergie à bon marché s’est lancé dans cette folie : non plus bénéficier des écosystèmes, mais les remplacer par ses propres parodies. Foin de patience, foin de mesure : un feu d’enfer – de pétrole – sous la chaudière, et dedans, tout ce qui peut cuire et se manger tout de suite. On y fond des veaux d’or à la chaîne.

Ayant presque tout brûlé, il envisage, d’un même élan, de se brûler lui-même : mort aux faibles, aux fragiles, aux improductifs : tâchons même de les empêcher de naître, de peur qu’ils ne grèvent le rendement de la chaudière. Elle seule compte. C’est cette humanité dévoratrice, adoratrice de la grande chaudière que dénonce l’écologie. Il n’y a aucune grandeur, aucun accomplissement de la Création là-dedans : juste le déchaînement d’une voracité devenue sa propre fin. Tout consumer, tout de suite ! et pourquoi ? Qu’importe, que le feu ronfle… Où sont l’amour du frère, le souci du faible et du pauvre, la rencontre avec le Crucifié là-dedans ?

Qu’on ne s’y trompe : nous pouvons très bien nous y détruire. Le Salut divin n’est que spirituel, il n’a pas empêché un tiers de l’Europe de mourir de la peste et pis encore, un cinquième de cette même Europe, en des temps dits civilisés, de finir misérablement étripée par les quatre autres, au cœur du siècle passé. À moins d’imaginer que Dieu choisisse des survivants et des damnés en ce monde-ci, il faut s’y résoudre : l’humanité peut être exterminée. Surtout par elle-même.

Pour Paul Watson et pour beaucoup, il n’y aurait rien d’autre à en attendre. Tout serait perdu parce que l’homme ne saurait rien faire d’autre. Aussi ne resterait-il qu’à espérer qu’il tombe avant que le monde ait achevé de se consumer dans sa funeste marmite. Ainsi la vie aurait-elle une chance d’engendrer une nouvelle créature consciente, plus sage.

Si cela nous révolte, c’est à nous de prouver que nous ne sommes pas là pour ça, que nous valons mieux que ça. C’est ici, et ici seulement, que se pose la question du pourquoi. Pourquoi sauver « l’homme avec la nature » ?

La réponse naît du sens que nous accordons à notre présence. Si nous croyons à une dignité humaine inaltérable, alors nous serons tout naturellement conduits à protéger d’un même élan l’homme le plus fort et le plus faible, mais aussi jusqu’au ver de terre, architecte des terres de nos champs.

Si nous nous pressentons une importance d’une autre nature que celle du ver de terre, il nous faut comprendre – et vite – qu’elle n’est pas un droit, mais un devoir. Le devoir de respecter les lois fondamentales du monde : diversité, interdépendance, ressources épuisables. Le devoir de vivre dans ce monde vivant, avec ce monde vivant, au lieu de le brûler.

Tant que nous persistons à danser autour de la chaudière, nous valons, en vérité, moins que le ver de terre. Nous détruisons ; lui, construit. Nous valons moins, parce que nous abandonnons, nous trahissons notre vocation de créature, et de créature capable de Dieu. Nous trahissons le sens de la vie, qui est d’engendrer sans fin du neuf ; nous trahissons le sens du monde, qui est de porter la vie, nous trahissons l’humble et le fragile jusque dans notre propre espèce.

Nous ne sommes pas là pour ça. Il faut le montrer.