Pas d’chocolat… pas d’chocolat !

Le monde va mal.
Et comme si cela ne suffisait pas, une menace supplémentaire émerge avec la force tranquille des pays du même nom : nous risquons la pénurie mondiale de chocolat.

C’est ici et ça donne froid dans le dos.

D’ailleurs, chacun y est allé de son petit commentaire, et voici ce qu’ont capté nos indiscrets micros.

« Dès 2015, je m’engage à inverser la courbe du pourcentage de cacao dans le Lindor. » (M. François H., président)

« Il faut impérativement libérer la flexibilité des fèves. Le taux d’arômes de chaque fève doit être fixé librement par un accord de branche à l’échelle de chaque cacaoyer. » (M. Pierre G., président aussi)

« Nous ne tolèrerons aucun comportement antirépublicain de la part de cacaoyers réactionnaires, attachés à de désuètes racines. » (M. Manuel V., ministre)

« Il est temps de déconstruire une fois pour toutes les stéréotypes de genres de chocolats. Les enfants devront impérativement voir le film « Charlie et la chocolaterie » dans toutes les écoles et découvrir qu’il n’y a pas de supériorité du chocolat noir, au lait, ou aux noisettes, mais un même amour républicain pour le chocolat, libre et égal en taux de cacao. » (Mme Najat V.-B., ministre aussi)

« Dès demain, je compte lancer un plan pour relancer l’économie du chocolat par le numérique. Le téléchargement de chocolat, à l’aide d’imprimantes 3D, sera le défi du XXIe siècle et les entreprises françaises le relèveront. » (Mme Fleur P., ministre itou)

« La pénurie de chocolat est un fantasme. Mais à cause des mensonges de #CPT, des parents vont retirer leurs enfants de l’école en croyant qu’on ne leur y servira que des Figolu. » (M. Samuel L., journaliste)

« Le progrès, c’est mettre fin à l’expression « C’est du gâteau », qui évoque un univers archaïque où le plaisir est assimilé aux fourneaux, à bobonne au travail. Nous exigeons qu’elle soit systématiquement remplacée par C’est du choco ». (Collectif Osez le chocolat).

« Cette pénurie est la conséquence d’une gestion idéologique par le Parti socialiste, pour qui l’avenir, c’est une France privée de son pain au chocolat enraciné dans une tradition millénaire. Je ferai tout pour que le chocolat reconquérisse le coeur des goûters français. » (M. Jean-François C., leader d’opposition)

« Quand j’étais ministre, il y a eu autant de tablettes de chocolat produites que de tablettes de chocolat consommées. » (M. Christian E., dans l’opposition aussi)

« Les idéologues de gauche s’imaginent remédier à la crise en légalisant le CMA pour tous. #ONLR sur le beurre de cacao ! » (Lu sur Le salon marron chocolat)

« Nous devons retrouver la profonde naturalité de nos racines chocolatières, fuir un Progrès malsain qui ravale le chocolat au rang de produit de spéculation et créer une écologie chocolatière pour prendre soin du chocolat, de tout le chocolat. » (M. Tugdual D., citoyen engagé)

« Si je tenais l’andouille qui a suspendu ma tablette de Suchard à 6m 18… » (M. Renaud L., perchiste)

« Oui, j’ai laissé tomber le chocolat pour la pâte d’amandes. Mais c’est juste un geste antisystème. » (M. Nicolas A., footballeur)

« La France zlatanée par le manque de chocolat » (L’Equipe).

« Jeunes catholiques, je vous le dis: en sortant de la messe, vous devriez avoir le sourire comme si l’hostie avait été en chocolat ! » (S.S. François, pape)

« Je recherche le midrash qui parle de la façon dont le chocolat s’inscrit en continuité dans la louange qui charpente le Cantique des cantiques, est-ce que quelqu’un aurait ça ? » (M. Joël S., blogueur)

« Chocolat au lait, perverti par l’industrie qui piétine la douceur de la Création, je ne peux plus te suivre. Mais je te le dis: je ne passerai pas au chocolat noir. » (Mme Mahaut H., blogueuse également)

« Je ne sais pas si vous savez, mais sans crapauds pour réguler les ravageurs des cultures, pas de chocolat. » (M. Phylloscopus P., blogueur de même)

« Pas d’bras, pas d’crapauds, alors ? » (M. Jean-Christophe P., influenceur sociétal)

« Genre à l’école ». Et si on essayait de poser les choses ?

La théorie du genre à l’école. Elle existe ! Oui ! Non ! Fantasmes ! Réactionnaires ! Totalitaires ! Anti-républicains !
Scindé en clans plus irréconciliables que partisans et adversaires du fromage râpé dans le gratin dauphinois, notre pays est en paix que c’en est un bonheur.
Je ne sais pas dans quoi je me lance avec cet article. Il est beaucoup plus risqué que les corneilles et les crapauds. Mais, moi aussi, j’aspire à un peu de calme. Alors, je vais tâcher de poser à plat ce que j’ai pu glaner sur ce fameux sujet. C’est un peu long. Accordez-moi la bienveillance de lire en entier !

Pourquoi, avant tout, une telle violence ?

On a beau jeu de crier au fantasme, aux craintes paranoïaques : les mots de monsieur Peillon sont couchés sur le papier et consultables par tous. Et leur violence est difficilement niable. Le projet de chasser et remplacer les valeurs enseignées par les parents dans le cadre de leur rôle éducatif au profit d’un catalogue de valeurs censé être républicain est écrit noir sur blanc. En cela, il n’enfreint d’ailleurs pas seulement le droit des parents à transmettre des valeurs à leurs enfants, mais aussi celui, si paradoxal qu’il puisse être, d’un citoyen libre, dans un Etat de droit, à ne pas adhérer au projet politique de son pays, et à désirer et professer l’évolution de ce projet, par des voies respectant la loi existante, voies que ladite loi doit cadrer, baliser, mais avant tout créer.

Il est fort possible que le caractère outrancier des propos ministériels relève, au moins en partie, d’une sorte de jeu plus que de convictions réelles. En effet, les grands partis de gouvernement appliquent désormais des programmes économiques dont la similarité est telle qu’elle n’échappe plus à personne. Aussi, pour se démarquer, lesdits partis n’ont-ils plus à leur disposition qu’une stratégie : monter en épingle des sujets situés en périphérie du quotidien technico-économique, mais très connotés sur le plan idéologique, très emblématiques d’une « politique de gauche » ou « de droite ». L’intérêt est double : d’une part, cultiver l’illusion que le bipartisme traditionnel a toujours cours, inchangé: « voyez comme nous sommes différents sur ce sujet, voyez à quel point nos positions et celles de l’opposition sont inconciliables ! » D’autre part, rassurer son électorat historique (quoique…) et exaspérer jusqu’à l’hystérie celui de l’opposition, à coups de déclarations destinées à lui être odieuses. On aura beau jeu, ensuite, de dénoncer ses « fantasmes » et le « danger » qu’elle représente pour… « la République » ou « la France ».

Reste qu’on est en droit de s’inquiéter, lorsqu’on entend des personnages investis de si hautes responsabilités se livrer à de tels déchaînements, qu’ils soient sincères ou juste occupés à quelque théâtre de Guignol. Pour faire court : les opposants aux projets de M. Peillon n’ont pas tout inventé. Et l’argument selon lequel « même s’il l’a dit, c’est pas pour ça que ça sera appliqué, c’est trop énorme » n’est pas très prudent. Il existe de cuisants et même sanglants contre-exemples.

Néanmoins, tout n’est pas du meilleur goût en matière de réplique, et que l’exemple vienne de haut ne signifie pas qu’il soit bon. Par exemple, on a beaucoup vu circuler un document de l’OMS accusé de promouvoir l’apprentissage de la masturbation à la maternelle, pas moins ! Un examen plus attentif du document montre qu’il n’est nullement question de promouvoir ni d’initier les enfants à ces pratiques, mais d’informer sur leur existence, qui est une réalité source possible de questions de la part des enfants… qui, à cet âge, découvrent leur corps et ignorent ce qui se fait ou pas.

On me répondra que ce n’est pas à l’école de remplir ce rôle, mais aux parents.
Soit, mais avant tout, il s’agissait de ne pas déformer un fait : on a bien assez à faire avec la réalité, sans en rajouter.

Revenons à ce point épineux : où s’arrête le rôle de l’école ?

La question est de savoir si l’école doit aborder, si peu que ce soit, et sous quel angle que ce soit, ce qui touche au rapport au corps et à la sexualité, ou si elle doit se concentrer sur l’instruction, le « lire écrire compter » en quelque sorte. Question pertinente, car d’une part la sexualité relève de l’intime et il serait bien effarant que l’Etat (ou tout autre structure extérieure à la sphère intime, d’ailleurs) prétende la régler, et d’autre part, notre système scolaire obtient actuellement des résultats qui incitent à lui conseiller d’abord de soigner ses fondamentaux.

L’ennui, c’est que la distinction entre l’instruire et l’éduquer n’est pas toujours aussi nette que ça. Nul ne contestera, ou alors ce serait bien nouveau, que la biologie du corps humain et la reproduction sexuée fassent partie intégrante de l’enseignement scolaire. Du reste, dans ses jeunes années, l’enfant découvre son corps et s’interroge. Où est la limite entre répondre de matière factuelle et physiologique et « aborder des sujets qui doivent être du domaine de l’intime » ? Ce qui est sûr, c’est que l’enfant de moins de 7-8 ans, lui, ne la maîtrise pas (ou s’en moque) et pose les questions quand elles lui viennent. Et qu’il est préférable de répondre.
Quelle réponse ? J’ai croisé un certain nombre d’enseignants que les débats du moment ont profondément choqués. En effet, certains n’ont pas hésité à voir en eux – sous prétexte « qu’ils sont tous de gauche », donc censément de dociles robots des instructions ministérielles – des relais sans scrupule d’une espèce de lobby cherchant à enseigner aux innocents bambins on ne sait quelles pratiques péri-sexuelles, promouvoir les attouchements ou on ne sait quelle horreur. À croire que les écoles s’étaient soudain remplies de hussards noirs du libertarisme sexuel décomplexé, prêts, sur une circulaire, à organiser de vastes séances d’initiation aux diverses formes de plaisir sexuel pour des bambins de cinq ans. Comme si nos enseignants étaient devenus massivement des pervers, par décret.

Comme si les professeurs des écoles, depuis que le métier existe, n’étaient pas formés à en entendre « des vertes et des pas mûres » en matière de questions déroutantes posées en toute innocence, et suffisamment intelligents, sensibles, et humains, pour apporter une réponse satisfaisante et respectueuse de la dignité et de l’intimité de l’enfant…
« Le corps humain », on m’a appris ça en CE1, en 1983, dans une école privée sous contrat fort catholique. L’institutrice a exercé, d’ailleurs, les fonctions de chef de la chorale paroissiale pendant un nombre considérable de décennies. Pour autant que je m’en souvienne, on traitait le sujet avec une pudeur simple, mais sans pudibonderie. On trouvait dans les librairies des livres qui apprenaient à l’enfant ce qu’était son corps, comment il fonctionnait, avec des personnages nus. Sans en rajouter pour rien, mais parce que notre physiologie, ben elle existe. Biologique. Factuelle.

Laissons de côté la sexualité et revenons à la plus large question des valeurs.

L’école a-t-elle pour mission de remplacer les valeurs transmises par les parents par celles qui intéressent l’État, ou toute autre puissance ? Assurément pas. A-t-elle pour mission de former des citoyens prêts à vivre en liberté dans l’univers institutionnel qui est le leur, y compris jusqu’à souhaiter le remettre en cause de manière pacifique ? Assurément oui. C’est même un corollaire de la discipline scolaire la plus élémentaire. Et l’école est dans son rôle lorsqu’elle enseigne qu’on respecte la loi, et que si on la discute, la conteste, la fait évoluer… cela doit se faire sans violence. Ou qu’elle enseigne celles des valeurs humaines qui sont inscrites dans la Constitution, comme étant celles que la France a, pour l’heure, choisies de respecter, et pourquoi. C’est possible sans anathème envers les idées déviantes, sans manipulation, sans que cela constitue un « lavage de cerveau » – si cela est possible aux parents, pourquoi pas aux enseignants ?

Et, me répondrez-vous, si les parents n’adhèrent pas à ces valeurs ? « L’enfant va finir schizophrène, déchiré entre deux pôles contradictoires, alors ne lui enseignez rien en-dehors de ce que nous acceptons ! »

Heu, dites. Outre le fait que tout projet commun, toute vie politique française sera rendue assez difficile si nul n’expose plus la simple teneur, l’essence du cadre politique commun de notre quotidien, y a-t-il vraiment lieu de redouter qu’à l’école, même de monsieur Peillon, on vienne à marteler trente heures par semaine une doxa marxiste-léniniste ? Vous souvient-il des cours dits d’instruction civique, ou de leurs manuels, vu que ces heures étaient presque systématiquement rognées au profit d’une autre matière ? Il n’y avait rien qui ne pût être contré par le discours des parents, si tel était leur désir. Il y avait là une information minimale sur les institutions du pays, l’existence de lois, et des généralités sur les principes de liberté, d’égalité et de fraternité, couchée dans un bouquin qu’on n’ouvrait pas souvent. Et on n’est pas parti pour aller plus loin. Du reste, aborder un sujet qu’on peut considérer comme relevant de la sphère privée ne signifie pas ipso facto chercher à en prendre le contrôle. Le choix d’un métier pourrait être considéré comme relevant du privé. On ne taxe pas les conseillers d’orientation, les intervenants venus présenter telle ou telle formation ou école de dérives totalitaires.

D’autre part, qui peut soutenir que l’enfant, quoi qu’il arrive, n’est pas exposé à des modèles, des valeurs, des projets, des visions du monde contradictoires ? Je ne sache pas qu’il y ait un modèle, celui qu’on enseignerait dans Les Familles – toutes – et un modèle extérieur, irréconciliable, celui de l’État. Il y a des familles diverses, des programmes scolaires qui changent, des enseignants qui les appliquent diversement, et il y a surtout le foisonnement, la masse énorme de tous les autres modèles projetés. Souvent avec une puissance de feu de loin supérieure à celle de la pauvre Éducation nationale comme à celle d’une simple famille. Ne serait-ce que le lourd arsenal publicitaire qui martèle, à chaque pas, les beautés du modèle basé sur l’apparence et le consommer plus pour valoir plus, efficacement relayé dans la cour de récré par « la bande » où l’on admire celui qui s’est fait payer le produit le plus cher. Pour les parents, chrétiens ou non, désireux de transmettre la primauté de l’être sur l’avoir, un mode de vie plus simple, basé sur l’humain plus que le matériel, ce n’est pas une sinécure que de lutter. De même, lorsqu’une entreprise intervient en cours et expose ses intérêts propres, sa vision du monde, comme le ferait n’importe quel lobby décrié. On pourra multiplier les exemples à l’infini. L’éducation par les parents devra, quoi qu’il arrive, éclairer, dénouer, décanter, trancher. Elle le fait depuis toujours ; elle restera en mesure de le faire.

Dernier point : une école idéologiquement neutre est un mythe, de même qu’une éducation parfaitement libre. Ne fantasmons pas plus là qu’ailleurs sur la liberté que garantirait la politique de la page blanche. Que l’on choisisse d’aborder un thème un peu, beaucoup, ou pas du tout, est déjà un choix non neutre. Il est neutre d’enseigner que la Terre est ronde ou que deux et deux font quatre, mais le simple volume horaire consacré à enseigner les mathématiques plutôt qu’une autre matière ne l’est déjà plus. À n’importe quelle forme d’enseignement, on trouvera à redire question neutralité.

Veiller à la liberté de conscience, veiller aussi à y éduquer ses propres enfants, quitte à ce qu’ils nous rejettent un jour comme peut-être, nous avons rejeté des modèles parentaux, ou scolaires… est une chose, saine.

Il n’est pas un Etat au monde qui n’utilise l’école pour éduquer les futurs citoyens au respect de la loi et des grands principes constitutionnels : c’est ce qui fonde la citoyenneté, c’est sa prérogative. Dans un État totalitaire, ces principes sont matraqués, et la déviance supposée, traquée. Pour de vrai. Avec des peines de prison, des tabassages policiers, des disparitions. Dans un État de droit, cela s’accompagne d’une formation à l’esprit critique ; une matière dans laquelle les parents ont, eux aussi, leur mot à dire. Et encore bien plus de marge de manœuvre que nous ne le redoutons. Mais aussi bien plus de responsabilité.

Croire que le problème vient seulement de naître, que l’école publique est devenue, ou s’apprête à devenir, un vaste camp de rééducation au service des dernières élucubrations politiques, avec la puissance dévastatrice d’un terrorisme d’État, face au bloc monolithique de familles mobilisées autour d’un même socle, n’est pas plus sérieux que la ridicule pseudo-croisade ministérielle. De cette surenchère d’anathèmes, tout le monde sort déjà perdant : des élites qui n’en finissent pas de se décrédibiliser, un débat public qui vire au combat de rue, une société qui s’émiette en camps qui auront de plus en plus de mal à se réconcilier, des parents, des enseignants, des enfants jouets de toutes les escalades et de toutes les exagérations.

Savoir descendre

Il y a un an, Benoît XVI renonçait à son ministère pontifical. Une démarche largement saluée par les fidèles comme courageuse, humaine, et humble.

Et rien que pour cela, il est bon de nous la remémorer.

Le chrétien, en effet, n’a pas le temps de s’ennuyer.
Appelé à travailler à la Vigne, il y trouve de quoi peiner jusqu’à épuisement, surtout s’il oublie qu’il n’est pas seul à s’escrimer entre les ceps.

Une petite relecture du Psaume 2 nous rappelle que l’affaire n’est pas neuve : « Pourquoi les nations s’agitent-elles en tumulte. et les peuples méditent-ils de vains projets ? Les rois de la terre se soulèvent, et les princes tiennent conseil ensemble, contre le Seigneur et contre son Oint. Brisons leurs liens, disent-ils, et jetons loin de nous leurs chaines ! » (Ps 2, 1-3)

Inlassablement appelés à rappeler avec douceur à l’humanité – et à nous-mêmes ! d’abord à nous-mêmes… – que le joug du Christ est aisé et son fardeau léger (Mt 11, 28-30), nous avons tôt fait de répondre avec un empressement qui vire à l’activisme frénétique. Comment être sur tous les fronts ? Comment discerner, aussi, le grave de l’accessoire, le mal profond du détail insignifiant ? Comment éviter d’être attiré par un simple chiffon rouge ?

Argh ! La réponse tombe, cinglante : tout est grave, et le pire c’est que c’est vrai. Enfin souvent. Innombrables les agressions contre la dignité de l’homme, contre l’existence même du vivant, innombrables les célébrations païennes de l’argent-roi plus sacré que la vie, les manifestations de la culture de mort. Que faire ? Où courir ? Comment ne pas se tromper de combat ?
« Je ne prends pas spécialement l’Église, faite d’hommes, comme référence. Je me méfie de la Bible, simple récit écrit par des hommes. J’écoute ce que dit le Christ à ma conscience », entend-on régulièrement.
Soit, mais considérer sa propre conscience comme la meilleure antenne christique me paraît risqué : pour ma part, ma conscience me murmure à l’oreille bien des propos dont je découvre, parfois trop tard, qu’ils n’émanaient pas de Radio-Christ. Aussi me semble-t-il prudent, comment dire ? de recouper les sources d’information.

Admettons maintenant que l’Esprit ait soufflé sur notre discernement et que nous parvenions vaille que vaille à ne pas nous tromper de Vigne. -Ce sera mon second point : l’activisme universel n’est pas sans risques. Outre celui de trop embrasser et mal étreindre, et celui du burn-out de la charité, j’en vois deux autres : la culpabilisation, et la tentation de s’imaginer investi de toute la mission du Christ. La première a été largement utilisée dans toutes les sphères militantes – non exclusivement chrétiennes, d’ailleurs – mais notamment, et je l’y ai bien connue, dans le militantisme catholique et notamment sa déclinaison sociale. L’on nous dépeignait au « caté » Jésus comme un monsieur très exigeant qui faisait les gros yeux si on ne s’occupait pas assez des petits Ethiopiens, ou qu’on ne finissait pas son assiette de petits pois ; une dame caté pleine de bonnes intentions avait même carrément avancé que nous « devrions avoir un peu honte de vivre dans un pays où on mange trop ». L’amour de Dieu ? « des conneries de tradis, rien à voir avec notre vie de tous les jours » (sic). Oh, bien sûr, si l’on s’en tient aux actes, c’est inattaquable : qui critiquerait le fait d’enseigner le partage et la prise de conscience d’une existence matériellement privilégiée ? Sauf que la charité est amour, pas expiation, main tendue vers l’autre et non marche en avant forcée par le regard sévère d’un Jésus-garde-chiourme de petits conscrits de l’humanitaire. Se mettre en mouvement sous le seul poids de la culpabilisation, qu’on a du reste vite fait de transférer sur tout ce qui bouge, il n’y a pas d’amour là-dedans, pas d’Esprit, juste de lourdes chaînes de rancœur.

Mais admettons qu’on échappe encore à ce travers et qu’on agisse pétri d’amour – le démon, cet inépuisable chenapan, nous guette encore au tournant, celui que vous aviez vu approcher dès les premières lignes : la tentation de vouloir tout faire, remédier à tout, jeter son corps sur toutes les brèches, sauver le monde. Par tous les bouts où il croule. Tout seul ou pas, d’ailleurs : mais de toutes les manières possibles, se rendant malade de chaque coin de terre où la Vie est malmenée et où l’on n’est pas. Légitime, car c’est par amour, non pas – ou pas nécessairement – par orgueil, par ivresse de toute-puissance ou ce que l’on voudra. Il serait facile de condamner cet activisme : « Tu te prends pour le Christ, tu veux sauver le monde à sa place ». Avec bien plus de subtilité, et surtout plus d’amour, un prêtre le formulait ainsi : « Seul le Christ peut sauver le monde ». Il ne s’agit plus de condamner le chrétien hyper-engagé – ou cherchant à l’être et honteux de son échec – pour charité mégalomaniaque, mais plutôt de nous rappeler qu’il est normal d’échouer là où seul le Christ peut triompher, et qu’Il n’attend pas de nous que nous fassions tout son travail. Même la sainteté ne fait pas du saint un Christ.

Nous voilà renvoyés à notre finitude spatiale et temporelle, à notre impuissance devant l’ampleur de la tâche, sans même parler des innombrables leurres, pièges et risques de choir dans un combat sans pertinence. C’est peut-être le moment le plus difficile. Non seulement parce que notre orgueil en prend un coup, mais surtout parce que la question demeure, ronge, taraude : si nous ne pouvons être partout, qu’allons-nous devoir choisir, c’est-à-dire à quoi allons-nous renoncer ? Comment ne pas s’écraser de culpabilité devant tout ce, tous ceux que nous laisserons en plan ?

Il y a quelques mois, à l’occasion des États généraux du christianisme, un débat frôla le pugilat lorsque plusieurs personnes de l’assistance, toutes très engagées, se révélèrent aussi convaincues les unes que les autres de la primauté de « leur » combat sur tous les autres… mais par malheur elles n’avaient pas toutes le même. Des apostrophes culpabilisatrices volèrent à travers la nef (« Vous vous consacrez à Ceux-ci ? Et donc ça veut dire que pour vous, Ceux-là, ils n’ont aucune valeur ? »), puis des versets embauchés pour l’occasion pour enraciner tel ou tel choix, et les bancs auraient fini par suivre si le reste de l’assistance n’avait fini par appeler au calme : Les uns se sentent appelés au service de Ceux-ci ? D’autres, de Ceux-là ? rendons plutôt grâce pour la diversité des vocations, et le fait que, même devenus peu nombreux, nous le sommes encore assez pour que les uns se consacrent à Ceux-ci et d’autres à Ceux-là, et ainsi de suite !

Épisode révélateur, car cette tentation est la nôtre, à tous. C’est tout le problème, aussi, de l’image éculée du chemin vers la sainteté : car la réalité est plutôt arborescente ou étoilée : je peux être en route, et d’un bon pas, sur quelques sujets, et, sur bien d’autres, complètement immobile, voire débaroulant la pente savonneuse de la perte, du vice et des marmites où des diables aux grandes fourches fourbissent le poivre et la coriandre. Et la résultante aux yeux de Dieu, je ne la connais pas. Pour ma part, je vous parle depuis quelques mois d’écologie chrétienne, et d’un engagement chrétien en faveur du vivant non-humain et des passerelles, ou plutôt des vaisseaux chargés de sève nourricière, par lesquels il irrigue l’humain, mais, par exemple, je n’exerce pas le moindre bénévolat en faveur des plus démunis. Question action, là-dessus, zéro : je ne m’en sens pas la force, quelque honte que j’en conçoive. Pas assez empli d’amour pour aller à la rencontre de mes frères plus fragiles. Trop dérouté par la simplicité des relations, même envers les moins lointains de mes prochains.

Tant pis : plutôt que de le faire mal et à contrecœur, on louera Dieu de susciter de nombreuses vocations, autour de moi, pour accomplir ce service dont je me sens incapable.
Lâcheté. C’est possible. Mais l’essentiel, je crois, est avant tout le regard porté sur ceux qui mènent, au nom d’une même foi, d’autres combats que les nôtres, et de nous voir complémentaires – le corps que forme l’Eglise ! – et non concurrents, et ce, quelque limitées que s’avèrent nos forces réunies. Elle serait grande, la tentation de la jouer façon austérité, de diviser « rationnellement » les énergies et de se limiter aux filiales les plus évangéliquement rentables ; mais je ne crois pas que ce serait très évangélique dans l’esprit. Et de même que les sacrifices qu’on nous impose, dans la société civile en crise économique, en matière de recherche, d’éducation, de santé, et d’écologie, c’est-à-dire de santé « intégrale », les sacrifices accomplis au nom d’une efficience maximisée de la ressource en charité nous reviendraient, et à court terme, dans la poire comme un sinistre boomerang.

Et puis, qui hiérarchisera ?

Où nous ne sommes pas en actes, me dira-t-on, on peut aisément être par la prière. C’est vrai. La prière, comme ça, c’est simple, c’est techniquement toujours possible et, je le dis sans ironie aucune, d’une efficacité souvent déroutante. Non, elle n’accomplit pas de magie. Récemment, un footballeur interviewé sur sa foi remarquait finement que si dans chaque équipe, quelqu’un priait pour la victoire des siens, il n’y aurait plus que des matchs nuls. Avec la prière, il faut se préparer à des conséquences imprévues, c’est bien connu. Reste que je suis un peu gêné à l’idée de ne la voir que comme un pis-aller. Reliquat, là aussi, du catéchisme tel que décrit plus haut, où la prière était regardée comme une niaiserie inutile, de la bonne conscience qui n’engage à rien, des mots qu’on aligne pour s’épargner d’agir. Voilà une perspective difficile à renverser : la prière doit vivifier l’action, non la remplacer ; elle est aussi conscience que seuls, nous ne pouvons rien. Mon rapport ambigu à la prière, je le constate, découle avant tout de mon manque de foi : l’action, c’est concret, c’est tangible, on en est sûr ! Mais l’efficacité de la prière ?

Je n’ai pas la réponse, non plus d’ailleurs qu’à aucune des questions abordées ici, et peut-être, lecteurs, en aurez-vous davantage. Les commentaires sont là pour ça. (Vous avez-vu ? c’est plus classieux qu’un « aller lach T koms », mais ça veut dire exactement la même chose.)

Et le rapport avec Benoît XVI, me direz-vous, car, pointilleux lecteurs, vous n’avez pas oublié qu’il était le sujet ? Oh, mais vous l’avez déjà compris : n’est-il pas la plus belle et la plus aimante des preuves que savoir renoncer peut être un acte profondément chrétien ?

Cet anniversaire fait ressurgir toutes ces questions, et même quelques esquisses de réponses.

La corneille a-t-elle mauvais genre ?

Il y a quelques jours, un événement a brièvement buzzé sur la cathosphère : le pape ayant fait procéder au lâcher de deux « colombes » pour la paix, celles-ci ont été immédiatement prises pour cible par « un corbeau noir et une mouette » (sic) ; qui sont en fait une Corneille mantelée, sous-espèce nominale de notre Corneille noire, dont elle diffère justement par une élégante chasuble grise, et un Goéland leucophée, incomparablement plus imposant qu’une simple mouette, bien reconnaissable à son manteau gris, son bec puissant et ses pattes jaunes. Des espèces communes, comme vous pourrez le voir facilement si vous vous inscrivez sur le site ornitho.it (si vous êtes inscrit sur un Faune-Quelque chose de chez nous, vos identifiants marcheront aussi) et demandez à voir les dernières observations sur Rome.
A quoi pratiquement tout le monde a réagi en décryptant là un « mauvais présage », ou au contraire « un signe », les volatiles albinos ayant échappé in extremis à leurs poursuivants.

Voilà l’occasion, chers amis lecteurs, d’aiguiser notre regard tout neuf sur la pierre de l’écologie chrétienne, et de nous libérer de quelques stéréotypes. C’est très à la mode, de lutter contre les stéréotypes. Rassurez-vous, je ne me dispose pas à expédier aux récalcitrants des lettres très méchantes en Comic Sans MS les menaçant de dénonciation à monsieur le procureur. Et j’entends bien la part de badinage qu’il y a dans cette interprétation des faits bruts ornithologiques, d’autant plus que l’Eglise, si elle nous invite à comprendre les signes et à voir Dieu en toute chose, n’a jamais trop apprécié la divination.

Les faits bruts ? en plein hiver, période où la nourriture est rare, et où même les effectifs de touristes – grands pourvoyeurs de miettes et de gras de jambon – se clairsèment dans les rues de la Ville éternelle, deux colombidés domestiques de lignée albinos sélectionnée sont brutalement expulsés d’une cage et lâchés dans l’espace en un lieu qu’ils ne connaissent pas, et s’y élancent avec une panique compréhensible mêlée d’une forte réprobation envers cette atteinte manifeste à l’Habeas plumas. Ledit espace est peuplé d’un nombre relativement considérable de Corneilles mantelées et de Goélands leucophées.
Ces espèces sont de tempérament prédateur opportuniste ; telle est leur écologie, à laquelle elles ne peuvent rien. Le décor ainsi planté, vous avez déjà tout compris : bien que la colombe inquiète soit plus difficile à capturer que du gras de jambon, aux yeux des prédateurs susdits, il y avait du candidat à la casserole dans l’air. Et il n’y a rien, mais alors vraiment rien de surprenant à ce que les malheureux symboles de paix fussent pris en chasse. C’était même couru d’avance.

Du coup, je me demande s’il est bien pertinent de persister à voir du symbole à l’ancienne dans le fonctionnement normal d’un écosystème – de la Création, quoi. Celle-ci inclut, depuis l’origine, depuis les plus archaïques bactéries, que des êtres vivants se mangent les uns les autres.
Le psalmiste, ainsi que le rédacteur du livre de Job, qui nous détaillent la diversité du vivant, nous invitent inlassablement à reconnaître la main du Créateur dans une complexité qui, souvent, nous échappe, nous déroute, désobéit à nos schémas, défie notre utilitarisme. Notre Dieu est celui qui vient se faire homme pour mieux rencontrer l’homme, mais il est aussi celui qui a « lâché l’onagre en liberté, délié la corde de l’âne sauvage » (Jb 39, 8), celui qui prend le temps de « faire pleuvoir sur une terre sans hommes, sur le désert que nul n’habite » (Jb 38, 26-27). La corneille peut bien être noire, elle est Création ; le goéland aussi, malgré un bec inquiétant qui fait les choux gras d’un film d’épouvante. Et si un de chaque course un pigeon d’une variété hautement trafiquée pour tâcher de survivre à la famine hivernale, on pourrait dire avec un peu de malice qu’y voir un symbole de la fragilité de la paix face à diverses forces maléfiques relève de la perversion du dessein divin, de la magie, de la taromancie et autres chenapanteries notoires qui vous valent à coup sûr un PointMarmiteInfernale (ça sent d’ailleurs le fagot, vous ne trouvez pas?)

Bon… plus sérieusement. Ben oui. Pourquoi ne pas relire cet épisode (sub)naturel banal – c’est la Vie. Regardons-la comme un Donné, tel qu’il est, pour que nous le recevions, tel qu’il est, libéré du poids de nos « symboles » où le noir est méchant et le blanc gentil, et le goéland omnivore plus pécheur que la colombe végétarienne.
Oui, voilà pourquoi l’enjeu est moins futile qu’il y paraît : il révèle à quel point est ancrée, en nous, une grille de lecture du vivant qui s’obstine à discerner du bon et du mauvais, de l’innocence et du péché, la présence divine et celle du Prince de ce monde, et c’est là une grille qui nous joue de bien mauvais tours au moment de discerner une question écologique, d’apprécier où se joue la survie des écosystèmes qui nous entourent, nous portent, nous nourrissent. C’est la même grille qui empêche de prendre au sérieux la protection des chauves-souris, des amphibiens ou des coléoptères carabiques, sans lesquels, pourtant, notre agriculture s’effondrerait rapidement (ou se condamnerait à un tel déversement de poisons que nous-mêmes n’y survivrions pas). C’est la même qui fait ironiser aux dépens des reptiles, quand nul n’oserait porter la main sur un cygne, fût-il vulgaire oiseau de parc, captif et introduit.

Un signe ? Pourquoi pas celui-ci ? le vivant non humain se rit de notre buzz, comme l’onagre « se rit du tumulte des villes et n’entend pas l’ânier vociférer » ; mais il désespère d’être compris de nous. L’onagre, la corneille, le goéland, le pigeon, et même Léviathan et Béhémoth, nous parlent de Dieu, et nous rappellent inlassablement que s’ils ne vivent pas, nous ne vivrons pas non plus.