Un « Laudato Si’ en actes » grand comme le monde: de retour de la conférence #LaudatoSi18

Nous rentrons tout juste – il y a quelques heures – de la conférence internationale « Laudato Si’ – Saving our common home and the future on life on earth » organisée au Vatican par le dicastère pour le développement humain intégral. On se pince encore un peu mais oui, invités au nom de la revue Limite, nous avons bien assisté à cet événement, entre un comptage raté de hiboux à Dardilly et un suivi de carrière à Mions.

Pour en savoir plus sur cet événement, retrouver le programme, toutes les interventions… consultez son site laudato-si-conference.com et les tweets publiés sous #LaudatoSi18

Que retenir de ces deux journées ?

S’il y en avait une seule, je dirais celle-ci : ne laissons plus jamais dire et ne soyons plus jamais tenté de croire que l’écologie, c’est bien gentil, mais c’est un luxe de riches, un sujet de second plan, et que d’ailleurs il n’y a que quelques bobos de New York ou de Paris pour s’en soucier. Qu’on a autre chose à faire que s’occuper des petits oiseaux quand on doit affronter le chômage.

Il faudrait que tous ceux qui ne sont pas convaincus puissent rencontrer ces gens des îles du Pacifique, du cœur de l’Amazonie, d’Inde ou du bassin du Congo, du Groenland ou du Burkina-Faso, qui se battent là-bas, au quotidien, dans leurs villes, leurs villages, leurs campagnes et leurs forêts, pour leurs terres, leurs fleuves, leurs familles et leurs enfants. Ils leur expliqueront pourquoi sauvegarder les arbres, les sources, la forêt, pourquoi développer l’agro-écologie plutôt que les puits de pétrole, pourquoi limiter le réchauffement global à 1,5°C, et offrir un avenir décent à tous, c’est tout un. C’est plus que lié, c’est la même chose. Ce n’est ni moi, ni un onucrate rousseauisant, ni un éditorialiste de Manhattan ni un cardinal italien ni même un pape argentin qui l’affirment, c’est eux. (Chez nous, c’est la même chose ; mais la modération des climats tempérés et une dépense d’énergie effrénée nous le cache encore pour quelque temps).

Et ils sont venus de l’autre bout du monde pour nous le dire.

Mais pas que pour le dire : pour témoigner, depuis le terrain. Le terrain, c’est là où les Pacific Climate Warriors de Nouvelle-Zélande ou des Samoa rapportent que des grands-parents ne peuvent plus montrer à leurs petits-enfants où ils jouaient et allaient à l’école : tout ça est sous un mètre d’eau. Le terrain, c’est là où le cardinal Barreto Jimeno reçoit des menaces de mort parce qu’il défend les paysans, les autochtones, qui veulent sauvegarder leurs terres contre un projet d’exploitation d’hydrocarbures. C’est là, à Patna, dans le nord de l’Inde, où les étudiants de l’ONG Tarumitra reboisent, recréent des forêts, de véritables réserves naturelles – oui oui, Elzéard Bouffier existe, mais il est indien et il a dix-huit ans. C’est chez les membres du REBAC (Réseau ecclésial du bassin du Congo) où l’on se mobilise pour sauver l’un des trois poumons verts du globe (avec l’Amazonie et l’Asie du Sud-Est bien entendu), et même de former un réseau qui unisse les défenseurs de ces trois grandes entités forestières. Ils ont autre chose à faire pour « le développement », pourtant, n’est-ce pas ?

Et bien non.

Nous ne mesurons pas, en France, où nous sommes cinq pour cent de catholiques, pas beaucoup d’écologistes engagés et encore moins qui sommes les deux à la fois, ce que ça signifie à travers le monde, Laudato Si’. Pour nous, ça reste une préoccupation qui commence doucement à mobiliser un groupe archi-minoritaire de la société. Ailleurs et notamment dans ce que nous appelons le Tiers Monde, c’est un élan, un souffle vital qui se traduit par d’innombrables initiatives au profit de la planète et de la dignité des pauvres, des petits, des déclassés, des indigènes oubliés, que sais-je, tout cela à la fois, tout cela ensemble. Tout n’est pas né de l’encyclique bien sûr. Je ne sais plus quel est le participant, un représentant des peuples indigènes d’Amazonie je crois, qui a dit : « lisant cette encyclique nous avons été enthousiasmés de voir le pape reprendre nos mots, nos combats ». Mais tout ce qui bourgeonnait ici et là peut maintenant s’unir, les racines s’entrelacer comme elles le sont dans le sol de la forêt, une forêt grande comme le monde. Et cela faisait du bien, d’ailleurs, d’élargir notre horizon au-delà des réflexions franco-françaises – certes fort utile, et notre pays a besoin qu’on pense sa situation, son état, son avenir – mais regarder au-delà, c’est régénérant. Se dire : cette personne est venue des Samoa, celle-là du Pakistan, celle-là du Pérou pour parler d’initiatives écologiques concrètes à Rome, rien que ça, le vivre concrètement, cela ne laisse pas intact.

De même, nous Occidentaux, croyants et non-croyants, ne mesurons pas le rôle que peut jouer l’Église. Je ne parle pas de l’institution avec ses allures pyramidales mais bien du réseau formé par la communauté des croyants. Dans de nombreux pays où l’État est défaillant sur tout ou partie de ses territoires, ou hostile aux pauvres, ou corrompu, ou tout cela à la fois (et ça va souvent ensemble, et sous toutes les latitudes) l’Église, elle, est présente. Non évidemment que les hommes d’Église soient tous intègres dévoués corps et âme à la cause des pauvres (mais il y en a quand même pas mal…) – ils sont pécheurs comme les autres. Mais elle existe comme entité toujours là pour que s’unissent les hommes de bonne volonté. Un rôle qu’elle endosse au fond depuis toujours, et jamais si bien que quand le césaropapisme sombre.

Bref : ça bouge. Pas assez vite. Là-dessus, scientifiques et hommes du cru s’accordent : tout va très mal et il nous reste peu de temps, presque pas de temps avant que la crise climatique et la crise d’extinction –et celle-ci, même s’il faut encore souvent le rappeler, tend à s’imposer comme une urgence aussi aiguë que l’autre – avant que ces crises, donc, ne nous jettent dans un chaos qu’il vaut mieux ne pas imaginer. Le chaos et la honte pour les coupables, et honte il nous a fait, ce chamane groenlandais, à la tribune avec son collier de dents d’ours, qui tonnait « je vous ai vus ! vous ne respectez même pas les intervenants de votre propre conférence : je vous ai vus, vous étiez tous sur votre téléphone. Et le monde non plus ! vous ne le voyez pas ! il ne vous intéresse pas, vous regardez votre téléphone. »

Mais ce n’est pas qu’à l’aune de l’immobilisme occidental (ni de notre téléphone) qu’il nous faut juger la situation. C’est aussi à l’espérance qui naît devant tous ces arbres qui sont plantés, qu’il s’agisse de ceux de Tarumitra, des monastères de Poblet ou de Notre-Dame du Chêne, du centre Songhai (centre d’agro-écologie au Bénin) et de bien d’autres encore. Nous avons conclu les travaux en répétant qu’il y en avait assez des sommets et encore des sommets, qu’il fallait des actions. Cette « conférence internationale » était un peu plus qu’un sommet, justement parce qu’elle réunissait des femmes et des hommes, des moins jeunes et des jeunes, engagés sur le terrain et parlant du (depuis le, et au sujet du) terrain. Nous avons échangé des contacts (et j’ai maudit vingt fois par heure mon anglais calamiteux) mais aussi de l’espérance, la certitude de ne pas être seuls, de ne pas être abandonnés. La certitude aussi que l’Église donnait là la première place aux combats des pauvres – des pays pauvres, des peuples indigènes, pour leur dignité.

Il y aurait encore beaucoup à dire ; et notamment le fait que nous n’avons jamais oublié dans nos travaux que le fil rouge, c’est de recevoir avec gratitude la planète, la Création comme un don, un don non pas pour accaparer, mais pour redonner, partager. Que l’écologie n’est pas qu’une question scientifique, biologique, économique ni même anthropologique mais aussi une louange.

A part ça, je déteste l’avion, surtout quand il y a un tel vent de travers qu’il se pose en crabe, je déteste les procédures dans les aéroports, et il y a du Serin cini dans les jardins du Vatican et même que je l’ai saisi sur Ornitho.it

LaudatoSi18Temoins

Assis à la tribune, de gauche à droite: Macson Almeida, Don Bosco Alliance verte, Inde; Delio Siticonatzi, REPAM (Red Ecclesial Panamazonica); Allen Ottaro, Réseau catholique de la jeunesse pour l’environnement durable en Afrique (Kenya); Bruno-Marie Duffé, secrétaire du dicastère pour le développement intégral (DSSUI); le cardinal Parolin, secrétaire d’Etat du Saint-Siège; le cardinal Turkson, Préfet du DSSUI; Delia Gallagher, (CNN); Laura Menendez (Mains Unies / Espagne); Jade Hameister (Australie), plus jeune exploratrice à avoir atteint le Pôle Nord

 

Savoir descendre

Il y a un an, Benoît XVI renonçait à son ministère pontifical. Une démarche largement saluée par les fidèles comme courageuse, humaine, et humble.

Et rien que pour cela, il est bon de nous la remémorer.

Le chrétien, en effet, n’a pas le temps de s’ennuyer.
Appelé à travailler à la Vigne, il y trouve de quoi peiner jusqu’à épuisement, surtout s’il oublie qu’il n’est pas seul à s’escrimer entre les ceps.

Une petite relecture du Psaume 2 nous rappelle que l’affaire n’est pas neuve : « Pourquoi les nations s’agitent-elles en tumulte. et les peuples méditent-ils de vains projets ? Les rois de la terre se soulèvent, et les princes tiennent conseil ensemble, contre le Seigneur et contre son Oint. Brisons leurs liens, disent-ils, et jetons loin de nous leurs chaines ! » (Ps 2, 1-3)

Inlassablement appelés à rappeler avec douceur à l’humanité – et à nous-mêmes ! d’abord à nous-mêmes… – que le joug du Christ est aisé et son fardeau léger (Mt 11, 28-30), nous avons tôt fait de répondre avec un empressement qui vire à l’activisme frénétique. Comment être sur tous les fronts ? Comment discerner, aussi, le grave de l’accessoire, le mal profond du détail insignifiant ? Comment éviter d’être attiré par un simple chiffon rouge ?

Argh ! La réponse tombe, cinglante : tout est grave, et le pire c’est que c’est vrai. Enfin souvent. Innombrables les agressions contre la dignité de l’homme, contre l’existence même du vivant, innombrables les célébrations païennes de l’argent-roi plus sacré que la vie, les manifestations de la culture de mort. Que faire ? Où courir ? Comment ne pas se tromper de combat ?
« Je ne prends pas spécialement l’Église, faite d’hommes, comme référence. Je me méfie de la Bible, simple récit écrit par des hommes. J’écoute ce que dit le Christ à ma conscience », entend-on régulièrement.
Soit, mais considérer sa propre conscience comme la meilleure antenne christique me paraît risqué : pour ma part, ma conscience me murmure à l’oreille bien des propos dont je découvre, parfois trop tard, qu’ils n’émanaient pas de Radio-Christ. Aussi me semble-t-il prudent, comment dire ? de recouper les sources d’information.

Admettons maintenant que l’Esprit ait soufflé sur notre discernement et que nous parvenions vaille que vaille à ne pas nous tromper de Vigne. -Ce sera mon second point : l’activisme universel n’est pas sans risques. Outre celui de trop embrasser et mal étreindre, et celui du burn-out de la charité, j’en vois deux autres : la culpabilisation, et la tentation de s’imaginer investi de toute la mission du Christ. La première a été largement utilisée dans toutes les sphères militantes – non exclusivement chrétiennes, d’ailleurs – mais notamment, et je l’y ai bien connue, dans le militantisme catholique et notamment sa déclinaison sociale. L’on nous dépeignait au « caté » Jésus comme un monsieur très exigeant qui faisait les gros yeux si on ne s’occupait pas assez des petits Ethiopiens, ou qu’on ne finissait pas son assiette de petits pois ; une dame caté pleine de bonnes intentions avait même carrément avancé que nous « devrions avoir un peu honte de vivre dans un pays où on mange trop ». L’amour de Dieu ? « des conneries de tradis, rien à voir avec notre vie de tous les jours » (sic). Oh, bien sûr, si l’on s’en tient aux actes, c’est inattaquable : qui critiquerait le fait d’enseigner le partage et la prise de conscience d’une existence matériellement privilégiée ? Sauf que la charité est amour, pas expiation, main tendue vers l’autre et non marche en avant forcée par le regard sévère d’un Jésus-garde-chiourme de petits conscrits de l’humanitaire. Se mettre en mouvement sous le seul poids de la culpabilisation, qu’on a du reste vite fait de transférer sur tout ce qui bouge, il n’y a pas d’amour là-dedans, pas d’Esprit, juste de lourdes chaînes de rancœur.

Mais admettons qu’on échappe encore à ce travers et qu’on agisse pétri d’amour – le démon, cet inépuisable chenapan, nous guette encore au tournant, celui que vous aviez vu approcher dès les premières lignes : la tentation de vouloir tout faire, remédier à tout, jeter son corps sur toutes les brèches, sauver le monde. Par tous les bouts où il croule. Tout seul ou pas, d’ailleurs : mais de toutes les manières possibles, se rendant malade de chaque coin de terre où la Vie est malmenée et où l’on n’est pas. Légitime, car c’est par amour, non pas – ou pas nécessairement – par orgueil, par ivresse de toute-puissance ou ce que l’on voudra. Il serait facile de condamner cet activisme : « Tu te prends pour le Christ, tu veux sauver le monde à sa place ». Avec bien plus de subtilité, et surtout plus d’amour, un prêtre le formulait ainsi : « Seul le Christ peut sauver le monde ». Il ne s’agit plus de condamner le chrétien hyper-engagé – ou cherchant à l’être et honteux de son échec – pour charité mégalomaniaque, mais plutôt de nous rappeler qu’il est normal d’échouer là où seul le Christ peut triompher, et qu’Il n’attend pas de nous que nous fassions tout son travail. Même la sainteté ne fait pas du saint un Christ.

Nous voilà renvoyés à notre finitude spatiale et temporelle, à notre impuissance devant l’ampleur de la tâche, sans même parler des innombrables leurres, pièges et risques de choir dans un combat sans pertinence. C’est peut-être le moment le plus difficile. Non seulement parce que notre orgueil en prend un coup, mais surtout parce que la question demeure, ronge, taraude : si nous ne pouvons être partout, qu’allons-nous devoir choisir, c’est-à-dire à quoi allons-nous renoncer ? Comment ne pas s’écraser de culpabilité devant tout ce, tous ceux que nous laisserons en plan ?

Il y a quelques mois, à l’occasion des États généraux du christianisme, un débat frôla le pugilat lorsque plusieurs personnes de l’assistance, toutes très engagées, se révélèrent aussi convaincues les unes que les autres de la primauté de « leur » combat sur tous les autres… mais par malheur elles n’avaient pas toutes le même. Des apostrophes culpabilisatrices volèrent à travers la nef (« Vous vous consacrez à Ceux-ci ? Et donc ça veut dire que pour vous, Ceux-là, ils n’ont aucune valeur ? »), puis des versets embauchés pour l’occasion pour enraciner tel ou tel choix, et les bancs auraient fini par suivre si le reste de l’assistance n’avait fini par appeler au calme : Les uns se sentent appelés au service de Ceux-ci ? D’autres, de Ceux-là ? rendons plutôt grâce pour la diversité des vocations, et le fait que, même devenus peu nombreux, nous le sommes encore assez pour que les uns se consacrent à Ceux-ci et d’autres à Ceux-là, et ainsi de suite !

Épisode révélateur, car cette tentation est la nôtre, à tous. C’est tout le problème, aussi, de l’image éculée du chemin vers la sainteté : car la réalité est plutôt arborescente ou étoilée : je peux être en route, et d’un bon pas, sur quelques sujets, et, sur bien d’autres, complètement immobile, voire débaroulant la pente savonneuse de la perte, du vice et des marmites où des diables aux grandes fourches fourbissent le poivre et la coriandre. Et la résultante aux yeux de Dieu, je ne la connais pas. Pour ma part, je vous parle depuis quelques mois d’écologie chrétienne, et d’un engagement chrétien en faveur du vivant non-humain et des passerelles, ou plutôt des vaisseaux chargés de sève nourricière, par lesquels il irrigue l’humain, mais, par exemple, je n’exerce pas le moindre bénévolat en faveur des plus démunis. Question action, là-dessus, zéro : je ne m’en sens pas la force, quelque honte que j’en conçoive. Pas assez empli d’amour pour aller à la rencontre de mes frères plus fragiles. Trop dérouté par la simplicité des relations, même envers les moins lointains de mes prochains.

Tant pis : plutôt que de le faire mal et à contrecœur, on louera Dieu de susciter de nombreuses vocations, autour de moi, pour accomplir ce service dont je me sens incapable.
Lâcheté. C’est possible. Mais l’essentiel, je crois, est avant tout le regard porté sur ceux qui mènent, au nom d’une même foi, d’autres combats que les nôtres, et de nous voir complémentaires – le corps que forme l’Eglise ! – et non concurrents, et ce, quelque limitées que s’avèrent nos forces réunies. Elle serait grande, la tentation de la jouer façon austérité, de diviser « rationnellement » les énergies et de se limiter aux filiales les plus évangéliquement rentables ; mais je ne crois pas que ce serait très évangélique dans l’esprit. Et de même que les sacrifices qu’on nous impose, dans la société civile en crise économique, en matière de recherche, d’éducation, de santé, et d’écologie, c’est-à-dire de santé « intégrale », les sacrifices accomplis au nom d’une efficience maximisée de la ressource en charité nous reviendraient, et à court terme, dans la poire comme un sinistre boomerang.

Et puis, qui hiérarchisera ?

Où nous ne sommes pas en actes, me dira-t-on, on peut aisément être par la prière. C’est vrai. La prière, comme ça, c’est simple, c’est techniquement toujours possible et, je le dis sans ironie aucune, d’une efficacité souvent déroutante. Non, elle n’accomplit pas de magie. Récemment, un footballeur interviewé sur sa foi remarquait finement que si dans chaque équipe, quelqu’un priait pour la victoire des siens, il n’y aurait plus que des matchs nuls. Avec la prière, il faut se préparer à des conséquences imprévues, c’est bien connu. Reste que je suis un peu gêné à l’idée de ne la voir que comme un pis-aller. Reliquat, là aussi, du catéchisme tel que décrit plus haut, où la prière était regardée comme une niaiserie inutile, de la bonne conscience qui n’engage à rien, des mots qu’on aligne pour s’épargner d’agir. Voilà une perspective difficile à renverser : la prière doit vivifier l’action, non la remplacer ; elle est aussi conscience que seuls, nous ne pouvons rien. Mon rapport ambigu à la prière, je le constate, découle avant tout de mon manque de foi : l’action, c’est concret, c’est tangible, on en est sûr ! Mais l’efficacité de la prière ?

Je n’ai pas la réponse, non plus d’ailleurs qu’à aucune des questions abordées ici, et peut-être, lecteurs, en aurez-vous davantage. Les commentaires sont là pour ça. (Vous avez-vu ? c’est plus classieux qu’un « aller lach T koms », mais ça veut dire exactement la même chose.)

Et le rapport avec Benoît XVI, me direz-vous, car, pointilleux lecteurs, vous n’avez pas oublié qu’il était le sujet ? Oh, mais vous l’avez déjà compris : n’est-il pas la plus belle et la plus aimante des preuves que savoir renoncer peut être un acte profondément chrétien ?

Cet anniversaire fait ressurgir toutes ces questions, et même quelques esquisses de réponses.

La corneille a-t-elle mauvais genre ?

Il y a quelques jours, un événement a brièvement buzzé sur la cathosphère : le pape ayant fait procéder au lâcher de deux « colombes » pour la paix, celles-ci ont été immédiatement prises pour cible par « un corbeau noir et une mouette » (sic) ; qui sont en fait une Corneille mantelée, sous-espèce nominale de notre Corneille noire, dont elle diffère justement par une élégante chasuble grise, et un Goéland leucophée, incomparablement plus imposant qu’une simple mouette, bien reconnaissable à son manteau gris, son bec puissant et ses pattes jaunes. Des espèces communes, comme vous pourrez le voir facilement si vous vous inscrivez sur le site ornitho.it (si vous êtes inscrit sur un Faune-Quelque chose de chez nous, vos identifiants marcheront aussi) et demandez à voir les dernières observations sur Rome.
A quoi pratiquement tout le monde a réagi en décryptant là un « mauvais présage », ou au contraire « un signe », les volatiles albinos ayant échappé in extremis à leurs poursuivants.

Voilà l’occasion, chers amis lecteurs, d’aiguiser notre regard tout neuf sur la pierre de l’écologie chrétienne, et de nous libérer de quelques stéréotypes. C’est très à la mode, de lutter contre les stéréotypes. Rassurez-vous, je ne me dispose pas à expédier aux récalcitrants des lettres très méchantes en Comic Sans MS les menaçant de dénonciation à monsieur le procureur. Et j’entends bien la part de badinage qu’il y a dans cette interprétation des faits bruts ornithologiques, d’autant plus que l’Eglise, si elle nous invite à comprendre les signes et à voir Dieu en toute chose, n’a jamais trop apprécié la divination.

Les faits bruts ? en plein hiver, période où la nourriture est rare, et où même les effectifs de touristes – grands pourvoyeurs de miettes et de gras de jambon – se clairsèment dans les rues de la Ville éternelle, deux colombidés domestiques de lignée albinos sélectionnée sont brutalement expulsés d’une cage et lâchés dans l’espace en un lieu qu’ils ne connaissent pas, et s’y élancent avec une panique compréhensible mêlée d’une forte réprobation envers cette atteinte manifeste à l’Habeas plumas. Ledit espace est peuplé d’un nombre relativement considérable de Corneilles mantelées et de Goélands leucophées.
Ces espèces sont de tempérament prédateur opportuniste ; telle est leur écologie, à laquelle elles ne peuvent rien. Le décor ainsi planté, vous avez déjà tout compris : bien que la colombe inquiète soit plus difficile à capturer que du gras de jambon, aux yeux des prédateurs susdits, il y avait du candidat à la casserole dans l’air. Et il n’y a rien, mais alors vraiment rien de surprenant à ce que les malheureux symboles de paix fussent pris en chasse. C’était même couru d’avance.

Du coup, je me demande s’il est bien pertinent de persister à voir du symbole à l’ancienne dans le fonctionnement normal d’un écosystème – de la Création, quoi. Celle-ci inclut, depuis l’origine, depuis les plus archaïques bactéries, que des êtres vivants se mangent les uns les autres.
Le psalmiste, ainsi que le rédacteur du livre de Job, qui nous détaillent la diversité du vivant, nous invitent inlassablement à reconnaître la main du Créateur dans une complexité qui, souvent, nous échappe, nous déroute, désobéit à nos schémas, défie notre utilitarisme. Notre Dieu est celui qui vient se faire homme pour mieux rencontrer l’homme, mais il est aussi celui qui a « lâché l’onagre en liberté, délié la corde de l’âne sauvage » (Jb 39, 8), celui qui prend le temps de « faire pleuvoir sur une terre sans hommes, sur le désert que nul n’habite » (Jb 38, 26-27). La corneille peut bien être noire, elle est Création ; le goéland aussi, malgré un bec inquiétant qui fait les choux gras d’un film d’épouvante. Et si un de chaque course un pigeon d’une variété hautement trafiquée pour tâcher de survivre à la famine hivernale, on pourrait dire avec un peu de malice qu’y voir un symbole de la fragilité de la paix face à diverses forces maléfiques relève de la perversion du dessein divin, de la magie, de la taromancie et autres chenapanteries notoires qui vous valent à coup sûr un PointMarmiteInfernale (ça sent d’ailleurs le fagot, vous ne trouvez pas?)

Bon… plus sérieusement. Ben oui. Pourquoi ne pas relire cet épisode (sub)naturel banal – c’est la Vie. Regardons-la comme un Donné, tel qu’il est, pour que nous le recevions, tel qu’il est, libéré du poids de nos « symboles » où le noir est méchant et le blanc gentil, et le goéland omnivore plus pécheur que la colombe végétarienne.
Oui, voilà pourquoi l’enjeu est moins futile qu’il y paraît : il révèle à quel point est ancrée, en nous, une grille de lecture du vivant qui s’obstine à discerner du bon et du mauvais, de l’innocence et du péché, la présence divine et celle du Prince de ce monde, et c’est là une grille qui nous joue de bien mauvais tours au moment de discerner une question écologique, d’apprécier où se joue la survie des écosystèmes qui nous entourent, nous portent, nous nourrissent. C’est la même grille qui empêche de prendre au sérieux la protection des chauves-souris, des amphibiens ou des coléoptères carabiques, sans lesquels, pourtant, notre agriculture s’effondrerait rapidement (ou se condamnerait à un tel déversement de poisons que nous-mêmes n’y survivrions pas). C’est la même qui fait ironiser aux dépens des reptiles, quand nul n’oserait porter la main sur un cygne, fût-il vulgaire oiseau de parc, captif et introduit.

Un signe ? Pourquoi pas celui-ci ? le vivant non humain se rit de notre buzz, comme l’onagre « se rit du tumulte des villes et n’entend pas l’ânier vociférer » ; mais il désespère d’être compris de nous. L’onagre, la corneille, le goéland, le pigeon, et même Léviathan et Béhémoth, nous parlent de Dieu, et nous rappellent inlassablement que s’ils ne vivent pas, nous ne vivrons pas non plus.