Chronique d’une saison de terrain n°21 – Dernières hirondelles

Que dire ?

Plus rien. Comme s’il ne nous restait le choix qu’entre l’autruche, l’indécence et l’anxiogène. L’anxiogène, c’est rajouter des couches de mots quand tout a déjà été dit et que c’est désormais dans l’action – laquelle peut encore passer par des mots, mais pas ici, pas sur les réseaux – que tout doit se jouer. Je ne le ferai pas. Déverser ma propre peur ici, à quoi bon ? A part en augmenter le niveau ambiant, rien à gagner. C’est comme les climatiseurs, vous savez. Nos villes en sont hérissées. Pour leur utilisateur, c’est tout confort. Mais la chaleur est rejetée dans la rue, aggravant encore l’effet « ICU » (« îlot de chaleur urbain »). Nos réseaux ont tout l’air d’îlots de peur urbaine, si j’ose dire, et vous ne m’en voudrez pas de ne pas aggraver le phénomène en le commentant..

Autruche et indécence, alors ? Seul le silence, l’arrêt de toute activité dans l’attente du prochain attentat, dans un mois, un jour, une heure, et la suspension de toute vie civile et politique à l’exception d’une lutte à mener on ne sait comment semblent devenir dignes. Il nous serait commandé une veillée funèbre destinée à durer un an, cinq ans, cinquante ans peut-être.

Non. Sinon, il n’y aura même plus besoin de nous tuer, nous serons déjà morts, sagement et par nous-mêmes. (Même remarque).

Je vais donc parler d’autre chose. De ce qui continue à tourner. Du soleil par exemple. Et d’oiseaux. Je repense à cette chouette du clocher des Eparges, ou d’un village voisin, dont parle Genevoix. Chaque soir, elle sort, et revient aux lueurs de l’aube. « All’s’fout d’la guerre », commente un soldat. « All’a d’la veine. »

Voici le solstice passé. Et même de beaucoup.

La saison de terrain peut être considérée comme terminée, après une soixantaine de prospections de terrain ce printemps, je ne sais plus. Professionnelles, s’entend. C’est à peu près terminé. Le printemps aussi. Je parle là du printemps biologique, bien sûr ; on a du mal à se penser en été alors que tant d’oiseaux nourrissent encore des nichées.

C’est que les saisons biologiques se superposent, se carambolent. Rien que chez les oiseaux. Bien sûr, le gros des parades, des chants, des pontes et des élevages de jeunes s’étale entre mi-mars et fin juin. Mais certains – les Rapaces nocturnes – ont pondu fin décembre, et d’autres verront leurs jeunes s’envoler en août, voire en septembre. A cette date, il y a beau temps que bien des migrateurs nous auront déjà fuis. Prenez les Martinets noirs ; ils sont installés depuis fin avril, leurs jeunes commencent à s’envoler, et d’ici un mois, ils seront repartis, alors que les Hirondelles de fenêtre seront encore occupées à nourrir une deuxième, voire préparer une troisième couvée.

Il y a pire : chez certaines espèces, les migrateurs peuvent même se croiser ! Prenez, par exemple, le Chevalier culblanc, qui niche près de l’Océan arctique et vient hiverner dans toute l’Europe. Il arrive qu’en mai ou juin, on en voie encore d’attardés, qui ne se décident pas à achever leur remontée vers le nord. Mais également dès juin, on peut voir des « postnuptiaux », c’est-à-dire des migrateurs qui « redescendent » après avoir échoué rapidement dans leur reproduction. Au-delà du cercle polaire, l’hiver arrive en août : pas question de tenter une seconde ponte. Vous êtes donc dans un marais de Vendée mi-juin, et parmi ces Chevaliers devant vous, les uns sont « au printemps » et les autres « en automne ». Amusant, non ?

Mais revenons aux Hirondelles, j’ai envie, en ces derniers jours de terrain, de vous parler de l’Hirondelle de rivage.

Normalement, vous la connaissez. Si, si. J’en ai déjà parlé. Y’en a qui ne suivent pas, dans le fond de la classe.

Reprenons, donc.

L’Hirondelle de rivage ressemble à l’Hirondelle de fenêtre en brun. Dos brun, queue courte et fourchue, ventre blanc, collier sombre. Comme « chant », une espèce de babil, enfin, de grésillement électrique et peu sonore.

Hirondelle de rivage (1)

En latin, elle s’appelle Riparia riparia, ce qui signifie à peu près « Durivage durivage » et vous voilà bien avancés.

Je voulais caser ici un petit aparté « classification », pour vous apprendre des tas de choses très utiles pour briller en société et gagner au Trivial pursuit. La classification des espèces est due à un monsieur Linné. Suédois, comme son nom l’indique (comme Zlatan Ibrahimovic en somme). L’acquis de Linné, donc, c’est une classification en boîtes gigognes – embranchement, classe, ordre, famille, genre, espèce. Seulement, c’est devenu si effroyablement complexe, à présent qu’il s’agit de classer tout le monde vivant en fonction non de vagues ressemblances mais d’ancêtres communs, que c’est au-delà de mes connaissances et de l’explicable sur ce blog.

Contentons-nous de mentionner que parmi les oiseaux, qui sont rattachés aux dinosaures (mais si, mais si ; ce ne sont pas les descendants des dinosaures, ce sont des dinosaures), on distingue divers ordres (ansériformes pour les oies et les canards, par exemple), dont un, les Passériformes (passereaux) regroupe la moitié des espèces actuelles. Les Hirondelles sont des passériformes. Les Martinets qui ont animé nos rues jusqu’à ces derniers jours, étant des Apodiformes, n’en sont donc pas les cousins. En-dessous de l’ordre, on trouve la famille ; nos hirondelles appartiennent donc aux Hirundinidés, et quant au genre, c’est directement leur nom scientifique qui nous l’apprend : Riparia riparia signifie : Genre Riparia, espèce riparia. Le genre Riparia est d’ailleurs plutôt réduit avec ses six malheureuses espèces. Notre Hirondelle de rivage est la seule à fréquenter l’Europe. Plus au sud, elle est remplacée par l’Hirondelle paludicole, Riparia paludicola.

Vous voilà désormais mieux armé pour damer le pion aux élites, entre la poire et le fromage, sur le chapitre des hirondelles, africaines ou européennes.

Mais, me direz-vous, on ne voit pas souvent d’hirondelles sur les bords des fleuves, donc qu’est-ce que c’est que cette histoire d’hirondelle de rivage.

C’est normal. Au bord d’un fleuve pas encore canalisé, redressé, recalibré et bétonné, on trouve du sable. Des berges taillées à la serpe par l’érosion à chaque crue, offrant de beaux fronts meubles et friables juste ce qu’il faut, parfaits pour creuser de magnifiques terriers. Car l’hirondelle de rivage niche en terrier, comme le lapin de garenne dont elle partage les couleurs. Si vous avez un doute, celui qui a des oreilles, c’est le lapin. Le terrier d’une Hirondelle atteint un demi-mètre de long, pour à peu près le diamètre d’une balle de tennis. Je ne sais pas si vous mesurez l’exploit de forer ce genre de lyon-turin quand on n’est qu’une petite hirondelle de vingt grammes, pourvue d’un bec minuscule et de pattounettes courtaudes en guise de pelle de tranchée.

Hirondelle de rivage (3)

Et pourtant, à voir la façon dont les colonies printanières se font, se défont et se recréent plus loin, l’opération est plutôt rapide.

De retour mi-avril, les Hirondelles de rivage ont en général achevé un premier cycle de reproduction fin juin. Elles entament alors une seconde ponte, pas toujours au même endroit. En fonction de la disponibilité en fronts sableux, de nouveaux couples peuvent s’installer à quelques dizaines ou centaines de mètres et la colonie se transférer progressivement sur le nouveau site, à mesure que la première génération s’envole et que les couples entament la seconde ponte. Il arrive aussi qu’une colonie soit abandonnée du jour au lendemain, suite au passage d’un prédateur. J’ai même trouvé une colonie entièrement dévastée par le passage de Blaireaux, qui s’étaient aventurés sur l’étroitissime plage subsistant au pied de la berge abrupte abritant les terriers.

Cette dynamique complexe, fluctuante, aléatoire, ne me facilite pas la tâche. Car l’Hirondelle de rivage, qui ne trouve pratiquement plus de berges sableuses naturelles, se reporte sur ce que nous lui concédons à l’insu de notre plein gré, je veux parler des fronts de taille des carrières alluvionnaires. Ces coupes stratigraphiques offrent çà et là des lentilles de sable plus ou moins vastes que les hirondelles (mais aussi, parfois, les Guêpiers d’Europe) s’empressent de coloniser. Evidemment juste sous le nez des pelleteuses, sinon, ce ne serait pas drôle. Allo, monsieur le carrier ? On a un problème.

J’exagère. Ça passe pratiquement toujours. Les carrières sont vastes, et la durée de vie des colonies est brève. Une option consiste d’ailleurs à ouvrir sciemment un front non pour l’exploiter, mais pour le laisser à disposition des oiseaux. L’ennui étant que s’il existe d’autres sites favorables sur la carrière, elles n’ont aucune raison de choisir spécialement celui préparé à leur intention. En particulier, elles se montrent totalement insensibles à la réclame, aux enseignes publicitaires leur promettant le confort d’un talus jeune, beau et sentant bon le sable chaud. Quant à vanter à ces migrantes les merveilles d’un joli front sableux made in France, d’un beau front national, je ne m’y risquerais pas.

 Cette année, sur « ma » carrière, la colonie s’est dédoublée, puis détriplée. Une installation tardive, fin mai, sans doute à cause de la météo : une trentaine de trous. Fin juin, alors que les oiseaux, quoique moins nombreux, bourdonnaient toujours autour de ce premier site, une seconde, dans un talus ! Trente-cinq autres trous. Et fin juillet, alors que la première colonie a l’air tout à fait désertée, un troisième banc de sable a reçu les foreuses : dix trous de plus.

Combien de couples au total ? Bien malin qui peut le dire… En général, on se contente d’ailleurs, pour cette espèce, de compter en trous occupés simultanément et de comparer les colonies entre elles à l’aide de ce chiffre. Savoir, en effet, combien d’oiseaux ont mené à bien une, ou deux nichées, dans quelle mesure une colonie surgie en juin est peuplée d’oiseaux supplémentaires ou uniquement de nicheurs du site précédent s’étant déplacés est quasi impossible.

 L’essentiel est que la colonie ait pu vivre, une année de plus.

Pour ma part, la saison de terrain professionnelle est terminée. Ah, pas tout à fait: je devrai tenter une ultime prospection Rapaces diurnes fin août. Mais c’est tout comme. Le travail de terrain au sens strict ne représente donc guère qu’entre un tiers et un quart de mon temps de travail annuel. Le reste ? Analyser tout cela et conclure; rédiger; cela représente au moins autant de temps; et puis gérer la base de données, coordonner le travail des bénévoles, sans parler des réunions, des dossiers de protection, que sais-je ? J’en parlerai peut-être un jour, toujours pour que vous puissiez mieux savoir en quoi consiste ce bizarroïde métier. Pour l’instant, les vacances approchent.

 

 

Après Nice, un pas de plus vers… quoi ?

Avons-nous vraiment changé de monde ?

Quand monsieur Ciotti danse sur les cadavres pour nous convaincre que la question de rester un État de droit ne doit plus être posée, ou à peu près, on n’ose plus répondre. Il faut, c’est obligatoire, rouler les biceps et déclarer que c’est la guerre (totale, sinon, ça fait petit joueur), que rien ne sera plus comme avant et qu’il faut aller jusqu’au bout.

Mais dès qu’il s’agit de savoir vraiment ce qui n’est plus comme avant, quel est le monde que nous venons de quitter, celui dans lequel nous sommes entrés, celui vers lequel il faut aller, comment et jusqu’au bout de quoi, c’est une autre histoire.

Un autre monde que celui des Brigades rouges, des ratonnades quotidiennes et des milices armées de fusils de chasse des années 70 ? Un autre monde que celui du WTC, qui remonte déjà à quinze ans ? Je trouve, pour ma part, qu’ils se ressemblent beaucoup, pour le meilleur et pour le pire.

Pour le pire, parce que nos sociétés fourmillent toujours autant de tarés, de fanatiques en puissance, et surtout de paumés sans foi ni loi, pour qui la vie ne vaut rien, pas même la leur. Ils pullulent, à disposition des propagandes qui savent y mobiliser ces « soldats » jetables séduits par la gloriole post-mortem d’un meurtre de masse. Quitte à se parer des actes de types quelquefois malades au sens propre du terme, et aussi loin de l’austère intégrisme religieux du vrai fanatique que ce blog d’un site de cuisine crétoise. Il suffit que le taré ait une gueule à passer pour un muslim aux yeux d’un koufar et c’est parti. Si Lubitz s’était appelé Ahmed plutôt qu’Andreas, Daech n’eût peut-être pas rechigné à le contresigner. Une forme d’essentialisation.

Pour le pire, par l’inévitable, si tristement humaine, montée de haine aveugle qui leur répond en même temps qu’elle les adoube comme ils l’espèrent. L’essentialisation miroir de l’autre. Depuis Sun Zi au moins, on le sait : quand on se met à faire exactement ce que l’ennemi attend de nous, il faut se méfier. Même si c’est la réaction qui nous paraît la plus évidente.

Pour le meilleur, car en fin de compte, le monde occidental ne vacille guère. Trop solide ? Trop lourd ? Trop mou ? Peut-être qu’en fin de compte, les islamistes ont le sentiment de boxer un polochon. Et à tout prendre, ce n’est pas plus mal. C’est moins dangereux que de se muer en armée de Don Quichottes armés de vrais fusils, prêts à tirer tous azimuts au cri de « guerre totale ! »

Ce n’est pas une solution non plus. Mais si cela nous fait gagner un peu de temps pour agir d’une façon plus saine, ce sera ça de pris.

Car, j’y reviens, nous avons beau crier, nous sommes bien en peine de braquer nos fusils. Il semble même que nous criions d’autant plus fort que nous ne savons, en réalité, pas quoi faire. Perquisitionner ? Où ? Des milliers de caves et d’appartements ? Enfermer préventivement les radicalisés potentiels ? Pourquoi ? De quel droit ? Sur quels critères ? Un million de personnes en camp, à tout hasard ?

On en arrive à proposer la peine de mort pour les kamikazes, l’expulsion vers leur pays pour des Français ou la déchéance de la nationalité française pour des ressortissants étrangers. Jusqu’à l’absurde, le constat qu’on arrive trop tard, qu’on a le choix entre arriver après la bataille et amputer avant que la gangrène se déclare. Avec une nette préférence pour la seconde option.

Et quand, en guise de changement de monde, nous nous serons mués en dictature pour éviter d’y sombrer, nous aurons l’air fin.

L’EI adopte – ou se résigne – à une stratégie consistant à jeter sur des innocents tout ce qui peut se recruter dans nos rues, dans nos villes, comme paumés, comme cinglés déshumanisés, et leur offre une sanglante cause. Pour peu qu’il parvienne à poser en étendard des pauvres sans espoir et des réprouvés, nous sommes mal. Aucune « fermeté » n’étoufferait la vague. Ça n’a jamais marché. Jamais.

Peut-être est-ce surtout cela qu’il faut éviter, contre cela qu’il faut allumer, dès aujourd’hui, des contrefeux. Que faire pour couper ce vivier des recruteurs du crime de masse ? Qu’avons-nous fait, qui marche, ou qui n’a pas marché ? Quelle espérance notre monde propose-t-il ? Pourquoi un jour, tel désespéré fait-il le choix du meurtre – et beaucoup d’autres, Dieu merci, jamais ? Autant de questions à résoudre, sans quoi la lutte antiterroriste risque de consister à endiguer la pluie avec des gobelets en plastique.

Et pendant ce temps, l’on repousse aux calendes grecques l’avènement du seul monde nouveau qui nous sauvera vraiment, qui sauvera nos « valeurs » mais surtout notre existence même. Nous oublions qu’il est un ennemi pire que Daech, qui tue à coups de cancers et de typhons, à coups de sols ravinés et d’abeilles mortes, à coups d’espèces disparues et d’eaux polluées. Aucun monde nouveau n’est viable s’il ne relève en priorité CES défis. D’autant plus que l’extension des déserts, la perte de terres agricoles viables, et les diverses autres calamités écologiques qui frappent dès à présent les pays du Sud ne cessent de jeter sur les routes toujours plus de désespérés, parmi lesquelles toujours plus de recrues potentielles pour l’EI, les shebab et autres sinistres drapeaux noirs.

Un monde meurt, de tous les côtés à la fois, et bien rares sont les signes que la vie refleurira ensuite. Il faut avant tout les semer, les faire germer, les soigner.