Terrorisme et réchauffement, quelle tambouille !

Emmanuel Macron a donc abandonné l’espace de cinq secondes son générateur xyloglotte automatique pour la formule choc : « on ne peut pas prétendre lutter efficacement contre le terrorisme, si on n’a pas une action résolue contre le réchauffement climatique ».

Et cette phrase suscite pis que l’incompréhension, l’hilarité.

« Mais bien sûr, les terroristes qui ont tué deux cent trente Français avaient pris un coup de soleil », ai-je lu, par exemple. Selon de nombreux commentateurs, Emmanuel Macron aurait par cette phrase défendu l’idée ahurissante que le réchauffement climatique était la cause du terrorisme – et donc que les terroristes avaient une très bonne excuse. Pour d’autres, le raisonnement présidentiel envisagerait de couper les vivres à Daech en cessant d’utiliser le pétrole dont il tire ses revenus, et ce serait « une incongruité monumentale ». En effet. Mais ce n’est pas le propos présidentiel. Pas du tout.

J’avoue être sidéré par cet accueil et ces interprétations.

Et je pense avoir assez dit par ailleurs tout le bien que je pensais de S.M. Hyperprésident II pour ne pas être suspect de macronmania.

La cause, non. Un lien, oui

Emmanuel Macron n’a nullement déclaré que le réchauffement causait le terrorisme. Il a dit qu’on ne ferait pas disparaître le terrorisme sans lutter contre le réchauffement et ce n’est quand même pas du tout la même chose.

Car s’il s’agit d’exprimer l’idée que le réchauffement est un facteur qui nourrit le terrorisme, il a entièrement raison. Et il n’exprime d’ailleurs rien de spécialement révolutionnaire. Nous avions d’ailleurs écrit un article sur le sujet dans le n°2 de Limite. À l’époque de la rédaction de celui-ci, avant même les attentats de novembre 2015, on commençait à voir poindre quelques analyses rappelant qu’en Syrie, la guerre avait été précédée d’une sécheresse sans précédent qui avait provoqué l’effondrement d’un modèle agricole inadapté aux conditions arides, et jeté dans des bidonvilles d’innombrables paysans ruinés : 1,5 million de déplacés, selon une étude commentée ici 

Et comme par hasard, le conflit syrien a commencé dans les zones les plus touchées par cet exode rural massif. On peut trouver sur Wikiagri, site peu suspect de gauchisme exalté, une analyse des ressorts climatiques et agricoles de cette histoire.

Pas besoin de Macron pour le savoir, ces études datent de 2014-2015.

Bien entendu, en conclure que « la guerre en Syrie, c’est à cause du réchauffement climatique » serait une caricature grossière, un discours que personne ne tient, nulle part. Ce que l’étude met en avant, c’est une sécheresse d’une ampleur sans précédent, s’inscrivant dans une évolution globale du climat local, de plus en plus chaud et sec, frappant un modèle inadapté et face auquel le régime n’a pas réagi. Avec en conséquence une source supplémentaire importante d’hostilité, un facteur s’ajoutant à d’autres pour déclencher le chaos que l’on sait.

Voilà de quoi il est question.

Quant au fait que ce chaos, que la perte de contrôle par les États de vastes territoires dans une zone où existe déjà, depuis longtemps, la violence islamiste, donne à celle-ci des moyens d’une ampleur nouvelle, personne ne le contestera.

Emmanuel Macron n’a pas dit que planter des éoliennes était la solution qui allait nous protéger des terroristes. Ni même considéré l’abandon des énergies fossiles comme le moyen de ruiner les finances de l’État islamique. Il n’a pas exprimé cette idée non plus devant un parterre de maires de banlieue, mais au G20. Il n’en fait pas l’idée directrice de la protection des Français contre les menaces d’attentat ici-maintenant. Il souligne le fait qu’il existe un lien. De quoi peut-il bien parler ?

La solution, non. Un paramètre, oui

Bien sûr que non, l’islamisme ne naît pas du dérèglement climatique et ce n’est pas un coup de soleil qui radicalise les gens à Toulouse ou à Mol-en-bec. Ni la violence ni le terrorisme ne sont nés avec le dérèglement climatique. Mais les sécheresses record à répétition et la désertification sont des facteurs non uniques mais de plus en plus importants dans la déstabilisation des Etats dans des régions du monde déjà géopolitiquement chaudes. Les paysans chassés de leur terre au Sahel, par exemple, sont des recrues de choix pour l’AQMI et Boko Haram, hélas seules organisations à leur offrir, sinon une sorte d’avenir, du moins une structure, et de quoi manger.

Le Sahel et le monde arabe sont parmi les parties du monde où l’impact du réchauffement climatique est le plus grave, car en frappant des contrées au climat déjà très aride, il tend à les transformer en véritables déserts. D’autant plus que les vagues de chaleur létales y sont elles aussi en augmentation.  Autrement dit, ces territoires déjà instables et regorgeant d’armes depuis des décennies font face à une crise environnementale de nature à détruire toute économie agricole, et à jeter des millions d’hommes sur les routes de l’exil et de la misère. Assez d’exemples historiques prouvent que les idéologies meurtrières prospèrent sur ces situations. Elles n’en sont pas nées, elles n’en sont pas la simple conséquence mécanique, mais elles y trouvent des opportunités sans lesquelles, peut-être, elles resteraient cantonnées aux marges de l’Histoire.

N’a-t-on pas assez insisté sur le rôle déterminant de la crise économique des années 30 pour expliquer la montée du nazisme ? Qui aujourd’hui qualifierait ce point d’incongruité ou de tentative de déresponsabiliser les Allemands d’alors ? Adolf Hitler et son parti ne sont pas un produit de la crise. Son idéologie et la violence politique de la société allemande de l’époque existaient dès 1919. Mais en 1928, le NSDAP réunissait 2,6% des voix. La crise a frappé la République de Weimar au moment même où la reprise économique de la fin des années 20 commençait à lui donner un peu de crédit et d’espoir d’être réellement acceptée par les Allemands. Les extrémistes eurent alors beau jeu de capter les déçus, les déclassés, les pauvres et les ruinés. L’élite conservatrice joua le nazisme contre les communistes inféodés à Staline et se fit jouer par lui. C’était plié. La crise n’a pas accouché, à elle seule, de la guerre. Il a fallu des graines, du terreau, un climat. La crise fut, à tout le moins, un élément du terreau. Et si ce terreau avait manqué ?

Non, bien sûr, « nos » terroristes, nés et grandis en Europe, ne sont pas des paysans sans terre de Syrie ou du Tchad. Seulement, voilà : s’ils ont fait allégeance à l’EI, ce n’est pas qu’à cause de l’étiquette islamiste, que d’autres avaient déjà revendiquée. C’est, nous a-t-on expliqué, à cause de la remarquable propagande de ce groupe islamiste-ci, à base d’images de guerriers triomphants et d’interminables colonnes de véhicules hérissés d’armes. Tout comme le IIIe Reich frappait les esprits avec ses kolossales parades et ses défilés, l’EI recrute en étalant sa puissance, en faisant défiler ses troupes. Des troupes locales, qui attirent à elles, dans un second temps, des recrues venues de loin, séduites par cette force et cette image d’armée combattante contre le grand-méchant-Occidental-colon-croisé-machin grâce à qui les damnés de la terre pourront aller prendre de force ce qu’ils n’ont plus chez eux. La ficelle n’est franchement pas neuve, mais hélas elle marche toujours.

Aux plus pauvres, l’EI promet une espèce d’avenir. On avait même cité le cas d’une Italienne convertie au salafisme qui avait fini par embobeliner toute sa famille, y compris la grand-mère … en lui promettant que le califat lui procurerait une machine à laver.

Cette force soigneusement étalée face au monde capte ensuite des recrues, de plus en plus éloignées. Encore fallait-il que force il y eût.

Le nazisme, là encore, et pour ne prendre que cet exemple, n’agissait pas autrement. Peu de membres du parti avaient lu Mein Kampf et bien compris le programme de leur Führer. Ils retenaient surtout qu’on leur promettait monts et merveilles, pour peu qu’ils consentissent à matraquer l’ennemi qu’on leur désignait. La SA enrôlait à tour de bras les chômeurs, les ouvriers miséreux, les petits bourgeois ruinés. Cela ne fait pas de la crise la cause du nazisme, non plus que cela n’en fait une excuse pour ceux qui se sont compromis sous la croix gammée. Ce n’est pas non plus nier le phénomène nazisme. C’est un fait, une donnée, que cette stratégie de recrutement. Les calamités offrent des troupes de désespérés à des idéologies violentes qui recherchent précisément ce profil, et sans lesquelles elles séduiraient bien plus difficilement.
Qu’était d’ailleurs le plan Marshall, ou le pont aérien de Berlin en 48-49 sinon une politique visant à tirer le plus vite possible l’Europe occidentale de la misère pour couper l’herbe sous le pied aux tentatives de prise de contrôle de la part de Staline ?

Mélange explosif

À notre époque, l’idéologie violente majoritaire est le djhadisme, et la sécheresse la calamité principale, que le réchauffement rend plus longue et plus dure, dans toute une partie du monde qui n’avait pas besoin de ça. C’est ça, établir le lien. Si rien ne change, ce coin d’univers continuera à engendrer des exilés n’ayant rien à perdre, que la première bande armée venue aura beau jeu de se rallier.

Et si le djihadisme pouvait être éradiqué en tant qu’idéologie, il y a gros à parier qu’une autre idéologie violente surgirait pour récupérer les désespérés du Sahel et du Moyen-Orient et séduire ensuite ceux d’ici. Le bloc communiste le faisait d’ailleurs dans les années 60-80.

Si l’on veut éradiquer le terrorisme sur le long terme, cela passe par la possibilité, pour ceux qui font aujourd’hui le gros des troupes de Boko Haram, de l’EI et consorts dans leurs pays-bastions, de vivre décemment chez eux, et le changement climatique est en train de rendre ces territoires hostiles à la vie humaine. Des vagues de chaleur à plus de 50°C, ça veut dire qu’on peut mourir dans la rue. Est-ce une « incongruité monumentale » que de frémir en imaginant des zones déjà si instables et saturées d’armes devenir, au sens propre, invivables ?

Voilà pourquoi combattre le terrorisme – qui d’ailleurs, n’a pas toujours été et ne sera pas toujours qu’islamiste – sur le long terme passe par la lutte contre le dérèglement climatique. Personne n’a jamais voulu y voir l’alpha et l’oméga de la lutte antiterroriste. Il s’agit de combattre une cause de désordre géopolitique majeure. Il y a plusieurs décennies déjà que d’innombrables experts le désignent comme un puissant facteur de déstabilisation et un aggravant de toutes les causes classiques de misère, de violence et de soulèvements armés. On peut toujours ironiser sur le fait que la lumière n’a jamais tué personne, on n’est pas obligé d’entrer dans une poudrière en tenant à la main un bougeoir allumé.

Construire une paix qui ne vient pas

Note préliminaire : tout ceci n’est que ressentis personnels sans la moindre prétention à l’expertise.

Une de plus.

Peut-être une autre le temps que j’écrive ces lignes.

Et tout a marché comme sur des roulettes : comme l’écrit remarquablement Slate, « le petit frisson dégueulasse de l’alerte attentat » s’est déchaîné. Et pas que chez les journalistes. Chez les anonymes, chez les politiques aussi ; on a vu Christine Boutin relayer la rumeur de fusillade rue Vernet … mais pas le démenti, pourtant bien vite sorti.

Peut-être parce qu’ils ont la chance que la peur les épargne assez pour se permettre de jouer avec celle des autres.

Dangereux. Car cette petite mécanique a pour première conséquence de révéler et d’aggraver encore l’irrationnel de la peur du terrorisme, je veux dire : l’ampleur de son impact psychologique, par rapport au fait brut. Ce qui est précisément le but du terrorisme.

Il est rare – et prions certes et agissons pour qu’il en reste ainsi ; j’y reviendrai – que le terrorisme, dans un pays occidental, devienne une cause première de mortalité. En France, les accidents de la route tuent vingt fois plus, les accidents domestiques 70 fois plus, les suicides 60 fois, et le tabac trois cents. À l’aune de la peur que nous inspire le terrorisme, le nombre de cancers mortels, et parmi eux, de cancers à cause environnementale, devrait nous inspirer une terreur permanente plongeant la population dans l’hypocondrie. Et aucun politique ne devrait pouvoir être pris au sérieux sans un projet en béton contre l’abus de pesticides et de perturbateurs endocriniens. Si la sécurité est la première des libertés, rationnellement, c’est d’abord cette sécurité médicale et sanitaire qui devrait truster les unes. Il n’en est rien. Pourquoi ?

L’acte terroriste est vu comme intolérable, car évitable, anormal. C’est vrai. Il n’est pas question de « nous y faire ». Mais n’en va-t-il pas de même des suicides, des cancers à cause environnementale, des accidents de la route et de la plupart des accidents domestiques ? Nous nous sommes bien laissés intoxiquer à coups de « c’est le progrès » au point de trouver tout ça normal. Dû au hasard. Sans cause. Sans que ce soit la faute de personne. C’était évitable et nous n’en serions peut-être pas là.

Mais il ne s’agit pas là, bien sûr, de violences dirigées sciemment contre des personnes (tout au plus de conséquences cyniquement assumées, et c’est assez pour causer la mort en masse). Ce sont des choses qui peuvent arriver dans une société en paix, croyons-nous. Ainsi rejoignent-elles la « normalité ».

Des sociétés en paix ? Les années antérieures à « Charlie » nous apparaissent aujourd’hui comme des temps heureux, paisibles, où l’on n’avait pas à s’en faire. Évidemment absurde. Pour ne parler que de lui, le terrorisme frappe l’Occident depuis les années 70. Que dis-je : depuis les années 1880, avec des va-et-vient. Deux Présidents de la République ont été assassinés. Il n’y avait pas plus aveugle ni plus imbriqué avec le grand banditisme que le terrorisme anarchiste de la « Belle Époque ». Quant aux années 70-80, ce sont celles de Septembre noir, d’Action directe et autres Brigades rouges. Tout cela avant même l’émergence du terrorisme islamiste. Et l’absence de bombes n’est pas la quiétude pour autant. Qu’est Mai 68 sinon l’explosion d’une profonde et irrésoluble tension ? Aujourd’hui, le terrorisme vient que se surajouter à la gravissime crise de l’emploi, désormais vieille de quarante ans, aux inégalités, et à toutes les formes de tension qu’alimente la multiforme crise écologique : catastrophes naturelles, crainte de l’accident nucléaire ou chimique, conséquences présentes et à venir du dérèglement climatique. « Avant », nous dormions déjà fort mal.

Nos sociétés sont parcourues de tensions mortelles. Des gravures néolithiques prouvent qu’il n’y a là rien de nouveau. Et comme le démontre Olivier Rey dans Une question de taille, nos métropoles géantes ne peuvent qu’aggraver le problème. Quelque libre que soit chaque individu de devenir « bon » ou « mauvais », il existe toujours une part d’individus dangereux, pas forcément en hausse d’ailleurs ; mais la taille même, la densité simple de ces fourmilières humaines génèrent de façon mécanique la possibilité pour ceux-ci d’entrer en relation et de multiplier la menace qu’ils représentent ; et de même les opportunités pour eux de commettre des horreurs aux dépens de foules vulnérables. L’entassement, le vacarme, bref, tout ce qu’on appelle la « faible qualité de vie » augmentent encore la tension d’un cran, en sus de tous les facteurs déjà cités.

Rien qu’à cause de tout ça, il est vain de désigner l’islam (ou même « léreligion ») comme cause au sens où il suffirait de les supprimer pour entrer dans une ère infinie de paix et de félicité universelles, au son des flûtes et sous les pétales de roses.

Ben non. Toutes les autres sociétés humaines ont généré aussi ressentiment, tensions, haines, mobilisation par les assoiffés de pouvoir des simples assoiffés d’une vie paisible, et l’islamisme est le tuyau du moment par lequel jaillit cette violence. J’entends par là, non qu’il ne soit « pas le problème » de notre époque, mais que s’il n’existait pas, nous aurions d’autres violences tout aussi graves à la place. Ce n’est pas lui qui pousse l’agriculteur au suicide ni le bandit à braquer une banque. On vient même d’apprendre que l’énergumène qui a failli tuer toute l’équipe du Borussia Dortmund ne cherchait qu’à spéculer sur la baisse des actions du club.

Bref, on se tuerait pour d’autres raisons, y compris, le cas échéant, entre bons petits Blancs de racines fort chrétiennes. Chez les hameaux de fermiers à faucilles de silex comme dans les villes-mondes industrielles, la société vraiment en paix est un rêve, un fantasme, nous devrions le savoir.

Et pourtant nous avions cru la toucher du doigt.

C’est peut-être l’une des raisons de notre épouvante.

Les tensions sont de tout temps, certes. Mais il existe aussi des interludes où la concorde et la prospérité générales semblent soudain à portée. Et les plus de 35 ans de notre époque en ont vécu une : la chute du Mur. Souvenez-vous. Pour ma part, j’avais 13 ans en 1989. Rappelez-vous cette décennie. En dix ans, nous étions passés de l’ombre sinistre des euromissiles au triomphe de la paix et de la liberté sur l’étoile rouge, sans un coup de feu ; et nous avions vu de même les dictatures de droite d’Amérique latine ou des Philippines tomber comme des fruits mûrs. L’Apartheid vacillait sur ses bases. Les vieux despotes africains s’éteignaient, et dans cette dynamique, l’écrasement du Printemps de Pékin apparaissait comme l’ultime soubresaut d’un monde en train de finir.

Traitez-nous de naïfs, je voudrais vous y voir : comment vouliez-vous qu’à cette époque, nous n’ayons pas été tentés de croire que ça y était, que tous les peuples allaient se tendre la main d’un bout à l’autre du monde et parachever ensemble le règne de la paix et de la vie bonne pour tous, que plus jamais un tyran n’oserait lever une oreille et que la fin des inégalités n’allait plus dépendre que de nous ?

Que notre vie ne dépendrait plus que de nous et qu’il n’y aurait plus d’armes braquées sur quiconque ?

Le même rêve n’a-t-il pas habité l’humanité en 1919, par exemple ?

Nous avons vite compris que ce serait plus dur que prévu. Mais se dire que c’est fini, que c’est raté, et que ce sera toujours raté jusqu’à la fin des temps, c’est une autre histoire. Nous ne voulons pas renoncer à ce rêve parce qu’il semblait se concrétiser enfin, et voilà pourquoi, peut-être, son échec nous scandalise et nous horrifie plus qu’il ne devrait. C’était si bien parti.

Cherchons encore : il y a ce constat de se trouver, inexplicablement, pris pour cible par une haine glacée, implacable, sans comprendre pourquoi. Par le terrorisme, nous nous sentons visés, chacun personnellement et d’une manière atroce et injuste.

Nous nous sentons surtout impuissants. Il ne faut pas céder à la peur, c’est entendu. Il faut faire preuve de résilience. Nous pouvons nous inspirer des Londoniens en 1940. C’est vrai. Ils n’avaient rien fait qui justifiât qu’on bombarde leurs maisons. Il n’en fallait pas moins courber le dos, attendre, et enterrer les morts.

Il fallait se mobiliser pour la victoire finale, ce qui, pour un civil, prenait des formes bien modestes et bien indirectes.

Le but politique n’en était pas moins clair. L’Allemagne vaincue, ce serait fini.

Quand sera-ce fini ? Quelle victoire sur le terrorisme ? Nous nous sentons impuissants parce que nous, civils, pouvons un peu voir ce qu’il ne faut pas faire, mais guère voir ce qu’il faut faire ni ce que nous pouvons y faire. Pas grand-monde ne semble le savoir clairement. Passe encore que la course vers la solution politique du conflit soit longue et difficile, si l’on s’y sait embarqué. Mais si l’on n’a même pas idée du cap, comment voulez-vous y arriver ?

Nous espérions maîtriser notre destin et voilà la perte de contrôle absolue. Subir sans même savoir en attendant quoi. Sans même savoir quel objectif peut se fixer l’État, l’homme politique, a fortiori le citoyen. Traquer les réseaux terroristes existants, oui, bien sûr. Mais empêcher qu’ils renaissent sans cesse ? Et empêcher qu’ils naissent sous d’autres formes, sous d’autres bannières ? Mystère.

Mystère et boule de gomme de dirigeants qui, du reste, savent qu’on gouverne mieux une société divisée. Que des citoyens unis – autrement que mobilisés par quelque funeste chef de guerre – pourraient bien avoir l’idée de se passer d’eux, de se voir autonomes. Divisons donc et prenons le pouvoir.

De fait, tous nos candidats « rassemblent » en divisant. Rassemblent contre et rarement pour. Pas même pour faire quelque chose ensemble.

C’est l’impasse de l’impuissance : normal d’avoir peur, acculés sans défense.

D’où viendra l’issue ?

D’une « société écologique » n’espérant plus l’illusoire miracle d’une surabondance matérielle, mais fondée sur les liens humains tissant une « vie bonne » plus sobre, et partant moins compétitrice, moins hargneuse, moins tendue (n’a-t-on d’ailleurs pas assez démontré que le dérèglement climatique et les sécheresses à répétition jetaient des hommes dans les bras du djihadisme ?)

Celle-ci est-elle possible ? Pouvons-nous la fonder plantule par plantule, au-delà de la peur ? Qui en voudra ? Nous sommes beaucoup, sans doute… parfois à la désirer sans le savoir. Sa route est pavée de renoncements : à des biens, au pouvoir, à la facilité de la haine, et surtout, hélas, à la croyance que cette société de paix simple et mondiale puisse, réellement, survenir. Seul le retour ultime du Christ donnera même pâture au lion et à l’agneau – au vif soulagement des mercantis, car ils n’auraient alors plus qu’un seul produit à vendre aux deux. En somme, il faut surmonter notre peur pour construire une paix dont nous savons d’avance qu’elle ne sera jamais aussi complète que nous l’espérons, une « vie tranquille » qui ne peut être qu’un doux rêve. Nous savons que la paix, la paix générale, c’est pour demain, mais jamais pour aujourd’hui. Cela ne sera jamais pour un aujourd’hui humain.
Mais cela reste le seul moyen de s’en approcher quelque peu. Nous avons peur mais il faut cultiver notre jardin.

Après Nice, un pas de plus vers… quoi ?

Avons-nous vraiment changé de monde ?

Quand monsieur Ciotti danse sur les cadavres pour nous convaincre que la question de rester un État de droit ne doit plus être posée, ou à peu près, on n’ose plus répondre. Il faut, c’est obligatoire, rouler les biceps et déclarer que c’est la guerre (totale, sinon, ça fait petit joueur), que rien ne sera plus comme avant et qu’il faut aller jusqu’au bout.

Mais dès qu’il s’agit de savoir vraiment ce qui n’est plus comme avant, quel est le monde que nous venons de quitter, celui dans lequel nous sommes entrés, celui vers lequel il faut aller, comment et jusqu’au bout de quoi, c’est une autre histoire.

Un autre monde que celui des Brigades rouges, des ratonnades quotidiennes et des milices armées de fusils de chasse des années 70 ? Un autre monde que celui du WTC, qui remonte déjà à quinze ans ? Je trouve, pour ma part, qu’ils se ressemblent beaucoup, pour le meilleur et pour le pire.

Pour le pire, parce que nos sociétés fourmillent toujours autant de tarés, de fanatiques en puissance, et surtout de paumés sans foi ni loi, pour qui la vie ne vaut rien, pas même la leur. Ils pullulent, à disposition des propagandes qui savent y mobiliser ces « soldats » jetables séduits par la gloriole post-mortem d’un meurtre de masse. Quitte à se parer des actes de types quelquefois malades au sens propre du terme, et aussi loin de l’austère intégrisme religieux du vrai fanatique que ce blog d’un site de cuisine crétoise. Il suffit que le taré ait une gueule à passer pour un muslim aux yeux d’un koufar et c’est parti. Si Lubitz s’était appelé Ahmed plutôt qu’Andreas, Daech n’eût peut-être pas rechigné à le contresigner. Une forme d’essentialisation.

Pour le pire, par l’inévitable, si tristement humaine, montée de haine aveugle qui leur répond en même temps qu’elle les adoube comme ils l’espèrent. L’essentialisation miroir de l’autre. Depuis Sun Zi au moins, on le sait : quand on se met à faire exactement ce que l’ennemi attend de nous, il faut se méfier. Même si c’est la réaction qui nous paraît la plus évidente.

Pour le meilleur, car en fin de compte, le monde occidental ne vacille guère. Trop solide ? Trop lourd ? Trop mou ? Peut-être qu’en fin de compte, les islamistes ont le sentiment de boxer un polochon. Et à tout prendre, ce n’est pas plus mal. C’est moins dangereux que de se muer en armée de Don Quichottes armés de vrais fusils, prêts à tirer tous azimuts au cri de « guerre totale ! »

Ce n’est pas une solution non plus. Mais si cela nous fait gagner un peu de temps pour agir d’une façon plus saine, ce sera ça de pris.

Car, j’y reviens, nous avons beau crier, nous sommes bien en peine de braquer nos fusils. Il semble même que nous criions d’autant plus fort que nous ne savons, en réalité, pas quoi faire. Perquisitionner ? Où ? Des milliers de caves et d’appartements ? Enfermer préventivement les radicalisés potentiels ? Pourquoi ? De quel droit ? Sur quels critères ? Un million de personnes en camp, à tout hasard ?

On en arrive à proposer la peine de mort pour les kamikazes, l’expulsion vers leur pays pour des Français ou la déchéance de la nationalité française pour des ressortissants étrangers. Jusqu’à l’absurde, le constat qu’on arrive trop tard, qu’on a le choix entre arriver après la bataille et amputer avant que la gangrène se déclare. Avec une nette préférence pour la seconde option.

Et quand, en guise de changement de monde, nous nous serons mués en dictature pour éviter d’y sombrer, nous aurons l’air fin.

L’EI adopte – ou se résigne – à une stratégie consistant à jeter sur des innocents tout ce qui peut se recruter dans nos rues, dans nos villes, comme paumés, comme cinglés déshumanisés, et leur offre une sanglante cause. Pour peu qu’il parvienne à poser en étendard des pauvres sans espoir et des réprouvés, nous sommes mal. Aucune « fermeté » n’étoufferait la vague. Ça n’a jamais marché. Jamais.

Peut-être est-ce surtout cela qu’il faut éviter, contre cela qu’il faut allumer, dès aujourd’hui, des contrefeux. Que faire pour couper ce vivier des recruteurs du crime de masse ? Qu’avons-nous fait, qui marche, ou qui n’a pas marché ? Quelle espérance notre monde propose-t-il ? Pourquoi un jour, tel désespéré fait-il le choix du meurtre – et beaucoup d’autres, Dieu merci, jamais ? Autant de questions à résoudre, sans quoi la lutte antiterroriste risque de consister à endiguer la pluie avec des gobelets en plastique.

Et pendant ce temps, l’on repousse aux calendes grecques l’avènement du seul monde nouveau qui nous sauvera vraiment, qui sauvera nos « valeurs » mais surtout notre existence même. Nous oublions qu’il est un ennemi pire que Daech, qui tue à coups de cancers et de typhons, à coups de sols ravinés et d’abeilles mortes, à coups d’espèces disparues et d’eaux polluées. Aucun monde nouveau n’est viable s’il ne relève en priorité CES défis. D’autant plus que l’extension des déserts, la perte de terres agricoles viables, et les diverses autres calamités écologiques qui frappent dès à présent les pays du Sud ne cessent de jeter sur les routes toujours plus de désespérés, parmi lesquelles toujours plus de recrues potentielles pour l’EI, les shebab et autres sinistres drapeaux noirs.

Un monde meurt, de tous les côtés à la fois, et bien rares sont les signes que la vie refleurira ensuite. Il faut avant tout les semer, les faire germer, les soigner.

 

 

 

 

#JeSuis #JeSuis … tout seul

Deux attaques en deux jours ; qu’importe qu’elles aient touché deux pays distincts, qu’importe qu’il y ait derrière une initiative solitaire vite récupérée ou la force d’un réseau ; les réponses sont les mêmes : gesticulations, peur et recherche de coupable idéal. D’autres que les auteurs, s’entend.
Il n’y a rien à attendre des premières, nous avons l’habitude. De la troisième, il y a surtout à redouter d’opportunistes lynchages de l’adversaire politique ou du croquemitaine du moment.
Reste la seconde. La seule qui ait au moins le mérite d’une sincérité garantie.
A force d’en produire, nous n’avons plus assez de badges noirs « Je suis ».
Nous avons même un peu oublié l’origine. Charlie bien sûr, mais surtout une réaction immédiate, moins de solidarité-avec-les-victimes que de refus de céder à la peur. Des rues entières de « Je suis Charlie », le premier soir, c’était moins « Je compatis » que « Nous sommes si nombreux à être ce que vous, terroristes, vous détestez, que vous n’avez aucune chance, vous ne pouvez pas nous tuer tous ». C’était le refus de raser les murs.
C’était un peu la même chose avec ce léger « Je suis en terrasse » en fin de compte, injustement ridiculisé, bien desservi surtout par la ridicule saillie de M. Valls : « Vivez, consommez, dépensez ».

Et voilà le problème avec ces « Je suis Untel » qui, désormais, ne signifient plus que « Je suis en larmes pour Untel ».
« Je suis » surtout planté tout seul sur ma chaise, dans le noir, et j’ai peur. Et nous avons beau arborer chacun sur notre profil le même filtre hâtivement programmé par Facebook, chacun de nous est enfoncé seul dans sa peur.

JeSuisToutSeul

« Je suis » enlisé dans un marécage de peur, et je ne peux qu’y rester, car autour de moi, il n’y a que des enlisés. C’est que nous avons tous marché là un par un, individuellement, sans prendre garde aux pistes ni aux gués. Nous nous sommes donc, chacun, englués individuellement, sans que jamais un seul d’entre nous fût en mesure de tendre à l’autre une planche de salut.
Chacun va son chemin seul en ce monde, concurrent, compétitif, rival, voyant au mieux dans l’autre une sorte d’encombrant qu’il va s’agir de « tolérer ». Pis qu’une société atomisée, c’est une société d’électrons : côte à côte, susceptibles d’être tous polarisés en chœur par un même aimant, un même courant, nous n’en sommes pas moins incapables de nous unir, de nous aller. Nous nous repoussons et trouvons cela tout à fait normal. Allons, avec qui avez-vous échangé lors de ces journées noires des paroles de consolation ?

J’exagère : il y en a. De bien petits agrégats qui s’empressent, trop souvent, de cultiver un entre-soi qui n’en fait que des électrons un peu plus gros (ça n’existe pas, c’est la limite de la métaphore ; tant pis). Il n’est que de voir le bal des récupérations politiques où chacun s’applique d’abord à imputer à l’autre une responsabilité dans le crime. Au bout de dix minutes, Orlando, c’était un coup de la Manif pour tous. Ou « ç’aurait bien pu ». Au bout de vingt c’était un « bon prétexte pour ressortir la propagande LGBT ». Et Magnanville, et bien, c’est « la haine anti-flic instillée par l’extrême-gauche ». Enfin, ce matin, les opposants à la Nuit debout sont responsables de vitres fendues à l’hôpital Necker, et donc, soit vous êtes pour la loi El-Khomri, soit vous êtes un mangeur d’enfants, avec de la sauce au poivre.
Il nous faudrait, comme aux vaches, quatre estomacs à vidanger pour commenter à leur juste valeur ces hautes analyses.
J’en retiens surtout que pour l’unité face aux barbares, c’est raté. D’ailleurs, nous ne cessons d’interpeller le groupe d’en face pour exiger de lui qu’il se désolidarise de ce qui vient d’être commis par un sauvage qui présente avec lui la ressemblance la plus ténue. Comme si seuls les clans d’assassins étaient susceptibles de véritable solidarité.

Montbéliarde, tenue de se désolidariser des projets terroristes de l'inséminateur lorrain arrêté en Ukraine.

Montbéliarde, tenue de se désolidariser des projets terroristes de l’inséminateur lorrain arrêté en Ukraine.

Absence de solidarité, manifestée aussi dans le regard tourné, systématiquement, vers l’Etat. « C’est la faute à l’État laxiste ». De fait, s’il est un devoir que presque nul ne conteste à l’État, c’est celui de veiller à la sécurité des citoyens (le lièvre gîtant, ô combien, dans le « comment » !) C’est même à peu près pour cela qu’il est né. Or l’État défaille.

L’État manque à ses devoirs, et pas que là.
La peur, la peur individuelle, qui glace, étreint, qui aspire comme une vase est multiforme ; elle est forte de toutes les crises de ce temps, contre lesquelles l’État ne peut ou ne veut plus nous protéger. Nous n’avons plus confiance en lui. Il ne s’en montre plus digne. Comment faire ? Je veux dire là, tout de suite ?

Et si nous essayions la solidarité ? Nous ne savons même plus comment faire. Au-delà de nos petits cercles bien connus, bien maîtrisés. Pardon, je rectifie : trop rares sont ceux qui savent encore faire – et moi, encore moins que tout autre, d’ailleurs. Mais oui, j’ai la trouille. Je ne parle pas aux inconnus, je ne sais pas quoi dire, pas comment éviter le mot de travers.

Ce serait resté une chose toute simple, la solidarité, si elle n’avait jamais cessé d’exister. Mais le fil est rompu, et le passé ne nous sera pas forcément d’une grande aide, d’ailleurs, car le terrain où il faut semer aujourd’hui est nouveau, et inculte. Il faut réapprendre à dire « nous » au lieu de « je » ; se parler au lieu de répéter en même temps les mêmes slogans, se rencontrer au lieu de se tolérer, s’aimer au lieu de se détourner. Se tenir la main au lieu de lever le poing en masse – dans nos fauteuils. Et même hors de nos fauteuils.

Et s’il faut pour cela passer par un badge « Je suis bisounours », et bien allons-y. Si le choix est entre le bisounours et le barbare…

« Vous avez appris qu’il a été dit : ‘Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi’. Eh bien ! moi, je vous dis : Aimez vos ennemis, et priez pour ceux qui vous persécutent, afin d’être vraiment les fils de votre Père qui est aux cieux » (Mt 5, 43)

De toute façon, ne nous leurrons pas : aucune « réponse ferme » ne servira à quoi que ce soit à long terme sans cela. Une société qui rejette l’amour sécrètera toujours assez de barbares écumants de haine pour qu’aucune réponse policière, jamais, ne suffise à nous en préserver. Et même une société de solidarité, d’ailleurs, éprouvera de tels chocs. Elle devra affronter les mêmes crises que n’importe quelle autre.
Mais nous ne serons pas chacun seuls à crier « Je suis – mort de trouille ». Même si nous avons peur ensemble, parce qu’il y a de quoi, ce sera toujours mieux.

Ce sera déjà un rempart contre ce qui nous guette, si nous ne faisons rien, hormis fantasmer un État fort disparu : notre remise entre les mains du potentat le plus proche, le clanisme, le féodalisme, c’est-à-dire le sanglant panier de crabes de petites frappes s’affublant d’une particule.

En outre, que nous le voulions ou non, nous sommes tous solidaires, au sens primitif, comme sont solidaires les poutres d’une charpente. Les idéologies individualistes ont beau faire : nous dépendons tous les uns des autres et chacun de nos actes retentit sur tout l’Univers. Notre monde ressemble au Titanic, certes, mais les canots n’ont nulle part où aller. Déciderions-nous même de fuir une bonne fois nos responsabilités incarnées dans ces innombrables liens – économiques, écologiques, sociaux, humains, c’est-à-dire spirituels – que nous n’aurions même pas une île déserte (une vraie) où fuir : le réchauffement est en train de les engloutir toutes. Nous nous sauverons ensemble, ou nous mourrons seuls.

Alors, assez de « Je », disons donc un peu « Nous ».

Descente en Barbarie

Il y a cinq semaines, la France fêtait le Nouvel An. Oh, ce n’était pas sans arrière-pensées ni sans tensions. Les tensions étaient même peu ou prou les mêmes qu’aujourd’hui.
Et puis, il y a eu ce 7 janvier qui a ouvert une porte démoniaque entre nous, et les horreurs qui ont cours tous les matins, là-bas, et dont peu d’entre nous avaient, réellement, touché la réalité. Quelques humanitaires, quelques proches d’exilés, ou encore l’équipe partie là-bas en décembre sous la bannière #Erbilight, c’est à peu près tout. Pour nous, pour tous les autres, cela restait des photos, des vidéos, et comme nous en sommes abreuvés en continu, cela ne touchait pas, n’était pas dans nos fibres. Cela restait juste assez abstrait, juste assez lointain pour que nous puissions nous sentir concernés, mais par la pensée, par un acte intellectuel.

Nous étions même libres de l’oublier. Bien sûr, cela n’eût été ni chrétien, ni même humain ; mais cela nous était possible. À tout le moins pouvions-nous, par instants, souffler, car notre vocation à nous, vulgaires pécheurs, n’est pas d’être éternellement crucifiés pour les horreurs du monde. Ce n’est même pas celle du Christ, mort et ressuscité une fois pour toutes (He 9, 28). C’est dire.

Depuis, par cette gueule de l’enfer ouverte, ont déferlé derechef les mêmes nouvelles qu’il y a deux mois ou deux ans. Mais cette fois-ci, elles nous parviennent sans filtre, elles touchent notre chair, notre cœur, comme jamais encore. Elles se rient de nos herses désormais levées, de nos cuirasses à présent démembrées.
Et comme « les réseaux sociaux » relaient tout, et surtout l’atroce, avec complaisance, chacun de nous a reçu cent vues au moins du pilote jordanien en feu. Tout comme il avait reçu des gros plans des têtes arrachées des otages de l’automne. Comme si nous avions besoin de la vidéo en HD pour y croire. Aparté : s’il vous plaît, le devoir d’information ne va pas jusque-là. Pas besoin de voir, ici, pour savoir. La mère du pilote est morte d’une crise cardiaque après avoir été aimablement mise en présence de la funeste vidéo. Bien joué, les gars.

Cette mise à mort ignoble a marqué une nouvelle date. « Préparés » par les attentats sur notre sol, nous l’avons reçu en pleine face, Daech a bien réussi son coup : un timing démoniaque à la Goebbels. Depuis, tout paraît indécent, tout paraît dérisoire, en face d’un seul et même constat : l’horreur pure, par la main de l’homme, à deux heures d’avion d’ici. Les spectres orange des assassinés se dressent partout, à chaque instant, devant nos yeux, en surimpression sur tout. Que notre malheureux ordinateur affiche son habituelle photo de montagnes enneigées, on a envie de le gifler : les montagnes peuvent-elles encore être enneigées, le ciel bleu, dans ce monde-ci ? Qu’un bébé opéré à Necker fasse l’objet de nouvelles sur son bon rétablissement, il se trouvera quelqu’un pour hurler « indécence, avec ce qui se passe en Syrie », et même si c’est un troll, il aura touché juste.

Plus rien n’existe, ni de beau ni de léger, ni même de grave et de profond, plus rien d’autre que la gueule de l’enfer béante là-bas. C’est là leur plus terrible victoire du moment : nous sommes privés d’initiative parce que privés de la liberté de penser à autre chose, ne serait-ce que quelques instants. En cela, nous sommes en guerre, un état de guerre effroyable et imposé. Une guerre qui va aussi nous interdire, peut-être pendant un laps de temps fatal, de combattre sur tous les autres fronts, toutes les autres gueules ouvertes. De fait, Daech va sans doute trop loin dans la sauvagerie même pour ses soutiens de circonstance, et, à l’instar du IIIe Reich, suscite à présent une coalition planétaire à peu près aussi improbable que l’union de Churchill et de Staline. Mais quand, dans un an, l’EI aura été écrasé, rien n’aura changé par ailleurs. Le Veau d’or aura continué sa guerre à lui, implacable, contre la vie sous toutes ses formes, et aura remporté en douce quelques batailles cruciales.

Le plus grave est que l’horreur de ces années 2014-2015 sera devenue le mètre étalon, le nouveau point de référence. À côté des actes de Daech, tout semble dérisoire. Cela veut dire qu’insidieusement, nous risquons de nous accoutumer à penser qu’en-deçà, rien n’est vraiment grave, rien ne justifie de mobilisation, ni de sympathie, ni de compassion. Tout est relativisé à l’aune de « ce qui se passe en Syrie ». Et ce n’est même plus par mauvaise foi. C’est le ressenti qui naît de l’état de choc où nous avons été plongés Ces atrocités sont trop présentes, trop prégnantes pour nous laisser encore un peu de cœur pour le reste. Et ce, alors même que les combattre relève du jeu d’échecs sordide de nos maîtres. Un jeu et des maîtres que, tout citoyens que nous soyons en titre, nous savons ne plus du tout contrôler.

Hier, un skieur a lourdement chuté sur la piste du Super-Combiné. Alors qu’on ne savait pas encore s’il était en vie et qu’on redoutait le pire, une chaîne de TV, contre l’avis général, a diffusé longuement les ralentis de la scène.

Nous nous habituons à tout voir, à tout subir, et à tout infliger, pourvu que ce soit juste en-dessous de la ligne rouge balisée par les étendards noirs bien connus. Ce phénomène s’est déjà produit. Entre 1914 et 1915, déjà, le monde cossu et affecté de la Belle Epoque s’était barbarisé comme jamais il n’aurait osé le croire, s’il l’avait su à l’avance. Les premiers mois de combats, les premières tranchées, l’avaient accoutumé, lui aussi, à tout voir, tout subir, tout infliger. Ainsi le génocide arménien, les pogroms sur le front de l’Est, et les boucheries d’Artois, de Champagne ou de l’Isonzo purent-ils avoir lieu sans faire lever un sourcil. Nous sommes sur une pente du même genre. Nous nous barbarisons, et notre vernis de valeurs, enraciné dans rien, juste dans un vague hédonisme commandant de laisser jouir l’autre comme nous nous occupons à jouir nous-mêmes, résiste encore moins aux balles de fusil. Une vingtaine de morts ont suffi, au lieu des cent mille d’août Quatorze.

Nous ferions bien de relire d’urgence ce qui s’est joué il y a exactement cent ans dans les têtes. Non, 2014 n’a pas vu éclater de guerre mondiale nous jetant tous au front en pantalon garance, mais l’hiver 15 est en train de ramener au pouvoir le général Horreur avec tout son état-major. Tâchons au moins de ne pas en être complices.

Plus grands que Charlie

Nous sommes le jour d’après. Le lundi matin, un lundi matin d’hiver et froid. Hier, nous étions ensemble, par millions, et puis chacun est rentré chez lui et c’est maintenant qu’il nous faut affronter, bien plus seuls, ce qui est arrivé.

Nous avons été, paraît-il, quatre millions à défiler. « Sacré hommage ». A qui ? A quoi ?

Pourquoi être là ? Question complexe. La première réponse est venue d’un couple, que nous dirons « issu de la diversité », s’pas, après la manifestation, à l’arrêt du tram. L’enfant d’à peu près quatre ans a demandé à son père pourquoi les gens marchaient. « C’est pour dire aux méchants qu’on n’a pas peur. On les laisse pas nous faire peur. C’est pour ça que les gens marchent. » C’est bien assez en effet pour marcher, même quand on n’a pas (mais vraiment pas) d’affinité avec l’idéologie Charlie. Des tueurs ont cherché à nous imposer de ne pas parler de certaines choses sans baisser la tête, à avoir peur de parler. On croyait, on théorisait notre pays assez lâche pour obtempérer, pour opiner gravement du chef « c’est vrai, ils allaient trop loin » – et se ranger à l’avis des fusils, c’est plus prudent. C’est raté. Pour le moment, c’est raté. Et comme c’était à peu près aussi inattendu que d’avoir à la même date l’Olympique lyonnais masculin en tête de son championnat, c’est notable. « Même pas peur ». Bien sûr que si, on a peur. Et c’est parce qu’on a peur qu’il faut la surmonter.

Nous avons défilé au slogan Je Suis Charlie, Je Suis Juif, Policier, etc. Avec le recul, il est certain que celui-ci était réducteur et source de malentendus. En témoignent les nombreux articles « pro » et « anti ». C’est vrai que comme le fait remarquer KozToujours, il suffisait sans doute de dire « Je suis Français ».

Il est inutile de se le cacher, de toute façon c’était revendiqué et pleinement assumé : la ligne éditoriale de Charlie Hebdo était violemment hostile aux trois grands monothéismes, sinon fondée sur cette hostilité, et prônait l’idéologie libérale-libertaire de toute-jouissance censée être source de véritable liberté. Drame d’un logiciel des années soixante jamais remis en question, cette ligne « rebelle » avait fini par devenir d’un conformisme absolu et par servir le pouvoir, la forme irrespectueuse ne faisant guère que donner le change.
Cette idéologie peut-être plus née en 1945 qu’en 1968, c’est grosso modo celle qui prétend que jouir, c’est mieux et moins dangereux que penser (je fais bref, vous avez compris), et que penser à soi et seulement à soi, c’est moins risqué que penser bien commun. Le vide… le vide d’un vague vivrensemble ou plutôt « vivons et bouffons tous côte à côte, tous contre tous, le nez dans l’assiette ».

De nihil à nihilisme, il n’y a qu’un pas, depuis longtemps franchi. Ce nihilisme, c’est le nôtre, notre monde convaincu d’avoir trouvé dans le lucre le seul dieu sans danger, et dans le chacun pour soi la seule vraie liberté. Le résultat n’est pas brillant.

Mais ces idées-là ne valent pas la peine de mort, elles valent d’être combattues avec les armes mêmes de ceux qui les défendaient : des stylos et des crayons. Et le courage, c’est de les combattre avec d’autres idées. Là est la vraie liberté, et surtout la vraie dignité.

Certes, il est hors de doute que parmi les marcheurs, beaucoup défendaient l’idéologie Charlie, beaucoup croient sincèrement qu’en 2015, c’est toujours et partout la religion qui aliène et le jouir-sans-entraves qui rend libre, et qu’il faut défendre celui-ci contre celle-là. Que çay la faute aux méchantes religions et qu’on manifeste pour le droit de faire pipi dessus, et celui de leur interdire de l’ouvrir en retour. Beaucoup croient que la liberté d’expression, et d’autre chose, ça doit être sans limites pour soi, et pour ses amis. Mais que sinon, il ne faut quand même pas exagérer et accepter n’importe quoi de n’importe qui. Confondre sa propre liberté avec la liberté tout court, c’est assez classique et ça nous menace tous.
Mais ces cortèges immenses, silencieux, juste traversés d’heure en heure d’ondes d’applaudissements, sans slogans, sans drapeaux partisans, sans symboles de clans, sans réponses à l’appel de partis, de syndicats, d’organisations, disaient autre chose.
Nous devons déjà nous garder d’interpréter la motivation de chaque individu présent, et de crier « moutons, moutons » ou encore « vous vous êtes senti obligé de », tout comme d’ailleurs de crier « haro sur l’antirépublicain » à tous ceux qui n’ont pas composté leur billet de manifestant. Pour ma part, personne ne m’a obligé à rien. Au départ, je ne devais pas y aller. Notre paroisse, tragique hasard du calendrier, avait organisé une journée paroissiale sur le thème du dialogue islamo-chrétien. L’imam local devait venir. Nous pensions assister à cette journée si elle avait été maintenue. Elle ne l’a pas été, naturellement, car l’imam et le prêtre étaient en tête de la manifestation. Une après-midi de réflexion et de prière est restée, et nous avons choisi de marcher. Librement, n’en déplaise aux cyniques.

Que vaut en effet une idée, une conviction, une foi, s’il n’y avait eu, à l’heure du choix, la liberté d’adopter une autre idée, conviction ou foi ? Qu’est-ce que Dieu, quelque nom qu’on lui donne, peut bien penser de « conversions » extorquées sous le canon d’une arme ? Que valent notre réponse à l’appel du Christ ou du Prophète ou notre fidélité à l’Alliance si nous les proférons suant de trouille, menacés de mort ?

On peut rêver d’une société fondée sur autre chose que le nihilisme consumériste. Il serait même rassurant de s’y mettre, et en vitesse s’il vous plaît, avant que nous ne nous bouffions les uns les autres après avoir achevé de bouffer le monde. Nous devrions maintenant avoir un peu d’expérience, depuis cent ans ; avoir compris que remplacer au son des flûtes toute forme de désir autre que matériel par des barquettes de frites ne répondait pas aux aspirations de l’homme. Nous devrions commencer à comprendre que le bonheur ne naît jamais de la plénitude gastrique, et qu’il est imprudent de fonder la paix sur un état d’abrutissement postprandial planétaire. Mais nous ne construirons vraiment autre chose que dans un monde qui aura choisi en pleine liberté de renoncer à ses illusions, à son vide facile, à sa lâche fuite des idées pour lesquelles on peut vivre et même mourir, et même donner sa vie pour l’autre. Sans cette liberté, sans crayons de Charlie Hebdo à combattre à coups d’autres crayons, nous finirons par construire ce que nous rejetons.

Il n’y a aucun paradoxe à voir le pape rendre hommage à Charlie Hebdo. Lui sait le prix de la foi lorsqu’on n’est pas libre. Il sait aussi ce que cela veut dire, aimer ses ennemis. Le paradoxe est résolu parce que #JeSuisCharlie brandi par le monde entier était un hommage à la liberté, pas seulement à l’attitude pseudo-rebelle incarnée par un journal précis.

L’hommage « à Charlie Hebdo » était beaucoup plus grand que Charlie Hebdo. C’est ça la clé. Parce que la tâche qui nous attend est beaucoup plus grande que de défendre niaisement la seule liberté de tenir les mêmes propos que Charlie Hebdo – ce qui serait aussi liberticide que de les interdire. Il ne suffira évidemment pas de relancer les kermesses du TousEnsembleTousPareilsTousVidesEtCreux, de vouloir préserver à coups d’on ne sait quels concerts gratuits en banlieue le « tout le monde il est beau tout le monde il est gentil » de dimanche. Il y avait un temps pour cela, il y a maintenant un temps pour autre chose. On n’ira pas dans le bon sens non plus en roulant des muscles « C’est la guerre, c’est la guerre » : il faudra déjà savoir contre qui et pourquoi. Bien sûr qu’il faudra faire la guerre à ceux qui prennent les armes, les vraies, contre nous. Il faudra aussi nous-mêmes ne pas opposer des armes à des crayons, sinon nous serons mal partis.

Les manifestations de par le monde prouvent aussi que la France reste assimilée à la liberté, beaucoup plus, incroyablement plus qu’elle ne le mérite, aujourd’hui, en 2015. N’y voyons pas un mythe périmé mais un devoir et une chance.

A l’échelle de chacun de nous, le choix de manifester ou pas hier n’est pas le plus important, au fond. Ce qui compte, c’est à partir d’aujourd’hui, de vouloir une liberté vraie, sans craindre la vérité, car c’est cela qui fonde la dignité. On ne peut être digne, lorsqu’on ne peut choisir ses idées, ni assumer la tension de l’existence des autres, celle qui naît de savoir dire : je pense que tu te plantes royalement, que tes idées sont de la merde, mais je ne vais ni te tuer pour ça ni même te mépriser en tant qu’homme, et surtout pas en tant que frère en Christ. Et savoir le dire au prix même de ne pas recevoir la contrepartie.

Nous devons nous montrer dignes de ce que symbolise notre pays, même et surtout s’il ne l’est plus. Nous devons nous montrer dignes de la liberté, même et surtout si elle nous emmerde parce que l’autre en use ou même en mésuse. Nous devons nous montrer dignes de la vérité, et celle-là, on sait à quel point elle nous emmerde. Alors, seulement, marcheurs ou pas marcheurs, nous serons plus grands que la barbarie, plus grands que la bêtise, plus grands que la lâcheté, plus grands que nous ne l’étions « avant ». Et il y aura vraiment eu un avant et un après.