Nos tags et nos tweets n’y changent rien, nous avons peur.
Nous aurions dû être un peu plus prêts. Il suffit d’un coup d’œil dans le rétroviseur de l’Histoire pour s’en rendre compte : il est, hélas, peu probable de dérouler une existence humaine d’une longévité raisonnable sans être confronté, à un moment ou à un autre, à des événements politiques terribles. L’existence paisible et sûre à laquelle chacun de nous aspire nous apparaissait sans doute un peu trop comme une norme. Elle devrait l’être. Ce n’est pas le cas. La Seconde guerre mondiale n’est finie que depuis soixante-dix ans.
Nous le savions vaguement, au fond de nous. Que de fois nous avons raillé l’inconscience de nos aïeux s’obstinant à ne pas voir s’amonceler les nuages, dans les années trente. Et pourtant ! N’avions-nous pas conjuré la Guerre froide et le spectre de l’holocauste nucléaire soviéto-américain par la seule force de la non-violence ? N’est-ce pas là, au fond, qu’est née notre horreur de la violence et notre refus instinctif d’y adhérer ? Et n’avions-nous pas raison ?
Nous voici désormais désemparés. Chacun convoque un bout d’Histoire au secours de sa thèse, et la vérité est que nous ne savons pas ce qui nous attend, que nous ne contrôlons rien du tout, alors que nous voudrions, éperdus, savoir comment cela va finir. Et cela nous fait drôle, à nous qui avons l’habitude de juger l’Histoire et ses acteurs avec l’assurance de ceux qui connaissent la fin de l’épisode et croient qu’elle était facile à deviner. L’attitude des Français mi-1941, par exemple, alors que tout était au vert (de gris) du côté d’un Reich qui n’avait même pas encore les Etats-Unis contre lui.
Nous avons peur, voilà tout. J’ai peur. La Peur à la Maupassant.
« La peur (et les hommes les plus hardis peuvent avoir peur), c’est quelque chose d’effroyable, une sensation atroce, comme une décomposition de l’âme, un spasme affreux de la pensée et du coeur, dont le souvenir seul donne des frissons d’angoisse. Mais cela n’a lieu, quand on est brave, ni devant une attaque, ni devant la mort inévitable, ni devant toutes les formes connues du péril : cela a lieu dans certaines circonstances anormales, sous certaines influences mystérieuses en face de risques vagues. »
Non sans honte, mais en toute humanité, je l’avoue. Je ne fais pas le fier-à-bras. J’oscille de minute en minute presque, entre d’espèces de regains de confiance bravaches et des relents de peur, « la vraie peur, la hideuse peur ». Cette peur est celle qui suscite une souffrance quasi physique, intolérable ; c’est celle qui ferait hurler merci à l’adresse d’un tortionnaire invisible. Celle qui fait crier vers le Ciel : « pourquoi nous as-tu abandonnés ? »
C’est celle qui nous guette tous, puisque, nous dit le poète, elle n’épargne pas les hommes les plus braves, les plus burinés par une vie d’aventures ; et Dieu sait si, sauf exception, notre temps nous a peu accoutumés à aguerrir un quelconque courage physique. Elle est, véritablement, le terrorisme intériorisé. En elle ressurgit la plus archaïque terreur de l’animal traqué, ou pis, piégé par quelque catastrophe naturelle. En elle réside le véritable danger : celui d’être prêt à tout, pour en être délivré. Celui de consentir aux plus lâches résignations pour que cela finisse.
Consentir à la haine de l’autre, primaire et irraisonnée, qui ne suscitera qu’une sanglante escalade. Consentir à s’enivrer de cris de guerre, comme le soldat qui hurle, baïonnette au canon, pour dominer un peu sa peur des mitrailleuses qui l’attendent dans la tranchée d’en face. Approuver des lois d’exception qui substitueraient au terrorisme tout court le terrorisme d’Etat, dans toute son inamovible puissance, et qui présente par surcroît l’inconvénient de frapper bien davantage les doux et les humbles que les arrogants en armes.
Peut-être avez-vous la chance de ne rien ressentir de cette pulsion, pas le moindre frisson, pas la moindre tentation de crier « Assez, pitié, assez ».
Serez-vous assez nombreux ? Je l’espère. Il en faudra.
Souvenons-nous du Horla. Le Horla, c’est ce persécuteur invisible, peut-être imaginaire, d’un des héros de Maupassant et sans doute de l’écrivain lui-même, sombrant dans la folie. Mais comme le personnage, nous avons des preuves, des preuves accablantes : le Horla existe, il n’est ni fantasme ni délire : il est vrai. Alors, le persécuté lui déclare la guerre, l’enferme dans sa maison et y met le feu.
Dans l’incendie, l’ennemi est détruit, ou peut-être pas. Les domestiques de l’homme, oubliés par lui dans la maison fermée, en revanche, sont bien morts. Le voici, ayant tout perdu, y compris sa raison, assassin de surcroît, et concluant : « il va falloir que je me tue moi ! »
Commençons par tuer le terrorisme en nous. Rappelons-nous que la mort n’a jamais eu le dernier mot, même pas sur la Croix.
Il n’est pas vain de parler d’espérance. Il est venu, le matin qui a vu les disciples courir, le cœur battant, pour trouver le tombeau vide, et ensuite le Seigneur.
N’obéissons pas au Horla.