Des grâces reçues auprès d’un oiseau des champs

Connaissez-vous les pies-grièches ?
Elles sont pourtant faciles à voir, dans la campagne, pour qui sait regarder, au mois de juin. Ces petits insectivores au masque de cambrioleur chassent à l’affût, sans se cacher le moins du monde. On les voit perchées, patientes, sur un piquet, un arbuste desséché, ou quelque autre perchoir d’où elles surveilleront les proies, comme les intrus.
Dans les heureux paysages où l’on trouve encore un mélange – l’écologue dit : une mosaïque, et peut-être bien le poète aussi – de prés, de champs, de haies, de murets, de vieilles fermes et de bestiaux, où abondent les criquets et les scarabées, la Pie-grièche, c’est un peu comme la Huppe, ou la Chevêche, ou le Torcol fourmilier, c’est le petit trésor et aussi, le signe, « le bio-indicateur » qu’ici, le vivant se porte bien. L’ornithologue porte sur de tels paysages un regard amoureux décidément proche de celui du poète, surtout s’il débusque, un à un, tous ces joyaux rustiques.

Encore faut-il qu’ils y soient et pour ce qui est des Pies-grièches, c’est de plus en plus rare. Si la jolie Pie-grièche écorcheur au manteau roux défend vaille que vaille ses bastions, sa cousine « à tête rousse », noir et blanc avec un fier coup de pinceau chocolat éponyme, la grande sœur « Grise » et pis encore la petite « A poitrine rose » désertent nos mornes « espaces ruraux », fiable indice du vivant qui s’en retire.
Aussi, comme il faut bien prendre le taureau par les cornes, les Pies-grièches, sauf l’Ecorcheur, font-elles l’objet d’un « plan d’action ».

(dis, t’étais pas censé nous parler de Grâce ?)
(j’y viens, j’y viens.)

L’hiver nous avait conduits à rechercher la Pie-grièche grise, car celle-ci passe la mauvaise saison sous nos latitudes. Nous avions choisi un joli coin de plateau, avec
ses prés, ses champs, ses haies, ses petits bois, ses fermes et ses clochers qui balisent l’horizon.

Elle était là, sur un vieux pommier planté au centre d’une pâture à moutons.

Toute découverte de ce type place l’ornithologue le plus austère – et il y en a – dans un état d’euphorie, et c’est bien ce qui se produisit, d’autant plus que l’oiseau se donnait en spectacle : ce qu’on appelle « une belle obs ». Nous repartions d’un cœur léger, jusqu’au retour dans la grise métropole.

Pie-grièche grise

Le soir, c’était la « veillée réconciliation » de notre paroisse. J’y rencontrai un prêtre. Beaucoup ont expérimenté les grâces de la confession. Mais, en fin de compte, cette légèreté intérieure, ce souffle d’amour qui anime tout l’être pour au moins quelque temps, ce tangible « Marche, sous l’impulsion de l’Esprit » (Gal 5, 16)… non, cela n’était pas né le soir.
C’était surgi, brise légère, là-bas, sur le plateau, devant la Pie-grièche.
C’était plus que la joie du naturaliste qui découvre un petit trésor caché, qui en savoure la signification écologique, et qui s’en retourne heureux à l’idée de, vite, le partager. C’était plus que la satisfaction du collectionneur qui ajoute une « coche » à sa liste d’espèces vues dans le département. C’était plus que la satisfaction de ne pas avoir parcouru tant de kilomètres en vain.

C’était même plus que le souffle du vivant qui n’a jamais fini de nous enchanter, de nous surprendre. C’était l’air frais de Quelque chose au-delà de nous, et pourtant tout autour de nous, qui enveloppe, qui caresse. C’était la joie du rendez-vous réussi avec un Donné qui se laisse trouver par qui veut bien dessiller son regard, partir en recherche, cheminer patiemment et se montrer disponible à la rencontre.

J’en ai fait, des coches, des « belles obs », des prospections fructueuses. Je me suis souvent émerveillé dans la Nature. J’ai loué le Créateur souvent, face au ballet magique de la Création – et même déjà blogué là-dessus. Les milliers d’heures de terrain m’ont réservé bien des moments techniquement très similaires à cette contemplation d’une Pie-grièche grise, sur un site favorable et même déjà connu pour l’avoir accueillie.

Mais je n’avais pas encore fait cette expérience. Très simple. Paisible.

Juste découvrir que l’observation d’une Pie-grièche grise, quelque part sur un plateau agricole, m’avait empli d’une légèreté moins faite de satisfaction que d’amour. Qu’elle dépassait l’habituel émerveillement face à la Nature. Qu’au lieu de combler le cerveau, elle vivifiait le cœur, appelait à ouvrir les bras à tous les horizons qui se déployaient là-haut, autour de ce petit hameau. Qu’elle poussait moins à contempler, qu’à se mettre en mouvement. Qu’au-delà de l’oiseau observé, au-delà même de la louange au Créateur pour la Création, il s’était produit une rencontre, et un don.

Je crois bien que c’est ce qu’on appelle une Grâce. Qu’on m’excuse la majuscule, pompeuse, un peu trop pour cette rencontre toute en fraîcheur. C’est pour éviter les quiproquos. C’est pour dire tout l’amour que le Christ avait mis là dans l’élégance d’un oiseau peu commun perché sur un pommier – donné sans compter à tous les cœurs prêts à le voir.

Voilà ; c’est fait, c’est sûr, et j’en témoigne : rencontrer le Christ dans la Création apporte des grâces.

Alors, pour moi, ce Noël, si vous le permettez, et bien que Luc n’en ait rien dit, il y aura une Pie-grièche grise dans l’arbre, aux côtés des moutons et des bergers, et qui regardera l’Enfant.

Par contre, soyez gentils. Si vous allez rechercher vous aussi, la grâce d’une rencontre avec Dieu grâce aux pies-grièches des campagnes, contemplez-la sans la contraindre à fuir. Il fait froid, sur le plateau. Elle aura besoin de toutes ses forces pour passer l’hiver, et nous attendre encore demain.

Une si triste « tolérance »…

Après un léger interlude consacré aux camélidés andins, il est temps de revenir au cœur du sujet. Néanmoins, ledit n’était pas une incongruité. L’humour étant la politesse du désespoir, et le refus de se prendre au sérieux une condition de survie, ne négligeons pas le rire et la dérision. Ils valent mieux que l’aigreur et la déprime, n’est-ce pas ?

Ceci étant dit, revenons à une réflexion à voix haute moins amusante… et histoire de commencer par un souverain poncif, notons-le : la tolérance est un terme à la mode. Un maître mot de notre société, même. Le vivre-ensemble consisterait à se tolérer les uns les autres.

Cela me déplaît. M’attriste, même. Pourquoi ?

Imaginons la scène.
« Ceux qui aiment le gâteau au chocolat… Je me méfie de ces gens-là. A terme, ils finissent obèses, ils exigent des lois en leur faveur, des nouvelles normes de sièges dans les avions, de largeur de lits, une prise en charge médicale, bref, ils imposent leur système à tout le monde. Mais on ne peut pas empêcher quelqu’un, dans la sphère intime que constitue sa cuisine, de se préparer un gâteau au chocolat. Alors, on va se montrer tolérant: on va les laisser faire. Je suis tolérant envers ces gens-là, moi. Mais que je ne les entende pas parler de recettes devant moi ! Qu’il n’y ait pas d’émission « Meilleur pâtissier de France » payée avec nos impôts ! Ou au moins qu’ensuite il y ait un communiqué gouvernemental pour en rappeler tous les dangers ! Et j’espère qu’on signalera au rectorat les enfants qui mangent du gâteau au chocolat pour leur anniversaire. »

Qu’est-ce que la tolérance ?

Wikipédia nous enseigne que « dans son sens le plus général, la tolérance, du latin tolerare (supporter), désigne la capacité à accepter ce que l’on désapprouve, c’est-à-dire ce que l’on devrait normalement refuser. »

Le Larousse en ligne, plus généreux, y voit « l’attitude de quelqu’un qui admet chez les autres des manières de penser et de vivre différentes des siennes propres » mais aussi « l’aptitude de quelqu’un à supporter les effets d’un agent extérieur, en particulier agressif ou nuisible ».
Au gré des sources, on retrouvera donc, pour finir, la notion d’ouverture et d’acceptation de la différence non pas au centre, mais à l’extrémité du spectre, et beaucoup plus couramment la notion de se résoudre à supporter ce que l’on considère être mauvais. Une notion, du reste, beaucoup plus conforme à l’étymologie : tolerare = supporter.

Ainsi, la tolérance face aux idées, aux convictions, à la foi des autres notamment, est-elle presque toujours grosse d’une condamnation sans appel. Il s’agit de l’attitude que l’on adopte à l’égard de ce qui est irrémédiablement jugé néfaste, malsain, mais qu’on a dû renoncer à éradiquer.

Dans le meilleur des cas, le glissement vers l’extrémité « positive » du spectre se borne au relativisme exprimé par « Chacun ses idées, chacun sa vérité, épicétou ».

En fin de compte, la tolérance moderne se caractérise par deux points fort inquiétants, dans la mesure où l’on fait de cette attitude l’alpha et l’oméga du « vivre ensemble » et du bon réflexe face à la différence constatée :
– La différence face à laquelle on professe de la tolérance n’est acceptée qu’à condition d’être invisible, inaudible, et de n’influer en rien sur tout ce que son porteur présente au monde extérieur (ses valeurs, ses choix de citoyen…) et ce déni est valorisé, puisque Tolérant ;
– Conséquence de ce désir de ne pas voir, ainsi que de la posture relativiste, aucune rencontre n’est possible : soit que l’on ait manifesté vis-à-vis de l’autre son refus de voir ce qu’il a de différent, soit qu’on ait conclu « Chacun son truc », la rencontre s’achève prématurément par un dos à dos.. Aucun échange, aucune prise d’information, ce qui alimente tous les fantasmes vis-à-vis des personnes jugées différentes et le repli entre soi. Le cercle vicieux est amorcé.

Il n’y a pas besoin d’une réflexion poussée pour constater quel modèle unique nous est imposé là, sans avoir l’air d’y toucher. Basé sur le plus petit dénominateur commun, le reste étant prié de se confiner aux catacombes de « la sphère la plus intime du privé », il « prie » le citoyen d’adopter en toutes circonstances un comportement conforme à cette page blanche, pardon ! incolore, et lisse.

Les seules différences libres de s’exprimer étant celles qui n’y portent pas atteinte, celles qui ne sont qu’une surface, en-dessous de laquelle chacun est censé, à coups d’évidences, adhérer de tout son être au consumérisme occidental, à l’idéal de toute-jouissance individuelle à l’exclusion de toute autre valeur, essence, identité.

Le reste est réprouvé avec la brutalité sourde d’un mur de pierre. Les différences « tolérées »doivent se savoir enfournées dans le grand sac de « ce que, normalement, on ne devrait pas admettre ».

Normalement ! Et quelle norme !

La tolérance de notre temps pose en parangon de respect alors qu’elle en est l’exact opposé. Elle est refus a priori de la rencontre, repli, esquive. Un épouvantable cordon sanitaire autour de ce qui nous trouble. Elle est le silence imposé, d’un geste impérieux de la main – ce mortifère « Je ne veux pas le savoir. »

Tolérer un prophète : le laisser crier dans son désert. Et ne pas le reconnaître. Tolérer celui qui vient : maintenir une large distance de sécurité.

Juger. Sans amour.
« La mesure dont vous vous servez pour les autres servira aussi pour vous. » (Lc 6, 38). Christ est-il tolérant ? Son Royaume est-il un Royaume de tolérance… ou d’amour ?

La tolérance de notre temps, c’est le règne du dos à dos, alors que toute rencontre ne peut se produire que face à face : une con-front-ation. Avec un risque, la part de risque inhérente à toute interaction avec l’autre. La tolérance du XXIe siècle a déjà jugé, avant que de connaître. Le respect, l’ouverture, l’acceptation, se manifestent à l’égard de ce que l’on a déjà choisi de rencontrer. La rencontre avec l’autre, enjeu de toute notre vie d’être humain, ne peut avoir lieu que si nous osons sortir de cet enchevêtrement de flux de cauchemar qui courent à une vitesse folle, chacun rivé à sa voie, à jamais disjointe de toutes les autres – comme ces démentiels échangeurs de nos périphériques de banlieue où les voies s’entremêlent sans jamais se croiser.

Au-delà de ce risque, il y a la découverte, l’enrichissement, et la Vie.

« Personne ne vit mieux en fuyant les autres, en se cachant, en refusant de compatir et de donner, en s’enfermant dans le confort. Ce n’est rien d’autre qu’un lent suicide. »
(Pape François, Evangelii Gaudium »)

On m’objectera – on m’a déjà objecté – que la rencontre avec l’autre ne pouvait pas, ne devait pas être obligatoire, et que chacun doit rester libre de ne pas interagir avec untel ou untel, voire avec une catégorie entière. Certes. Mais la non-rencontre n’a aucune raison de s’accompagner de jugement, de rejet, d’évitement. Elle est comme une page blanche – peut-être destinée à le rester – plutôt qu’une page où s’inscrirait un fatidique « Non ».

Après cet inquiétant tableau, il est temps de faire retour sur soi-même. Qu’est-ce que je tolère ? A quoi est-ce que je m’ouvre et qu’est-ce que je respecte ? La réponse, c’est à redouter, sera terrible.

Mais elle fournit la matière à une prière, et ça, c’est le principal.