24-25 janvier: pourquoi il n’y a rien de mieux à faire que compter les oiseaux

Ce week-end, le Muséum national d’histoire naturelle vous propose de compter les oiseaux dans votre jardin. Ou, si vous n’en avez pas, le square ou le parc public le plus proche. Tout est expliqué ici : www.oiseauxdesjardins.fr
C’est de la science participative, et c’est vraiment à la portée de tous. Et même que les Anglais le font en même temps que nous ! C’est dire si c’est du sérieux.
Mais, me direz-vous, à quoi ça sert ? Est-ce qu’on n’a pas plus important à faire ?

Et bien non ! Ce week-end, vous ne trouverez rien de mieux à faire que de compter les oiseaux. Voici pourquoi.

1.Pour penser à autre chose

Depuis ce funeste 7 janvier, nous avons tous l’impression d’avoir changé de monde. Tâchez de vous remémorer les jours précédents : ils vous apparaîtront soudain paisibles et insouciants. Pourtant, ils ne l’étaient pas davantage. C’est le même temps, le même monde, qui nous a un peu plus sauté à la figure, hélas. Il est devenu presque indécent de parler d’autre chose, de traiter d’autres problèmes… Et pourtant ! Ce n’est pas en portant perpétuellement le deuil, symbolisé par ces panonceaux noirs au slogan blafard, que nous en sortirons. Il faut déjà que la vie continue. Alors, un peu d’émerveillement ! Compter les oiseaux autour de nous, c’est prendre le temps d’admirer leur beauté, leur diversité, leur lutte quotidienne pour la vie, de découvrir un monde qui, souvent, nous échappe.

2.Pour apprendre à les reconnaître

« Mais », me direz-vous, « je ne sais pas les reconnaître, moi, vos bestiaux, et puis y’a que des pigeons et des corbeaux chez moi ! » Et bien justement : c’est l’occasion d’apprendre et de découvrir qu’il y a beaucoup plus que ça ! Sur le site Oiseaux des jardins, vous trouverez toute une documentation très simple et accessible, avec des planches pour identifier sans peine les oiseaux des jardins les plus courants, ceux qui sont l’enjeu central de ce comptage. Si votre région ou département est couvert par un site Visionature – vous le saurez en cliquant sur cette carte – vous pourrez saisir directement vos données en cliquant sur des vignettes représentant les oiseaux. Alors : vraiment, il n’y a même pas un Rougegorge ? Une Mésange charbonnière ? Des Verdiers à la mangeoire ? Un Merle noir dans la haie ? Vous voyez !

3.Pour faire de la science

L’observatoire des oiseaux des jardins, c’est du sérieux. Pour preuve, il y a le Muséum derrière. Des milliers de participants, des centaines de milliers d’oiseaux comptés : en jargon scientifique, ça s’appelle un échantillon représentatif. Nos instituts de sondage ne s’embarrassent pas toujours d’autant de rigueur. « Les oiseaux, ça vole » ? Oui certes, notamment l’hiver. L’hiver, pour un oiseau, est un simple et crucial problème de combustible : il doit trouver à se nourrir pour alimenter sa chaudière interne. Dans ce cas, bien protégé par son édredon de plumes, il ne craindra guère le froid. Mais que les calories manquent, et c’est l’épuisement, le refroidissement et la mort. De là, nécessité de se déplacer à la recherche de graines, de fruits, de bourgeons, d’une araignée tapie dans une fissure. Souvent, les oiseaux se rassemblent en bandes petites ou grandes pour mieux exploiter le territoire… et votre jardin en sera un jour rempli, le lendemain vide. Il n’empêche ! Des milliers de participants au comptage, cela donne une photo représentative du nombre d’oiseaux qui nous entourent au quotidien. L’idée est de toute façon moins d’obtenir un chiffre qu’un indicateur qui sera comparé d’année en année.

4.Pour faire de l’écologie

Nous sommes d’accord : compter les oiseaux dans les jardins, c’est facile, c’est distrayant, et c’est scientifique. Mais à quoi bon ? Et bien ! vous avez peut-être vu passer ces derniers mois deux informations en apparence contradictoires : en Europe, voire dans le monde, les animaux menacés se portent un peu mieux… mais l’Europe a perdu 400 millions d’oiseaux en 30 ans.
C’est que pour les premières, les efforts acharnés des protecteurs de la biodiversité portent quelques fruits… mais pendant ce temps, les écosystèmes continuent à se dégrader à l’échelle de continents entiers, dépassant les maigres forces de ces médecins de la Nature. Et les espèces communes disparaissent en masse. Ce comptage vous propose de tâcher d’y remédier ! Car on ne protège bien que ce que l’on connaît. Mieux cerner les espèces qui régressent et celles qui se maintiennent, c’est mieux comprendre comment et en quoi la Nature ordinaire se dégrade. Est-ce disparition des arbres, des haies, des insectes ? Est-ce manque de graminées, de baies sauvages ? Selon que les oiseaux les plus touchés sont des granivores ou des insectivores, des forestiers ou des oiseaux des champs, nous aurons la réponse à ces questions et il sera possible d’y remédier… pour éviter un effondrement massif, qui nous mettrait en danger nous-mêmes.

5.Pour agir en chrétien !

Savoir découvrir la trace, la « main », du Créateur dans sa Création… Savoir se rendre disponible à la beauté gratuite du vivant, à sa diversité, son ingéniosité, cette pulsion de vie qu’on appelle Création continuée… Savoir prendre soin de plus fragile que soi, non seulement pour nous-mêmes, mais pour ceux qui nous entourent, et aussi ceux qui nous suivront et voudront aussi s’en émerveiller : pas de doute, il y a de la Louange et de la recherche de bien commun là-dessous. Compter les oiseaux des jardins le 24-25 janvier, c’est de l’écologie scientifique, environnementale, humaine, chrétienne, intégrale, quoi !

Alors, à vos jumelles !

Peut-on rire de tout ? Questions de « pouvoir »…

Passée l’émotion, passée la première controverse « être ou ne pas être Charlie », nous voici de retour, en fait de case, sur une à laquelle nous sommes constamment ramenés :
« Peut-on rire de tout ? » Jusqu’à, pour cela, ridiculiser ce qui est cher à l’autre aux yeux du monde entier, au nom de la liberté ?

Et de couper cheveux, poils de barbe et périphéries de tonsures, en quatre, sur ce « tout ».
Et ce « Peut-on » ? Que signifie ici pouvoir, ou plutôt ne pas pouvoir ?

« Le Prophète a été insulté, on se sent insultés, on se venge ; on ne peut pas caricaturer le Prophète » a-t-on entendu. Le pape François, lui, a estimé qu’on ne pouvait pas tuer au nom de Dieu, sûr, mais qu’on ne pouvait pas non plus insulter une foi emplie d’amour et de respect. Voilà bien illustré le lièvre qui gîte là, sous ce verbe « pouvoir ». Car les protagonistes respectifs ne donnent pas le même sens à l’expression « on ne peut pas ». Et le débat est gravement brouillé, pourri même et jusqu’à sentir le cadavre, par ceux qui feignent, avec cynisme, de croire qu’il y a dans tous ces cas un signifié unique. En voilà un, d’amalgame, tiens.

Regardons ça de plus près.

« On ne peut pas, on n’a pas le droit de nous faire ça, si quelqu’un le fait on se venge ». Ce passage-là, c’était le raisonnement des tueurs et de leurs commanditaires. C’est aussi le raisonnement classique des petites frappes de banlieue, à propos de sujets moins élevés que la foi il est vrai : « si JE me sens insulté, JE juge et J’APPLIQUE la sentence », généralement brutale, sinon barbare. Et la barbarie ne gît pas dans le premier terme, mais dans les deux suivants. Ce n’est pas le ressenti le problème. Tous les jours nous avons lieu de nous sentir insultés par ceci ou cela, sans jamais tuer personne. Le problème, c’est le mécanisme qui en tire un passage à l’acte.

C’est la barbarie en effet, à son sens le plus commun et le plus fort, qui règne ici. Ce type d’individu, alors même qu’il vit dans une fourmilière humaine, n’a pas de sens social, ni de repères, ni de règles, ni de morale : il ne connaît et ne reconnaît d’autre référentiel que lui-même. Il se construit un code des lois dont il est le pivot, et règne sur son territoire, délimité par l’espace à l’intérieur duquel il est capable de l’imposer par la force. La perspective de la vie en société, où l’Etat possède le monopole de la violence légitime, est renversée : ce bonhomme se donne rang d’Etat en légitimant sla violence par le fait que c’est lui qui tape le plus fort.

Il n’y a rien d’odieux, ni de réactionnaire à se sentir insulté : c’est un droit, et de toute façon, on n’y peut rien. Autant interdire d’éprouver de la douleur quand on frappe une partie du corps plutôt qu’une autre. On ne peut pas davantage, cette fois-ci au sens de : on n’a pas le droit, d’interdire à l’insulté d’exprimer son ressenti. Ce serait la porte ouverte à l’intrusion dans la dignité, dans l’intégrité morale et mentale de chaque citoyen, de l’arbitraire le plus brutal et le plus cynique : « tu n’as pas le droit de juger ceci important, c’est une loi ». Tout se joue après : dans la réaction à l’insulte, celle-ci fût-elle bête, violente, ou même barbare et illégale. La loi française réprime l’insulte publique. Ce qui signifie que primo, elle est considérée comme socialement inacceptable, et secundo, qu’il existe des réponses socialement acceptables. Ce sont même, Dieu merci, les plus communes. Protester par voie de presse, contre-attaquer sur le même ton, voire faire appel à la justice, et se soumettre à son verdict. Enfin, il existe ce truc assez incroyable qui s’appelle le pardon.

Ces règles du jeu intégrées, on peut bel et bien légaliser le fait de rire de tout, sans risquer de recevoir ni de tirer une balle dans la tête. Mais en arrière-plan, pour que ce modèle bien banal fonctionne, il faut, on l’a vu, que l’individu ne soit pas uniquement autodéterminé, déconnecté de l’autre comme autre soi-même. Il faut qu’il existe, enracinée sur ce dernier point, une structure, un corpus commun qu’on appelle parfois la common decency. C’est elle qui fait que vous n’allez pas tuer celui qui aura calomnié votre foi de la manière la plus ordurière, par exemple, mais aussi que le « celui » en question a peu de chances d’exister. Non parce qu’il a peur, encore moins parce que c’est interdit, mais parce que blesser les gens sous prétexte de rire, il trouve ça bête et méchant, et ça ne lui dit rien. Structurés dans notre humanité, nous n’aurions pas peur. Nous n’aurions presque aucun risque de croiser, au coin de la rue, un barbare. Nous avons réclamé tous les droits. Pas de chance, nous sommes tombés dans un monde plein d’autres hommes qui revendiquent les mêmes, et qui en usent au pied de la lettre, les vilains pas beaux !

Cette structure, on n’a de cesse de la dénoncer juste parce que c’en est une, de l’appeler ordre moral, morale judéo-chrétienne archaïque et liberticide, chaque fois qu’elle ose lever un doigt contre un de nos petits désirs, pour risquer que quelque chose ne se fait pas, par exemple parce que ça provoque la souffrance et que faire souffrir l’autre ne se fait pas. Quitte ensuite à la convoquer au galop, rebaptisée cette fois-ci morale républicaine ou attachement à nos valeurs communes de vivre-ensemble, quand c’est l’autre qui a eu l’outrecuidance de s’en affranchir à nos dépens. Nous avons trop longtemps joué aux pyromanes. Ben oui, il y a le feu maintenant. Etonnant, non ?

Cette « morale », même réduite au plus basique, ne se décrète pas par un arsenal législatif. On peut le faire, sauf que ça ne sert à rien, surtout quand on la démolit 364 jours par an avant de pleurnicher le 365e que l’autre nous a collé une beigne et que c’est mal. Et là, il y a un truc auquel on ferait bien de penser, si on ne veut pas continuer à voir surgir de partout des espèces de petites seigneuries, grandes comme deux baskets et une casquette, qui tentent de faire la loi autour d’elles. On pourra toujours les combattre et crier notre fierté de faire la guerre. Elles repousseront comme la renouée du Japon. Cette structure, elle s’enseigne, elle se professe, elle se promeut, elle s’applique, dans tous nos rapports humains. Sinon, elle n’est que maison de paille.

Il va même falloir aller plus loin que le plus petit dénominateur commun « jouis, jouis, jouis, et tâche de ne pas faire à autrui ce qu’on ne voudrait pas qu’on te fasse ». Nos petits barons de rue ont compris comment faire sauter le dernier terme : il suffit d’être le plus fort, et de se tenir en sa baronnie. Alors, autrui étant par définition impuissant, on peut lui faire ce qu’on veut. Quant à jouir-jouir-jouir, Socrate appelait déjà ça la vie d’un pluvier, qui mange et fiente de même : ça ne suffit pas à l’homme, et il cherchera à combler le vide. Tout comme la juxtaposition d’individus au mieux indifférents les uns aux autres, et souvent haineux parce que concurrents, ne fonde aucun « vivre ensemble ». On ne vit pas ensemble si on fait tout chacun de son côté. Il va falloir un projet, un avenir, et qui ne consiste pas juste à dériver son trop-plein de barbarie en direction du territoire voisin. Au siècle dernier, on n’a pas su faire autrement, ni d’ailleurs autrement que l’imposer par la force. Alors, on a tout laissé tomber.

C’est ça, aussi, le problème du vide de structures. Quand on est tout mou, on ne peut que baller d’un côté ou de l’autre – tout ou rien. On ne sait plus distinguer « on ne peut pas » de « ça justifie une balle dans la tête », ni « on n’a pas à dire » de « cela doit être interdit par la loi » parce qu’on est incapable de charpenter une réponse nuancée.

C’est très compliqué. Il y faudrait des pages, des livres entiers même. Mais là, maintenant, on n’a pas le choix. Nous sommes face aux conséquences du vide que nous avions confondu avec la liberté.

Plus grands que Charlie

Nous sommes le jour d’après. Le lundi matin, un lundi matin d’hiver et froid. Hier, nous étions ensemble, par millions, et puis chacun est rentré chez lui et c’est maintenant qu’il nous faut affronter, bien plus seuls, ce qui est arrivé.

Nous avons été, paraît-il, quatre millions à défiler. « Sacré hommage ». A qui ? A quoi ?

Pourquoi être là ? Question complexe. La première réponse est venue d’un couple, que nous dirons « issu de la diversité », s’pas, après la manifestation, à l’arrêt du tram. L’enfant d’à peu près quatre ans a demandé à son père pourquoi les gens marchaient. « C’est pour dire aux méchants qu’on n’a pas peur. On les laisse pas nous faire peur. C’est pour ça que les gens marchent. » C’est bien assez en effet pour marcher, même quand on n’a pas (mais vraiment pas) d’affinité avec l’idéologie Charlie. Des tueurs ont cherché à nous imposer de ne pas parler de certaines choses sans baisser la tête, à avoir peur de parler. On croyait, on théorisait notre pays assez lâche pour obtempérer, pour opiner gravement du chef « c’est vrai, ils allaient trop loin » – et se ranger à l’avis des fusils, c’est plus prudent. C’est raté. Pour le moment, c’est raté. Et comme c’était à peu près aussi inattendu que d’avoir à la même date l’Olympique lyonnais masculin en tête de son championnat, c’est notable. « Même pas peur ». Bien sûr que si, on a peur. Et c’est parce qu’on a peur qu’il faut la surmonter.

Nous avons défilé au slogan Je Suis Charlie, Je Suis Juif, Policier, etc. Avec le recul, il est certain que celui-ci était réducteur et source de malentendus. En témoignent les nombreux articles « pro » et « anti ». C’est vrai que comme le fait remarquer KozToujours, il suffisait sans doute de dire « Je suis Français ».

Il est inutile de se le cacher, de toute façon c’était revendiqué et pleinement assumé : la ligne éditoriale de Charlie Hebdo était violemment hostile aux trois grands monothéismes, sinon fondée sur cette hostilité, et prônait l’idéologie libérale-libertaire de toute-jouissance censée être source de véritable liberté. Drame d’un logiciel des années soixante jamais remis en question, cette ligne « rebelle » avait fini par devenir d’un conformisme absolu et par servir le pouvoir, la forme irrespectueuse ne faisant guère que donner le change.
Cette idéologie peut-être plus née en 1945 qu’en 1968, c’est grosso modo celle qui prétend que jouir, c’est mieux et moins dangereux que penser (je fais bref, vous avez compris), et que penser à soi et seulement à soi, c’est moins risqué que penser bien commun. Le vide… le vide d’un vague vivrensemble ou plutôt « vivons et bouffons tous côte à côte, tous contre tous, le nez dans l’assiette ».

De nihil à nihilisme, il n’y a qu’un pas, depuis longtemps franchi. Ce nihilisme, c’est le nôtre, notre monde convaincu d’avoir trouvé dans le lucre le seul dieu sans danger, et dans le chacun pour soi la seule vraie liberté. Le résultat n’est pas brillant.

Mais ces idées-là ne valent pas la peine de mort, elles valent d’être combattues avec les armes mêmes de ceux qui les défendaient : des stylos et des crayons. Et le courage, c’est de les combattre avec d’autres idées. Là est la vraie liberté, et surtout la vraie dignité.

Certes, il est hors de doute que parmi les marcheurs, beaucoup défendaient l’idéologie Charlie, beaucoup croient sincèrement qu’en 2015, c’est toujours et partout la religion qui aliène et le jouir-sans-entraves qui rend libre, et qu’il faut défendre celui-ci contre celle-là. Que çay la faute aux méchantes religions et qu’on manifeste pour le droit de faire pipi dessus, et celui de leur interdire de l’ouvrir en retour. Beaucoup croient que la liberté d’expression, et d’autre chose, ça doit être sans limites pour soi, et pour ses amis. Mais que sinon, il ne faut quand même pas exagérer et accepter n’importe quoi de n’importe qui. Confondre sa propre liberté avec la liberté tout court, c’est assez classique et ça nous menace tous.
Mais ces cortèges immenses, silencieux, juste traversés d’heure en heure d’ondes d’applaudissements, sans slogans, sans drapeaux partisans, sans symboles de clans, sans réponses à l’appel de partis, de syndicats, d’organisations, disaient autre chose.
Nous devons déjà nous garder d’interpréter la motivation de chaque individu présent, et de crier « moutons, moutons » ou encore « vous vous êtes senti obligé de », tout comme d’ailleurs de crier « haro sur l’antirépublicain » à tous ceux qui n’ont pas composté leur billet de manifestant. Pour ma part, personne ne m’a obligé à rien. Au départ, je ne devais pas y aller. Notre paroisse, tragique hasard du calendrier, avait organisé une journée paroissiale sur le thème du dialogue islamo-chrétien. L’imam local devait venir. Nous pensions assister à cette journée si elle avait été maintenue. Elle ne l’a pas été, naturellement, car l’imam et le prêtre étaient en tête de la manifestation. Une après-midi de réflexion et de prière est restée, et nous avons choisi de marcher. Librement, n’en déplaise aux cyniques.

Que vaut en effet une idée, une conviction, une foi, s’il n’y avait eu, à l’heure du choix, la liberté d’adopter une autre idée, conviction ou foi ? Qu’est-ce que Dieu, quelque nom qu’on lui donne, peut bien penser de « conversions » extorquées sous le canon d’une arme ? Que valent notre réponse à l’appel du Christ ou du Prophète ou notre fidélité à l’Alliance si nous les proférons suant de trouille, menacés de mort ?

On peut rêver d’une société fondée sur autre chose que le nihilisme consumériste. Il serait même rassurant de s’y mettre, et en vitesse s’il vous plaît, avant que nous ne nous bouffions les uns les autres après avoir achevé de bouffer le monde. Nous devrions maintenant avoir un peu d’expérience, depuis cent ans ; avoir compris que remplacer au son des flûtes toute forme de désir autre que matériel par des barquettes de frites ne répondait pas aux aspirations de l’homme. Nous devrions commencer à comprendre que le bonheur ne naît jamais de la plénitude gastrique, et qu’il est imprudent de fonder la paix sur un état d’abrutissement postprandial planétaire. Mais nous ne construirons vraiment autre chose que dans un monde qui aura choisi en pleine liberté de renoncer à ses illusions, à son vide facile, à sa lâche fuite des idées pour lesquelles on peut vivre et même mourir, et même donner sa vie pour l’autre. Sans cette liberté, sans crayons de Charlie Hebdo à combattre à coups d’autres crayons, nous finirons par construire ce que nous rejetons.

Il n’y a aucun paradoxe à voir le pape rendre hommage à Charlie Hebdo. Lui sait le prix de la foi lorsqu’on n’est pas libre. Il sait aussi ce que cela veut dire, aimer ses ennemis. Le paradoxe est résolu parce que #JeSuisCharlie brandi par le monde entier était un hommage à la liberté, pas seulement à l’attitude pseudo-rebelle incarnée par un journal précis.

L’hommage « à Charlie Hebdo » était beaucoup plus grand que Charlie Hebdo. C’est ça la clé. Parce que la tâche qui nous attend est beaucoup plus grande que de défendre niaisement la seule liberté de tenir les mêmes propos que Charlie Hebdo – ce qui serait aussi liberticide que de les interdire. Il ne suffira évidemment pas de relancer les kermesses du TousEnsembleTousPareilsTousVidesEtCreux, de vouloir préserver à coups d’on ne sait quels concerts gratuits en banlieue le « tout le monde il est beau tout le monde il est gentil » de dimanche. Il y avait un temps pour cela, il y a maintenant un temps pour autre chose. On n’ira pas dans le bon sens non plus en roulant des muscles « C’est la guerre, c’est la guerre » : il faudra déjà savoir contre qui et pourquoi. Bien sûr qu’il faudra faire la guerre à ceux qui prennent les armes, les vraies, contre nous. Il faudra aussi nous-mêmes ne pas opposer des armes à des crayons, sinon nous serons mal partis.

Les manifestations de par le monde prouvent aussi que la France reste assimilée à la liberté, beaucoup plus, incroyablement plus qu’elle ne le mérite, aujourd’hui, en 2015. N’y voyons pas un mythe périmé mais un devoir et une chance.

A l’échelle de chacun de nous, le choix de manifester ou pas hier n’est pas le plus important, au fond. Ce qui compte, c’est à partir d’aujourd’hui, de vouloir une liberté vraie, sans craindre la vérité, car c’est cela qui fonde la dignité. On ne peut être digne, lorsqu’on ne peut choisir ses idées, ni assumer la tension de l’existence des autres, celle qui naît de savoir dire : je pense que tu te plantes royalement, que tes idées sont de la merde, mais je ne vais ni te tuer pour ça ni même te mépriser en tant qu’homme, et surtout pas en tant que frère en Christ. Et savoir le dire au prix même de ne pas recevoir la contrepartie.

Nous devons nous montrer dignes de ce que symbolise notre pays, même et surtout s’il ne l’est plus. Nous devons nous montrer dignes de la liberté, même et surtout si elle nous emmerde parce que l’autre en use ou même en mésuse. Nous devons nous montrer dignes de la vérité, et celle-là, on sait à quel point elle nous emmerde. Alors, seulement, marcheurs ou pas marcheurs, nous serons plus grands que la barbarie, plus grands que la bêtise, plus grands que la lâcheté, plus grands que nous ne l’étions « avant ». Et il y aura vraiment eu un avant et un après.

Humanité

Le temps du choc est déjà passé, ou pas. Il sera long à le faire, parfois. Est-ce plus effroyable qu’une bombe qui tue à l’aveugle, ou moins ? Ni l’un ni l’autre, juste différemment. Le but est le même : terroriste, au sens premier.
Le mot d’ordre est évidemment de « rester digne ». Nous ne sommes pas épargnés – ce billet en est la preuve – par la vague de resterdignite qui tente de faire pièce aux récupérationnites diverses ; cruel dilemme.

Tout va trop vite. Le sang n’avait pas séché qu’aux premières réactions succédaient déjà les analyses des réactions. Le mot-dièse #JeSuisCharlie les a concentrées comme une lentille fait d’une lumière.

Mais si nous laissions une chance à l’humanité ?

Pour reprendre quelques mots déjà postés par ma petite pomme sur les réseaux sociaux, #JeSuisCharlie et pourtant, je ne me sens pas d’affinité, mais alors vraiment pas, pour les idées véhiculées depuis disons deux ans par ce journal. La démarche intellectuelle qui amenait ces dessinateurs à décrire de façon ordurière des idées, des croyances et des convictions dont il se trouve qu’elles me tiennent à cœur me révolte, je la ressens comme injuste et infondée, et inutilement blessante. Seulement, c’étaient des dessins, des mots et des idées. Auxquelles il convenait de répondre par des mots et des idées, et des dessins quand on sait faire. C’est ce qu’ils faisaient et c’est ce qu’ils attendaient que leurs adversaires fissent. C’est ça, la liberté d’expression, la confrontation d’idées d’où sort le bien commun. Non, pardon : ce n’est pas ça, cela en fait partie. La confrontation n’a évidemment pas besoin d’être ordurière. Mais elle doit en inclure la possibilité. Sinon, l’éventail du légalement exprimable se réduit, à coups de lois, de menaces et de peur, jusqu’à se muer en une étroite et dure ligne. Ce que voulaient les tueurs et ce que veulent tous les tyrans, qu’ils soient au pouvoir ou dans l’ombre.

Dire #JeSuisCharlie aujourd’hui, pour moi qui n’appréciais pas la ligne de ce journal, c’est cela. Ce n’est pas, tout à coup, trouver géniale sa ligne éditoriale. Ce n’est pas céder à une espèce d’unanimisme niais et grégaire, encore moins « passer pour quelqu’un qui fait partie des bons » ou je ne sais quoi. C’est dire haut et fort qu’il n’y a pas de liberté sans liberté d’aller jusque-là dans l’expression, et de répondre avec exactement les mêmes termes si on le souhaite. Ce n’est pas dire que le bête et méchant, ou jugé tel par beaucoup de monde, constitue un meilleur symbole de la liberté d’expression que d’autres articles. C’est dire que si le bête et méchant est puni d’une mort atroce – une vraie, pas un « lynchage médiatique » – alors la liberté n’est déjà plus qu’un mot. Voilà le sens que je donne, pour ma part, au fait d’écrire #JeSuisCharlie. Il vaut pour moi et pour l’usage que j’en fais. Ce sera évidemment différent pour ses lecteurs de toujours. Ce n’est pas, par exemple, et même pour des raisons variées, celui qu’ont choisi d’accorder à ce mot-clé les auteurs d’articles intitulés « Je ne suis pas Charlie ». Il n’y a pas de définition officielle. Il suffit que chacun exprime clairement laquelle il retient pour lui-même et ce qu’il fait en conséquence.

Charlie allait trop loin dans la provocation ? C’est pour cela que leur mort doit nous révolter. La liberté d’expression existe ou non, elle ne se mètre pas. Charlie Hebdo défendait ma propre liberté, parce que la publication d’articles, à mes yeux, choquants, créait, du même coup, et garantissait ma liberté et mon droit à en faire autant de mon côté à leur égard, et ainsi de suite pour nous tous. Si l’outrance est punie de mort, alors notre vie dépendra d’une expression à la « liberté » strictement bornée, encadrée par de hauts murs de peur, à droite, à gauche, au-dessus, devant et derrière ; en-dessous, le vide. Rassurant ?
Je crois que parmi toutes les réactions qui m’ont effrayé, celle-ci est l’une des plus inquiétantes : ce discours qui consiste à dire qu’ils n’ont un peu que ce qu’ils méritent, parce qu’ils étaient allés trop loin. Un discours qu’on est loin de ne trouver que sur les comptes twitter djihadistes. Je l’ai entendu tout autour de moi de la part de croquantes et de croquants, de gens bien intentionnés, qui se moquent bien de telle ou telle religion, mais qui trouvent juste qu’en fin de compte, il y a des choses qui ne se font pas au point de mériter d’être fusillé dans son bureau.
Beaucoup ont sans doute juste envie de se rassurer, et de se dire qu’il suffit de ne pas faire ceci ou cela et qu’alors on ne risque rien. Tous les dictateurs savent que c’est une opinion répandue, et l’exploitent jusqu’au bout. « Chacun peut rester tranquillement allongé sur son canapé, vraiment à celui-là je ne ferai rien », commentait Hermann Göring au lendemain de la Nuit des longs couteaux, celle qui avait vu liquider non seulement Röhm et ses sombres séides (par d’autres plus sombres encore) mais aussi l’essentiel de ce qu’il restait, en juin 1934, d’opposants démocrates encore libres. Nous avons tous, au cœur de nous, une tentation semblable. Elle est humaine et compréhensible et lâche résignation quand même, et aucun de nous ne peut dire, tant qu’il n’a pas été mis à l’épreuve, où se trouve sa propre limite.

Nous sommes ici à un tournant ; nous avions oublié que la liberté n’était jamais acquise, et pourtant, certes, ce n’est pas depuis hier matin qu’elle est menacée de toutes parts, ici, dans notre petit Occident satisfait. Voilà qu’elle se met à comporter des risques. C’est maintenant qu’il faut refuser de faire profil bas, de conclure « qu’il y a des choses qui ne se disent pas » à cause du canon d’une arme. Il y a en effet des choses qui ne se disent pas aux termes de la loi. Lorsque nous la pensons enfreinte, c’est affaire de justice, de tribunal. Et si nous pensons cette loi trop restrictive, nous avons et nous devons défendre le droit de le dire.

Sans armes.

Il est si tentant de déclarer la guerre. Et nous risquons de nous retrouver comme eux : à tuer la liberté de tous pour défendre la nôtre, à défendre nos idées en nous plaçant du bon côté du lance-roquettes. Et les douze morts du 7 janvier 2015 mourront une deuxième fois.

Et pour répondre à une question qui m’a déjà été posée hier sur Twitter, tout ceci s’applique à n’importe quel citoyen dont on juge qu’il abuse de sa liberté d’expression. Qu’on leur oppose des arguments et des idées, et la justice en dernier recours – et libre à eux de faire de même. Et qu’on se garde aussi de mettre sur un pied d’égalité des attaques verbales ou un moindre temps de parole télévisuel avec un meurtre par balles. S’il vous plaît. On lisait hier « Et Zemmour, et Dieudonné, et Untel et Untel ils ont le droit, eux, à la provocation ? » Ben oui. Ni plus, ni moins que Cabu, Charb et les autres. Mais là, ce sont Cabu, Charb « et les autres » qui sont morts.

Pourquoi parlais-je de laisser une chance à l’humanité ?

Parce que les « Non », hier, sont venus de droite, de gauche, de lecteurs de Charlie et de contempteurs de Charlie, de chrétiens, de musulmans, de juifs, d’athées et d’agnostiques ; il en est venu d’Amérique et d’Asie, d’Afrique et d’Europe des quatre points cardinaux, de jeunes et de vieux, de leaders politiques et de passants, il en est venu de toute l’humanité. On a vu des rassemblements spontanés, tenez, dans toute l’Amérique du sud. Dans des pays où le souvenir de la liberté d’expression écrasée est autrement plus vivace parce que plus récent que chez nous. On a vu ces meurtres condamnés officiellement par l’Iran, vingt ans après l’affaire des « Versets sataniques ».
Je ne crois pas que quiconque ait imposé à toute cette humanité de suivre une sage petite ligne vivrensembliste cucul à la française. Elle aurait pu, en toute liberté, s’en foutre. Qu’elle ne l’ait pas fait est un signe.

Alors, laissons-lui une chance avant de parler d’hypocrisie ou de parier sur la date de fin de l’union sacrée. Il y a des hypocrites et aucune union sacrée ne dure. Mais c’est une belle humanité qui se dévoile dans les brefs intervalles de temps où elle est capable d’en recréer une nouvelle. S’il doit y avoir dans cette affaire un motif d’espérance et de foi, que ce soit celui-ci.

Quant à la charité, son devoir ce matin est tout tracé : prier pour les disparus, célèbres ou anonymes, héros du devoir ou victimes d’une coïncidence d’emploi du temps, pour leurs familles, pour les blessés, et pour les meurtriers. Pour notre pays et pour notre humanité.

lumicharlie

Au boulot.