Nous sommes le jour d’après. Le lundi matin, un lundi matin d’hiver et froid. Hier, nous étions ensemble, par millions, et puis chacun est rentré chez lui et c’est maintenant qu’il nous faut affronter, bien plus seuls, ce qui est arrivé.
Nous avons été, paraît-il, quatre millions à défiler. « Sacré hommage ». A qui ? A quoi ?
Pourquoi être là ? Question complexe. La première réponse est venue d’un couple, que nous dirons « issu de la diversité », s’pas, après la manifestation, à l’arrêt du tram. L’enfant d’à peu près quatre ans a demandé à son père pourquoi les gens marchaient. « C’est pour dire aux méchants qu’on n’a pas peur. On les laisse pas nous faire peur. C’est pour ça que les gens marchent. » C’est bien assez en effet pour marcher, même quand on n’a pas (mais vraiment pas) d’affinité avec l’idéologie Charlie. Des tueurs ont cherché à nous imposer de ne pas parler de certaines choses sans baisser la tête, à avoir peur de parler. On croyait, on théorisait notre pays assez lâche pour obtempérer, pour opiner gravement du chef « c’est vrai, ils allaient trop loin » – et se ranger à l’avis des fusils, c’est plus prudent. C’est raté. Pour le moment, c’est raté. Et comme c’était à peu près aussi inattendu que d’avoir à la même date l’Olympique lyonnais masculin en tête de son championnat, c’est notable. « Même pas peur ». Bien sûr que si, on a peur. Et c’est parce qu’on a peur qu’il faut la surmonter.
Nous avons défilé au slogan Je Suis Charlie, Je Suis Juif, Policier, etc. Avec le recul, il est certain que celui-ci était réducteur et source de malentendus. En témoignent les nombreux articles « pro » et « anti ». C’est vrai que comme le fait remarquer KozToujours, il suffisait sans doute de dire « Je suis Français ».
Il est inutile de se le cacher, de toute façon c’était revendiqué et pleinement assumé : la ligne éditoriale de Charlie Hebdo était violemment hostile aux trois grands monothéismes, sinon fondée sur cette hostilité, et prônait l’idéologie libérale-libertaire de toute-jouissance censée être source de véritable liberté. Drame d’un logiciel des années soixante jamais remis en question, cette ligne « rebelle » avait fini par devenir d’un conformisme absolu et par servir le pouvoir, la forme irrespectueuse ne faisant guère que donner le change.
Cette idéologie peut-être plus née en 1945 qu’en 1968, c’est grosso modo celle qui prétend que jouir, c’est mieux et moins dangereux que penser (je fais bref, vous avez compris), et que penser à soi et seulement à soi, c’est moins risqué que penser bien commun. Le vide… le vide d’un vague vivrensemble ou plutôt « vivons et bouffons tous côte à côte, tous contre tous, le nez dans l’assiette ».
De nihil à nihilisme, il n’y a qu’un pas, depuis longtemps franchi. Ce nihilisme, c’est le nôtre, notre monde convaincu d’avoir trouvé dans le lucre le seul dieu sans danger, et dans le chacun pour soi la seule vraie liberté. Le résultat n’est pas brillant.
Mais ces idées-là ne valent pas la peine de mort, elles valent d’être combattues avec les armes mêmes de ceux qui les défendaient : des stylos et des crayons. Et le courage, c’est de les combattre avec d’autres idées. Là est la vraie liberté, et surtout la vraie dignité.
Certes, il est hors de doute que parmi les marcheurs, beaucoup défendaient l’idéologie Charlie, beaucoup croient sincèrement qu’en 2015, c’est toujours et partout la religion qui aliène et le jouir-sans-entraves qui rend libre, et qu’il faut défendre celui-ci contre celle-là. Que çay la faute aux méchantes religions et qu’on manifeste pour le droit de faire pipi dessus, et celui de leur interdire de l’ouvrir en retour. Beaucoup croient que la liberté d’expression, et d’autre chose, ça doit être sans limites pour soi, et pour ses amis. Mais que sinon, il ne faut quand même pas exagérer et accepter n’importe quoi de n’importe qui. Confondre sa propre liberté avec la liberté tout court, c’est assez classique et ça nous menace tous.
Mais ces cortèges immenses, silencieux, juste traversés d’heure en heure d’ondes d’applaudissements, sans slogans, sans drapeaux partisans, sans symboles de clans, sans réponses à l’appel de partis, de syndicats, d’organisations, disaient autre chose.
Nous devons déjà nous garder d’interpréter la motivation de chaque individu présent, et de crier « moutons, moutons » ou encore « vous vous êtes senti obligé de », tout comme d’ailleurs de crier « haro sur l’antirépublicain » à tous ceux qui n’ont pas composté leur billet de manifestant. Pour ma part, personne ne m’a obligé à rien. Au départ, je ne devais pas y aller. Notre paroisse, tragique hasard du calendrier, avait organisé une journée paroissiale sur le thème du dialogue islamo-chrétien. L’imam local devait venir. Nous pensions assister à cette journée si elle avait été maintenue. Elle ne l’a pas été, naturellement, car l’imam et le prêtre étaient en tête de la manifestation. Une après-midi de réflexion et de prière est restée, et nous avons choisi de marcher. Librement, n’en déplaise aux cyniques.
Que vaut en effet une idée, une conviction, une foi, s’il n’y avait eu, à l’heure du choix, la liberté d’adopter une autre idée, conviction ou foi ? Qu’est-ce que Dieu, quelque nom qu’on lui donne, peut bien penser de « conversions » extorquées sous le canon d’une arme ? Que valent notre réponse à l’appel du Christ ou du Prophète ou notre fidélité à l’Alliance si nous les proférons suant de trouille, menacés de mort ?
On peut rêver d’une société fondée sur autre chose que le nihilisme consumériste. Il serait même rassurant de s’y mettre, et en vitesse s’il vous plaît, avant que nous ne nous bouffions les uns les autres après avoir achevé de bouffer le monde. Nous devrions maintenant avoir un peu d’expérience, depuis cent ans ; avoir compris que remplacer au son des flûtes toute forme de désir autre que matériel par des barquettes de frites ne répondait pas aux aspirations de l’homme. Nous devrions commencer à comprendre que le bonheur ne naît jamais de la plénitude gastrique, et qu’il est imprudent de fonder la paix sur un état d’abrutissement postprandial planétaire. Mais nous ne construirons vraiment autre chose que dans un monde qui aura choisi en pleine liberté de renoncer à ses illusions, à son vide facile, à sa lâche fuite des idées pour lesquelles on peut vivre et même mourir, et même donner sa vie pour l’autre. Sans cette liberté, sans crayons de Charlie Hebdo à combattre à coups d’autres crayons, nous finirons par construire ce que nous rejetons.
Il n’y a aucun paradoxe à voir le pape rendre hommage à Charlie Hebdo. Lui sait le prix de la foi lorsqu’on n’est pas libre. Il sait aussi ce que cela veut dire, aimer ses ennemis. Le paradoxe est résolu parce que #JeSuisCharlie brandi par le monde entier était un hommage à la liberté, pas seulement à l’attitude pseudo-rebelle incarnée par un journal précis.
L’hommage « à Charlie Hebdo » était beaucoup plus grand que Charlie Hebdo. C’est ça la clé. Parce que la tâche qui nous attend est beaucoup plus grande que de défendre niaisement la seule liberté de tenir les mêmes propos que Charlie Hebdo – ce qui serait aussi liberticide que de les interdire. Il ne suffira évidemment pas de relancer les kermesses du TousEnsembleTousPareilsTousVidesEtCreux, de vouloir préserver à coups d’on ne sait quels concerts gratuits en banlieue le « tout le monde il est beau tout le monde il est gentil » de dimanche. Il y avait un temps pour cela, il y a maintenant un temps pour autre chose. On n’ira pas dans le bon sens non plus en roulant des muscles « C’est la guerre, c’est la guerre » : il faudra déjà savoir contre qui et pourquoi. Bien sûr qu’il faudra faire la guerre à ceux qui prennent les armes, les vraies, contre nous. Il faudra aussi nous-mêmes ne pas opposer des armes à des crayons, sinon nous serons mal partis.
Les manifestations de par le monde prouvent aussi que la France reste assimilée à la liberté, beaucoup plus, incroyablement plus qu’elle ne le mérite, aujourd’hui, en 2015. N’y voyons pas un mythe périmé mais un devoir et une chance.
A l’échelle de chacun de nous, le choix de manifester ou pas hier n’est pas le plus important, au fond. Ce qui compte, c’est à partir d’aujourd’hui, de vouloir une liberté vraie, sans craindre la vérité, car c’est cela qui fonde la dignité. On ne peut être digne, lorsqu’on ne peut choisir ses idées, ni assumer la tension de l’existence des autres, celle qui naît de savoir dire : je pense que tu te plantes royalement, que tes idées sont de la merde, mais je ne vais ni te tuer pour ça ni même te mépriser en tant qu’homme, et surtout pas en tant que frère en Christ. Et savoir le dire au prix même de ne pas recevoir la contrepartie.
Nous devons nous montrer dignes de ce que symbolise notre pays, même et surtout s’il ne l’est plus. Nous devons nous montrer dignes de la liberté, même et surtout si elle nous emmerde parce que l’autre en use ou même en mésuse. Nous devons nous montrer dignes de la vérité, et celle-là, on sait à quel point elle nous emmerde. Alors, seulement, marcheurs ou pas marcheurs, nous serons plus grands que la barbarie, plus grands que la bêtise, plus grands que la lâcheté, plus grands que nous ne l’étions « avant ». Et il y aura vraiment eu un avant et un après.
Merci ce commentaire équilibré et très lucide. Je suis Suisse et je n’ai pas défilé. J’ai prié et je prierai encore pour ceux qui sont morts , pour leurs proches et aussi pour tous ces jeunes plus ou moins perdus qui sont guettés par la haine.
Très juste ce que vous dites de l’importance de la vérité pour une authentique liberté d’expression et de vie. Nous avons la chance, ns chrétiens de connaître Celui qu’on a tourné en dérision, mais qui est la Vérité, qui a supporté toutes les caricatures et tous les blasphèmes, mais qui vient habiter notre coeur et notre esprit pour y faire lentement la vérité. Une vérité condition d’un amour vrai, qui dure et qui a des chances de ralier les hommes. Oui il faudra bâtir sur la vérité et non sur la simple liberté de dire n’importe quoi sans souci de blesser ou pas son prochain. On ne bâtit pas sur l’intolérance mais pas non plus sur le mépris.
Merci encore pour votre commentaire, un des meilleurs. Marc