Chrétiens et écologie : retour case départ

Parallèlement à la repolarisation politique extrême, et violente, des sujets écologiques en France – les uns les mettant en avant, les autres, qui n’attendaient en fait que ça, se remettent à faire profession de s’en foutre (« le réchauffement ? Mettez la clim ! ») – j’observe ce que j’appellerai un rejet de la greffe Laudato Si’ par une grande majorité des catholiques français.

La CEF a récemment fait savoir, au bout de plusieurs années de travaux prometteurs et la sollicitation d’invités de marque, que le dossier allait filer très très bas sous la pile, et qu’elle recommandait vivement à tous les fidèles lancés dans cette aventure suspecte de mettre leur enthousiasme sur pause jusqu’à une prise de position officielle, qui viendra, promis juré, à la venue des coquecigrües. Pourquoi ? Parce que c’est comme ça. Parce que finalement tout ça c’est bien compliqué, et c’est peut-être un complot woke contre notre sainte mère l’Église après tout. Tant pis pour les expert/es et intervenant/es qui se sont relayé à Lourdes et ailleurs pour exposer les dossiers, informer, documenter. Tout ça pour ça.

Les livres sur le sujet reculent sur les tables des librairies. Ils n’intéressent plus du tout, et la rupture est brutale. Sur les réseaux, même topo: des personnes qui parlaient d’écologie intégrale il y a encore deux ans reprennent désormais la tierce « tout ça est une arnaque pour nous faire payer des impôts, une invention des communistes ». Seuls quelques îlots demeurent, comme la revue Limite par exemple, ou encore quelques éco-lieux désormais à l’écart de la médiatisation dont ils avaient bénéficié aux temps précovidocènes; ou des diocèses comme Coutances, ceux qui, comme par hasard, sont déjà confrontés à la réalité de la crise, au littoral qui s’effrite, à l’eau de mer qui monte. Eux ne se demandent pas si le sel qui percole dans les prairies est de gauche ou de droite.

Ailleurs, la marée du business as usual est revenue, et avec un fort coefficient. Ton dominant: « on s’est amusés deux, trois ans, mais c’est fini, on revient aux choses sérieuses :l’identité, la liturgie, les servantes d’assemblée, les dentelles, ces choses très concrètes. »

Seule échappe à cette noyade (et encore) le programme Eglise verte, qui peut aisément être réduit à un chemin de petits gestes amusants, apolitiques et surtout peu dérangeants, ne remettant rien en question, jamais. Les catholiques français sont bel et bien, de ce point de vue, des Français comme les autres avant tout, comme nous le notions dans La vie oubliée : bannir progressivement les assiettes en carton suffira.

Il y avait pourtant de quoi faire. À travers les chrétiens, l’écologie pouvait enfin se faire universelle. Qu’ils s’en emparassent, et l’antienne « enfin quand même, c’est un sujet préempté par la gauche, et la gauche vous comprenez, c’est non, quand même, donc on va rejeter l’ensemble au cas où » aurait enfin pris du plomb dans l’aile. La gauche en parle ? Et alors ? Cela n’interdit pas d’en parler aussi, si l’on n’a pas envie de les laisser « la préempter ». Elle n’a rien « préempté » du tout. Elle traite le sujet. Cela n’empêche personne d’en faire autant.

L’élan eût pu contribuer à injecter dans tous les milieux politiques une prise en compte profonde, irréversible du sujet, à rappeler qu’on ne négocie pas avec un anticyclone (encore moins avec un cyclone), que les pauvres meurent déjà de notre inaction et que c’est inacceptable, même si l’on refuse de croire qu’on sera le prochain. Contribuer aussi à peupler d’espérance le combat écologique qui en a bien besoin. Habiter en témoins de Jésus-Christ notre siècle qui est un siècle de crise écologique et y annoncer tout de même la Bonne nouvelle. Faire un peu ce que nous a dit le barbu de Galilée avant de reprendre l’ascenseur, quoi.

Non.

Encore deux, trois ans, et on sera encore plus seuls qu’en 2011.

Je suis las de constater, mesurer, établir, argumenter, sourcer, pour désormais me retrouver avec les mêmes cris d’orfraie « mais on veut PAS vous entendre, on veut PAS-PAS-PAS ! » comme si je vendais des brosses au porte à porte.

Las de la ritournelle « moi je peux pas écouter les écolos parce que Mélenchon nucléaire machin ». C’est hors sujet. Même en cette veille d’élections. Au contraire, cela devrait inciter à porter le sujet dans les autres partis, ceux qui expliquent en ce moment qu’il suffit d’avoir du nucléaire car ça permet de monter la clim. Avez-vous donc l’intention d’expliquer à la chaleur ou à la coulée de boue qu’il faut vous épargner car vous n’êtes pas contre l’écologie mais contre Jonlukmélonchon ? Je ne suis pas sûr qu’elles vous écoutent.

Il paraît que tout ça c’est parce que l’écologie n’est pas populaire. Oui. Et c’était aussi ça qu’on s’était fixés de combattre il y a dix ans et bien plus encore. L’écologie n’est pas populaire et encore moins un sujet citoyen. Bien que la France dispose d’un tissu bénévole vaste et actif, celui-ci ne connaît pas sa force politique. Pour les sujets importants, il n’y a que l’Etat. Et donc, que le vote. Et donc, celui qui vous parle d’écologie est forcément en train d’essayer de vous refourguer un bulletin Jonlukmélonchon et rien d’autre. Commode, n’est-ce pas ? De l’autre côté, on se méfie par principe de ceux qui en parlent quand ils sont catholiques, parce que ce doit être cette fameuse écologie de strèmdrouate avec laquelle on joue à se faire peur en repostant une fois par an quelques articles de 2015 sur le lancement de la revue Limite. Je sais bien.

Je sais… Est-ce que ce n’est pas exactement ce contre quoi on voulait se battre il y a 10 ans, 11 ans ? Est-ce qu’on n’a pas assez dit en ces années-là que les chrétiens pouvaient être mobilisés sur l’idée, et diffuser l’idée, que c’est l’affaire de tous, qu’il y a mille façons de prendre le sujet à bras le corps seul ou à plusieurs, le bulletin de vote n’en étant qu’une petite partie ? Est-ce qu’on n’a pas consacré bien des efforts à parler de cette conversion, de cette sobriété heureuse qui était par surcroît évangélique, les choses étant parfois bien faites, au temps où La Décroissance était un vrai journal de la joie de vivre ? Est-ce qu’on n’a pas consacré des centaines d’articles, de publications diverses, de rencontres, de soirées à expliquer tout ça à des paroisses, des associations chrétiennes, des communautés, fermement convaincus que l’écologie pouvait devenir à tous les sens du terme un lieu habité de Bonne Nouvelle ? Et nous voilà à répéter les mêmes constats qu’il y a onze ans – que oui c’est bien dommage mais les catholiques s’intéressent surtout à la défense fortifiée de leur identité et c’est bien normal et ça ne changera pas ! Il avait eu la secousse d’une encyclique pour ça. Il n’y en aura pas d’autre ! Il ne faut pas espérer une nouvelle impulsion d’en haut comme ça pour rouvrir par magie la fenêtre ! On est de retour à ce point-là. Bien moins de place pour le sujet dans les médias chrétiens, pas d’événements spéciaux, parce que le sujet n’intéresse plus, et donc impossibilité pour nous d’avoir de temps en temps une occasion de porter encore ce message, et donc l’écologie redevient cette inconnue, lieu de fantasmes (« mon Dieu, protège-moi de ces wokes… ») Nous sommes de retour à la case départ ! La seule différence c’est la naissance de quelques lieux, de quelques expériences, mais qui n’influencent plus guère au-delà d’un très petit rayon puisque personne ne s’occupe plus de les faire découvrir.

Et pourtant ! Que d’efforts, que d’élans, que d’espoirs, entre 2011 et disons 2018 ! Les assises chrétiennes de l’écologie, les chrétiens indignés, Chrétiens et pic de pétrole, Limite, les centaines de bouquins, les milliers d’articles et de soirées sur Laudato Si’… pour se retrouver là une grosse dizaine d’années plus tard? Et il faudrait par-dessus le marché être « optimiste », par 40° sous abri ? Nous avons bâti comme des fous et c’était presque entièrement sur du sable, les vents ont soufflé, la pluie est tombée et il n’est pratiquement rien resté. Pas la peine de se mentir, il va falloir ressortir les pics et les pioches, *recommencer*. Sauf qu’on a 11 ans de plus et plus forcément le même ressort ni la même énergie.

Déjà perdue

L’écologie sera perdante de l’élection, c’est joué avant qu’elle ait eu lieu, une fois de plus. Absente de tous les programmes sauf deux, et dans l’un d’eux, couplé à un non-alignisme anti-américain particulièrement mal venu, ainsi qu’à des propos pour le moins équivoques à l’endroit du vaccin anticovid. Belle offre. Alentour – et même chez ces deux-là, d’ailleurs – c’est productivisme et promesse de consommer toujours autant. La campagne pue l’année 1972, entre les « jours heureux » de Roussel, basés sur la voiture et la maison individuelles, « l’écologie industrielle » de Macron, le grand retour de l’US-go-home quitte à nous jeter dans les bras de Poutine et la crispation sur le nucléaire, (re)devenu emblème d’armes et de danger.

Histoire de porter l’estocade sur la désespérance, on trouve même une candidate qui se vante d’avoir pour grand projet du quinquennat (sic)… une transition écologique juste ? le pouvoir d’achat ? Le retour de la croissance ? Même pas : l’euthanasie aisément accessible à tous. Ça a changé, les promesses de lendemains qui chantent didon.

Si le climat est vaguement mentionné, sauf à l’extrême-droite où il demeure un non-sujet (voire un objet de complotisme), le manque à venir de ressources (qui devrait tempérer tout fantasme sur l’énergie bas carbone inépuisable, d’où qu’elle vienne) et plus encore la biodiversité sont totalement absents. Y a pas. Circulez y’a rien à voir. Il ne faut pas désespérer Carrefour. Le fait est d’autant plus incompréhensible que le climat, au moins, figure dans le trio de tête des préoccupations des Français dans tous les sondages sur le sujet. En politique, l’écologie demeure un objet et non un sujet, et j’aurais même mieux fait de dire un hochet. Certains l’agitent ; d’autres jouent à se le piquer ; la plupart en font n’importe quoi, et certains même le jettent dans un coin de la pièce en hurlant.

Le temps de commencer ces lignes et voici le rapport du GIEC qui évoque seulement trois années avant d’échapper à la descente aux enfers, vers un climat non compatible avec des sociétés humaines prospères. En réactions (rares) : concert de « pas question d’accabler les classes populaires avec ça ». Tiens, voilà qu’on s’en soucie ? Elles ont bon dos, les classes populaires : partout dans le monde, ce sont elles qui subissent les premiers chocs, et les plus violents. Ce sont elles qui manqueront de nourriture correcte à prix de même, tandis qu’on aura arraché les dernières haies et retourné les dernières prairies pour produire du grain destiné aux élevages en batterie. Et in fine à la production de cette barbaque discount dont toutes les études montrent que les plus pauvres en consomment trop, parce qu’elle n’est pas chère. Il est dommage que le groupe qui a cru bon de vider le grain d’un wagon sur la voie n’ait pas eu l’idée, plutôt, de le prendre et le cuire pour en faire du pain, si tant est qu’un tel blé soit panifiable.

Personne n’ose dévier de notre trajectoire : nous allons trop vite. Nos bras sont collés aux portières par la vitesse, le volant est figé. Avez-vous remarqué ? Si chacun opine du bonnet « qu’il faut faire quelque chose », à la moindre suggestion de changement, le même vous répond : impossible !

Impossible. Toute notre économie est bâtie sur le postulat, et a désespérément besoin, de ressources planétaires indestructibles et infinies. Y injecter la moindre dose de sobriété provoque la panne. Le concurrent s’en fout ! Les Chinois ne font rien ! Tout le monde veut son pilon de poulet pas cher ! Etc. Devant le vide, notre discours ne change pas d’un pouce : il n’est pas raisonnable de changer quoi que ce soit.

Je ne peux que boire, dit l’alcoolique.

Alors trancher ce nœud gordien ? Tout casser ? Faire la révolution ? Je suis certes piètre politologue, mais je ne vois guère de révolutions qui aient abouti à autre chose qu’à changer de groupe dominant, sans rien changer aux mécanismes de domination. Or à la différence des temps anciens, c’est de mécanismes qu’il faut changer d’urgence. On peut bien intervertir le patron et l’ouvrier, la machine polluera toujours. Tant que nous ne sommes pas assez nombreux à vouloir sortir du productivisme, il sera inutile de fantasmer une révolution qui nous ferait simplement sortir du capitalisme financier ou privé.

Nos chefs ne sont pas fous. À l’instar, dit-on, de la Chine, ou bien comme ils l’ont fait face au Covid, ils agiront quand l’urgence sera venue. Le jour où les engrais manqueront, je n’ai aucune inquiétude sur le fait que Monsanto se mue en premier défenseur mondial de la permaculture. Ils agiront en état d’urgence : à marches forcées, à coups de sabre et de matraque. Ils trancheront, pas les liens du nœud gordien, mais les nôtres. Nous viendrons à la dictature verte, j’en suis sûr. Mais pas une dictature des Verts. Une dictature qui sera d’autant plus violente et cruelle qu’elle sera déployée, justement, par ceux qui vomissaient le vert de toutes leurs forces, mais qui n’ont plus le choix. Quand la planète giflera ces Jupiter de pacotille, leur aigreur de se voir impuissants, de ne plus maîtriser la situation à coups d’éléments de langage, ne les rendra que plus violents.

Et puis, de toute façon, le khmer vert ultime, l’écolo-tyran avec qui on ne négociera pas, ce sera la planète elle-même. Elle présente déjà la note.

Habituellement je ne dis pas pour qui je vote et… ben je vais continuer, en fait. Il y a du rédhibitoire dans chaque candidat à mes yeux, et du gravement rédhibitoire, et quand je dis les candidats, j’inclus monsieur Blanc et madame Abstention.

L’élection est déjà perdue. Pour ne pas perdre cinq ans de plus, il faut les prendre, nous. Commencer maintenant, partout, à faire en sorte qu’une écologie intégrale, une écologie dont la justice sociale serait une composante pleine et entière, s’impose enfin même aux agitateurs qui brassent, tout là-haut, bien à l’abri des mauvais vents, des mégafeux, des coulées froides. Il faudra faire quand même, contre des vents politiques plus contraires que jamais, des ouragans de déni, et tenir bon, mettre à la cape, courber le dos, voiles et dents serrés.

Nous sommes en 2022, et le pays résonne d’éructations telles que « savez-vous que le GIEC n’est pas composé de scientifiques », « la protection des zones humides ça sert à pomper des subventions et c’est pas ça qui va vous nourrir », ou encore « je suis écolucide : il n’y aura pas de catastrophe parce que la technologie va nous sauver ».

Pendant ce temps, les côtes françaises sont déjà sapées par cette montée des eaux qu’aiment tant railler les éconégationnistes. Le sel sature les terres littorales.

L’ONU est au courant.

La France, elle, va s’offrir encore cinq ans au minimum de déni, d’ironie, de railleries. Les mêmes que depuis trente ans.

Notre méconnaissance profonde, et délibérée, des sujets écologiques nous jette dans le chaos. Apprenons vite à quoi sert une zone humide, avant qu’elle ne nous l’explique d’une manière très désagréable.

Le landsparing, un apartheid homme-nature guère écolo

Parmi les grands débats du moment figure un sujet qui commence, c’est significatif, à se montrer sous son petit nom en anglais : le land-sparing pour sauver la biodiversité.

Le land-sparing, c’est en gros dire : puisque la biodiversité décroît quand on met en culture les terres, intensifions l’exploitation au maximum afin de produire notre nourriture sur la plus faible surface possible.

Je pense que c’est une très mauvaise idée, à tous points de vue inapplicable. Je m’explique.

Tout d’abord, cette approche postule une opposition absolue, une antonymie entre biodiversité et production agricole, et même une stricte corrélation entre productivité et destruction de la biodiversité. C’est même ce postulat dont nous allons constater qu’il pose problème à tous les niveaux.

Du point de vue purement agronomique, la production agricole, même « intensive », ne peut pas se passer d’un certain niveau de biodiversité. Elle doit être présente au minimum dans la vie du sol, ou dans les insectes pollinisateurs, les prédateurs de ravageurs, etc. Ou alors nous sommes dans l’hypothèse d’une production non plus agricole, mais entièrement hors sol. Je reviendrai là-dessus, mais pour le moment, gardons en tête que cela signifie payer de notre poche absolument tout ce que la nature fournit en termes d’eau, d’énergie, d’éléments nutritifs pour nos productions.

Réciproquement, pour que la vie sauvage existe et prospère partout où nous avons besoin de ses services, par exemple dans la parcelle agricole, mais aussi dans nos forêts, nos jardins, nos cours d’eau, pour fournir pollinisation, épuration de l’eau, maintien du sol face à l’érosion, régulation climatique et que sais-je – pour bénéficier de ces fameux services écosystémiques qu’on évalue, excusez du peu, aux alentours de la valeur du PIB planétaire, donc, les écosystèmes ne doivent pas être coupés en morceaux. Un « paysage » organisé de manière technocratique avec des surfaces vouées tantôt à la ville, à la production céréalière, à l’arboriculture, à la sylviculture etc, avec ici une biodiversité soigneusement délimitée et « maîtrisée », correspondant à la vocation de la parcelle et se tenant sagement dans ses limites – et d’innombrables secteurs d’urbanisme, d’industrie, d’infrastructures etc. vides de toute biodiversité « parce que ce n’est pas sa place » ? Désolé, c’est un beau rêve aménagiste, mais ça ne marche pas comme ça. Les populations en question péricliteraient en un rien de temps par isolement, la vie a besoin de circuler, d’échanger des gènes, de s’essayer à coloniser un nouvel environnement… ou de résister aux transformations que nous lui imposons, à commencer par le changement climatique. Nous aurons besoin que le vivant déploie toute sa plasticité, ce qui nécessite un maximum de fluidité dans les connexions écologiques, un maximum de possibilité de déplacements, d’échanges, de possibilités de se réinstaller.

Autrement dit :

  • Nous avons besoin de biodiversité – plus ou moins riche, foisonnante, abondante ; parfois dominante, parfois discrète, c’est entendu – partout. Absolument partout, et pas seulement, par exemple, dans les parcelles vouées à des cultures pollinisées par les insectes.
  • Qui plus est, pour en « disposer » là où nous en avons besoin de la manière la plus évidente, il est indispensable qu’elle puisse se frayer un chemin partout. Parfois librement, parfois un peu plus a minima – mais partout.

Si ces conditions ne sont pas remplies, elle périclite et nous fait défaut partout. Voilà pour le côté purement biologique et nous pourrions nous en tenir là, parce que cela suffit à condamner tout le système.

Tout le système, pas si vite : « oui mais et si on faisait tout hors sol, du coup ? » Oui, on a promis d’en reparler. Supposons qu’il fût possible d’intensifier la production de nourriture pour nécessiter, ici en Europe, un minimum de terres, afin d’assurer un partage, une ségrégation entre les terres utiles à l’homme et celles concédées à la nature.

On les concéderait ? Vraiment ? Et pourquoi, en fait ?

Le système du « landsparing » est entièrement fondé sur la possibilité de se passer de la nature. De la rendre inutile à nos productions. De vivre sur une partie de planète sans nature. Il postule que l’homme et la nature ne doivent pas partager l’espace, et que là où l’homme produit, la nature n’a rien à faire. Pour que le landsparing fonctionne, il faudrait donc que l’homme

  • dans un premier temps, invente une civilisation et une économie 100% hors nature, hors sol, où tout ce qui n’est pas artificiel est à la fois superflu et énergiquement interdit de séjour
  • dans un second temps, en conclue dans une explosion d’euphorie que ça y est, grâce à cela, il peut enfin consacrer, on va dire, 30 ou 50% des terres à cette nature qu’il a préalablement rétrogradée au rang de machin inutile et hostile.

Comme ça. Non seulement sans aucune raison, mais même en allant frontalement à l’encontre de tous les principes qui l’ont guidé tout au long de la première étape.

C’est drôle, ce n’est pas extraordinairement crédible. C’est même complètement autocontradictoire. Si nous construisions vraiment un tel monde, les terres libérées par une production de nourriture intensifiée ne seraient jamais concédées à cette nature avec laquelle nous aurions rompu les derniers liens. Elles seraient urbanisées, ou couvertes de parkings, de panneaux solaires entretenus à l’herbicide, ou de plantations industrielles quelconques. Mais pas laissées à la nature : pour quoi, pour qui ? Seuls quelques naturalistes hirsutes ou quelques fols-en-Christ seraient assez en décalage pour réclamer pareille mesure. Pour tous les autres, quand bien même c’eût été le but originel, il paraîtrait complètement absurde. Une absurdité directement héritée de notre vision dichotomique homme nature, vision qui va à l’encontre de tous les enseignements de l’écologie scientifique, et redoublée encore par cette espèce de fuite en avant aménagiste. À l’arrivée, nous concéderions de très mauvaise grâce 2 ou 3% de terrain à quelques espaces protégés, soigneusement « valorisés ».

Une fois pour toutes, une planète vivante ne se gère pas comme une partie de Sim City. Pour nous rendre ses services partout où nous en avons besoin et pour ne pas mourir partout, la nature a besoin d’être ou, au minimum, de percoler partout. Il n’y a pas d’autre solution qu’une perméabilité au sauvage pour tous les espaces, perméabilité qui sera nécessairement variable, mais qui devra toujours être aussi importante que possible. Au reste, des environnements modelés par l’homme et néanmoins à très riche biodiversité, nous savons faire : cela s’appelle, par exemple, le bocage. D’importants noyaux de sauvage, de vrai sauvage, restent nécessaires ; d’une part parce qu’il est des services que seules de vastes étendues quasi non-modifiées par l’homme peuvent rendre (forêts équatoriales, mais aussi boréales). Ces étendues ne sont ni vierges ni vides, des hommes, des peuples y résident, mais eux savent y vivre sans en modifier la structure ni en détruire les équilibres. Entre ces noyaux, le sauvage doit avoir sa place aussi, et pouvoir circuler. Si l’on devait, en fin de compte, en venir à cet ultime argument réducteur et utilitariste, c’est de toute façon sa seule chance de résister au changement climatique, puisque ce changement, nous avons refusé de le stopper tout à fait.

Alors, l’herbe au coin des trottoirs ou la vie en blockhaus ?

L’orge des rats Hordeum murinum

L’écologie (déjà) essorée en rase campagne

L’écologie passe dans le tambour d’une campagne présidentielle commencée déjà depuis des semaines. Elle ne peut qu’en sortir essorée, comme les préconisations d’une convention citoyenne qui s’était pourtant fait le relais de la science. Les forêts contribuent à piéger le carbone ? « Aucun rapport entre forêt et climat », répond le Parlement. Les zones à faibles émissions sont aussi bonnes pour réduire la pollution atmosphérique ? peu importe, aucune raison de s’en soucier. Et Barbara Pompili d’enfoncer le clou : pour réussir sa transition écologique, la France n’a besoin que de « petits ajustements ». Cette France qui ne réagit pas à l’effondrement de sa biodiversité commune, qui continue à perdre des milliers de kilomètres de haies par an, et dont l’agriculture vient d’être sonnée par une conséquence dûment prévue du dérèglement climatique, n’a besoin que de « petits ajustements ». Bienvenue en 1980.

Nous sommes en campagne: l’écologie est désormais exclusivement assimilée à son parti. Entre autres choses, c’est très pratique pour la réduire, toute entière – et bien au-delà des compétences des élus EELV ou assimilés – à un courant d’opinion, et à rien de plus. Comme s’il suffisait de ne plus voter pour eux pour que la banquise, matée, cessât illico de fondre, et les petits oiseaux de disparaître. Et comme nous sommes dans une logique de campagne et de partis, même les projets écologiques les plus pertinents, appuyés par les meilleurs spécialistes, sont dénoncés comme délirants et attestant de l’ignorance écologique de leurs porteurs. Dernièrement, Twitter a martelé que seul un site parodique pouvait voir un intérêt pour la biodiversité à la conservation au pied des arbres urbains de la flore spontanée. Pas de bol: cet intérêt est attesté au bénéfice de toute la petite faune urbaine; c’est même à ce genre d’interstices de sauvage, à ces micro-lentilles de vie échappées au goudron, que doivent de survivre les derniers oiseaux et les derniers insectes urbains. Mais c’est la campagne. Les faits n’ont plus leur place: l’important, c’est de taper sur le maire sortant.

Il n’a pas suffi que le président du Muséum national d’histoire naturelle fût invité longuement sur France Inter et qu’il y rappelât que nous entrons dans une zone de chaos, que la planète n’a jamais vécu de crise d’extinction aussi générale et rapide à la fois, que les services de la biodiversité vont s’effondrer sous nos pieds et nous jeter dans l’inconnu. Un flot d’éléments de langage vint faire barrage à son propos, et naturellement, ce fut l’habituelle accusation d’effondrisme, « d’écologisme plutôt que d’écologie », etc.

N’est agréé scientifique que celui qui profère les arguties lénifiantes qui depuis cinquante ans couvrent de leur vacarme les propos… des scientifiques : « technologie, innovation, progrès, foi en l’homme, la planète a déjà vu ça, rien de nouveau », etc.

Quand même Le Figaro publie en libre accès les propos d’un climatologue expliquant le caractère anormal, et lié au réchauffement, de la gelée dévastatrice de cette semaine, s’ensuit un tollé rabâchant que « tout ça c’est naturel, tout ça n’a rien à voir avec le CO2 ».

Et nous (nous, les Herrmann) ? Et bien nous ne faisons plus rien. Ainsi le veulent… les circonstances ? les attentes ? les forces en présence ? Après deux, trois années de conférences en interventions, qui nous ont menés jusqu’à Rome, c’est le vide et l’impuissance. J’ai appris récemment, d’un très gros compte, que je n’étais pas ornithologue, en vrai. Qu’il n’y avait pas de raison de le croire puisque je n’avais pas donné la réponse qu’il attendait d’un ornithologue, d’un vrai.

Nous sommes du reste dans une phase de partis, de slogans, d’éléments de langage où même la vraisemblance ne compte plus, à plus forte raison les données. Une phase de combats de coqs où il faudrait, paraît-il, admettre qu’il n’y a « que des lobbys », c’est-à-dire des gens qui mentent comme des arracheurs de dents pour extorquer aux autres de l’argent et des places d’honneur.

L’état des lieux, des faits, des données, l’examen de causes, n’a plus aucun intérêt dans une arène pareille. Ni les écologues, ni les sociologues, ni les historiens, ni les linguistes n’intéressent. Quand un député rappelle que les racines chrétiennes de la France ont été plantées par des chrétiens venus du Proche-Orient, de Grèce ou d’Afrique du Nord, son interlocuteur le sait bien : seulement, il s’en fiche, comme Mme de Montchalin se fiche des démentis collés par les scientifiques à cette fameuse « 4e place du pays le plus vert du monde ».

Il ne reste qu’un tourbillon de paroles qui n’ont plus la prétention d’être ni vraies, ni crédibles, ni capables de résister à un fackt-checking de trente secondes, ni sincères, ni même performatives ou autoréalisatrices ; et qui ne distinguent plus en rien le récit d’un fait d’une opinion gratuite. Seul leur est dévolu le rôle d’occuper l’espace.

Au rugby, le « coup de pied d’occupation du terrain » consiste à botter de l’arrière, loin devant, sans pour autant sortir le ballon en touche, afin de se replacer et de monter vers l’adversaire pendant le temps que celui-ci consacre à maîtriser la balle et relancer. Il s’ensuit souvent un échange de coups de pied semblables entre arrières des deux camps pendant plusieurs minutes. Le flot continu de bobards culottés émis par les partis relève de ce principe. Dire, même n’importe quoi, c’est forcer l’autre à réagir, à courir après ce ballon dégagé, offrant un délai pendant lequel on peut se déployer. C’est paradoxalement celui qui redonne le ballon qui occupe le terrain. C’est tout ce qu’on demande à cette séquence.

Dans un match, elle ne dure pas longtemps, car elle ne permet pas de marquer le moindre point. En politique, elle peut durer un an, dix ans, un siècle.

Au commencement était le Verbe. Puis il devient ballon de rugby entre les mains de mauvais arrières.

Coupeurs de ponts

Il ne faut pas confondre écologie et écologisme.

C’est pourtant facile !

L’écologie, c’est une Science. Elle a ses écologues qui sont des Scientifiques. Chauves, à lunettes, en blouse blanche car la science ça se fait dans un laboratoire très propre, ils pérorent à l’aide d’une baguette devant un tableau blanc recouvert de formules mathématiques. Ils n’emploient que des mots neutres, et ils ont des solutions. Technologiques, bien entendu. Des technologies zéro carbone, des technologies résilientes, des biotechnologies innovantes. Et bien entendu, ils ne parlent jamais non plus d’oiseaux, ni de haies, ni de bourdons (sinon, il faudrait ôter la blouse blanche et ça, non ! C’est pas scientifique.)

Ils ne parlent pas d’une manière intelligible. Ils ne sont pas là pour ça. Ils sont là pour rendre de volumineux rapports avec des solutions réalistes dont personne n’entendra jamais parler. Surtout pour ne pas alerter, ne pas déranger.

L’écologisme, alors là, par contre ! Incarné par un individu mou et crasseux, couvert d’autocollants évoquant le maoïsme et la complaisance envers l’islam (d’ailleurs, il aime le vert, c’est pas une preuve, ça ?), il parle de crise, d’effondrement, de danger. Il est militant. Il propose des solutions politiques. Et ça, c’est horrible. Madame Pompili l’a dit il y a peu à propos des citoyens de la convention climat : « J’accuse ces gens d’avoir une démarche politique ! » Et ça, c’est sale. Un citoyen, ça ne fait pas de politique. Un VraiScientifique™ non plus. La République En Marche non plus. Elle n’est ni de droite ni de gauche, elle ne fait pas de politique, elle fait du management. Au reste, tous les partis sauf un communient dans cette même vision de l’écologie. Si c’est un propos technicien suffisamment incompréhensible pour qu’on puisse en conclure que tout ira bien et que les entreprises innovantes trouveront bien une solution, alors ça va. C’est admissible. C’est suffisamment neutre, suffisamment vide pour être « scientifique ».

Par contre, le moindre mot qui suggère que non, ça ne va pas être aussi simple et qu’il va y avoir d’autres remises en question, alors là ! Mon pauvre ami, vous sombrez dans le militantisme, l’idéologie, vous êtes dans une démarche politique (et ça, c’est TRÈS sale), vous vous préoccupez de choses qui ne vous regardent pas. La façon dont le manager manage le pays ne vous regarde pas. Vous, vous êtes là pour produire, consommer, et la fermer.

Dernièrement, une nouvelle disposition légale envisage d’interdire d’indiquer d’où provient le lait. Pour sauver le marché libre, il ne faut pas autoriser les citoyens à choisir sur d’autres critères que le rapport qualité-prix. La provenance, les conditions écologiques ou sociales de production, il ne faut pas qu’ils les connaissent. Ils risqueraient de choisir selon des critères politiques.

Et ça, c’est VRAIMENT TRÈS TRÈS sale.

La parole politique n’est pas seulement déconsidérée par les pitreries gouvernementales de ce temps pandémique, réduite au rang d’oripeau qu’on agite sans même plus faire semblant d’être crédible ou vraisemblable, sans même se cacher de mentir au grand jour, sans plus rien retenir du mépris absolu qu’on professe vis-à-vis du peuple qu’on inonde de ce fatras de bobards. Un peuple qui n’est d’ailleurs plus dupe depuis bien longtemps. Elle est aussi salie comme l’a été le mot idéologie, ou même le mot idée : désormais, la politique est une saleté, agir en citoyen est une faute, un délit, dont on peut être accusé (farouche éloquence des mots) ; et il en va de l’écologie comme de tous les défis du pays : cela n’est pas censé nous regarder. Dépolitisation absolue de la cité.

Et les scientifiques, dans tout ça ?

L’ennui, c’est qu’ils ne jouent pas du tout le jeu.

Les écologues n’ont ni blouse blanche ni tableau blanc couvert de formules opaques. Non seulement ils mobilisent les citoyens pour la science participative, mais ils les informent des résultats. Pire, ces chenapans subversifs sont allés jusqu’à interpeller le pays sous la forme d’un communiqué conjoint Muséum d’histoire naturelle-CNRS il y a déjà trois ans. Et les auteurs d’expliquer à qui voulait l’entendre qu’il ne leur était précisément plus possible de se contenter de rapports, de formules neutres et lénifiantes car le danger est là. Qu’il était de leur devoir de citoyens de dire à tous ce que la science constate.

Bien entendu, la réaction ne s’est pas faite attendre : nos managers et éditorialistes ont déplacé tout ce beau monde dans le camp de l’écologisme. Vincent Bretagnolle, spécialiste de l’étude sur le terrain de la biodiversité agricole et des mesures agri-environnement depuis 20 ans ? « Il critique le glyphosate. Donc crédibilité zéro selon moi. A ranger dans la catégorie idéologue. » Bruno David, président du Muséum national d’Histoire naturelle, publie « A l’aube de la 6e extinction » ? « Rien que le mot effondrement est révélateur d’une démarche d’idéologue ! Quand va-t-on cesser de donner la parole à des collapsologues inconnus ? »

On pourrait multiplier les exemples.

Traquer « l’idéologie » ne consiste plus, depuis longtemps, en une légitime recherche d’erreurs ou de biais méthodologiques : il suffit que les conclusions incitent à changer quoi que ce soit pour être rejeté dans les ténèbres, aux côtés des anti-vaccins ou des marchands d’eau de mer à 24 euros le litre en boutique bio. Une fois de plus, la rigueur et la véracité du propos n’importent plus : seule compte la récupération politique qu’on en fera.

Entre le scientifique, censé ne parler qu’en technicien aux techniciens, et le citoyen, présumé incapable de comprendre quelque enjeu que ce soit, la politique-management fait tomber les ponts, en criant à l’idéologue. Elle coupe les communications, étouffe les voix, calomnie toute prise de parole qui ne soit pas un robinet d’eau tiède. Ce n’est pas un hasard. La crise écologique est par excellence le lieu de tels ponts. Les scientifiques savent ce qu’ils doivent à la démocratie : la possibilité d’une critique libre, et donc d’une science fiable. Citoyens et scientifiques ont besoin les uns des autres, et pour contrer la crise écologique en particulier. En les coupant les uns des autres, le gouvernement-manager les neutralise et reprend la main sur les uns comme sur les autres.

Est-ce un hasard si en ce moment décisif, il s’en prend aux scientifiques, soupçonnés de « gangrène islamo-gauchiste », et dans la même semaine, aux citoyens, « accusés d’avoir une démarche politique » ? Si l’on observe sensiblement la même chose dans les fureurs présidentielles à l’encontre du conseil scientifique sur le Covid, accusé de « n’avoir que le confinement comme solution », et si ledit conseil n’est plus en mesure de publier ses rapports ?

Le balayeur n’est pas autorisé à s’exprimer sur la stratégie de l’entreprise. Tel est le formidable message déversé par les présidents-managers successifs. Ce qu’ils font de nous ne nous regarde pas.

Sont-ils aidés dans cette vision par leur déni écologique, qui est absolu ?

La défense des mauvais biftecks

Tenons-nous en d’abord aux faits. La mairie écologiste de Lyon a reconduit une mesure prise par la majorité LREM précédente consistant à mettre en place dans les cantines scolaires un menu unique, sans viande mais avec œufs ou poisson, pendant le temps de la pandémie. Pourquoi un menu unique ? Pour fluidifier la file et limiter la transmission du virus dans la queue du self. Pourquoi sans viande ? Parce que cela permet de proposer un menu unique qui ne pose aucun problème rédhibitoire à quiconque.

En matière de végétarisme, le programme de la mairie n’est pas le menu unique vegan. C’est en toutes lettres dans le programme et le site de la ville : une alternative sans viande à chaque repas à l’horizon 2022.

Le tout avec une démarche de choix de produits locaux, 50% minimum des produits.

Qu’importe, on a vu Gérard Collomb, celui-là même qui avait pris la fameuse décision du menu unique, manifester juché sur un tracteur contre un délire idéologique s’attaquant à l’agriculture française. Et les médias locaux et nationaux d’emboîter le pas, omettant soigneusement de préciser l’initiateur réelle de la mesure, transformant le végétarien en vegan, le but sanitaire en « programme idéologique » et affirmant son caractère pérenne. Est-ce vrai, est-ce faux, aucune importance, l’important c’est de rappeler que les écolos prennent des mesures idéologiques et délirantes.

Pour cela, on les invente avant de les brandir à preuve : on n’est jamais si bien servi que par soi-même.

Pour compléter le fantasme, un peuple de héros de la résistance, de Jean Boudin, de Raymond Charolais et de Pierre Grossecôtelette réuni au sein des FBL (Frites Biteck Libres) a inondé Twitter de juteuses côtes de bœuf d’élevage traditionnel bocager « dont les idéologues peine-à-jouir veulent priver nos enfants ». Car, bien entendu, la viande supprimée, c’était ce savoureux rumsteak charolais dont la pièce coûte plus cher que tout un repas de cantine standard.

On passera sur l’accusation de « vouloir tuer l’agriculture » à l’encontre d’une municipalité qui, précisément, fait le choix d’un large recours aux produits locaux, possibilité offerte par la diversité agricole de la région lyonnaise, où l’on trouve à peu près tout fors le poisson de mer (pour ça, il faut attendre que le climat se réchauffe encore un peu).

Idem, sur le consensus scientifique solide sur l’impact écologique de notre surconsommation globale de produits carnés, et en particulier de produits issus d’élevage intensif. Ceux-là même qu’on sert dans les cantines… Quant à l’élevage traditionnel à faible impact climatique et sur la biodiversité, c’est celui-là même dont les produits ne se retrouvent jamais sur les tables en formica de nos selfs, car bien trop chers.

On passera enfin sur les études qui montrent que les pauvres ne mangent pas « pas assez » de protéines animales, en France, mais trop, et de mauvaise qualité.

Une réponse logique serait alors d’en proposer de meilleure, mais moins. Ah, oui, mais pour cela, il faut alors des menus sans viande… Haro !

Je crois avoir assez souvent critiqué les lacunes d’EELV pour ne pas être suspect de complaisance de principe à leur sujet. Mais là, il faut arrêter le cirque : ça se voit. Il est reproché « aux écolos » de « prendre des mesures idéologiques, déconnectées, imposées ».

La mesure du moment avait un but sanitaire et uniquement sanitaire : les élus sont accusés de « manquer de sens des priorités ». La mesure à long terme consiste à proposer une alternative et à s’appuyer sur l’agriculture locale : ces mêmes élus sont accusés de « vouloir imposer leur choix, nuisible à nos agriculteurs ».  

Prise en compte du contexte sanitaire ; option temporaire accessible à tous ; mesure à long terme basée sur le libre choix, le recul de l’intensif bas de gamme, le soutien à l’agriculture locale : tout semblait bon. La démarche avait tout pour répondre avec sagesse et pertinence aux critiques habituelles, fondées ou infondées : elle a déclenché une épouvantable shitstorm avec des élus LR appelant à « imposer des maires sans idéologie ».

Ce n’est pas le moins grave dans cette affaire. Cette tempête n’est pas qu’un feu d’artifice de déni écologique. Elle est aussi un déni démocratique. Car à Lyon et sur la métropole, « les écolos » n’ont rien d’une « minorité tyrannique ». Ils ont remporté les élections, et largement. Le maire sortant, si sûr de lui, s’est fait laminer. La municipalité actuelle, démocratiquement élue, applique un programme très clair et sans surprise aucune. La voilà accusée de « s’imposer à la majorité » et mise en demeure de se comporter comme une minorité toisée par une large majorité n’ayant cure de son discours.

Ici encore, on se demande quels critères il faut remplir, pour qu’une décision écologiste ne soit pas qualifiée par principe de « délire idéologique imposé par une minorité »…

Voterions-nous même très largement écologiste, que nous trouverons des personnalités politiques pour exiger de nous imposer (sic) un maire à leur convenance.

La triste leçon de cette histoire, c’est que peu importe la façon dont l’écologie est conduite ou déployée : si elle conduit à modifier, si peu que ce soit, notre horizon familier, elle fait scandale. Ce que nous a imposé le tout-bagnole, la révolution numérique et ses fractures, ou tout ce que vous voudrez en termes de changements connus par notre société ces 70 dernières années, bizarrement, pas de problème : nul ne s’est jamais soucié de leurs laissés-pour-compte et les réfractaires ont été ridiculisés comme obscurantistes primitifs. Le monde moderne s’est imposé à coups de « on ne peut pas lutter contre le progrès » et autres « on ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs ». Du monde écologique, lui, on n’admette pas qu’il courbe un brin d’herbe dans l’autre sens.

Surtout, ne dites pas que « tout ça n’est que jeu politique ». C’est précisément le problème. Que face au péril mortel de la crise écologique, d’une part, et à la force de nos dénis, de l’autre, les politiques n’aient pas d’autre idée que de jongler avec les mots pour se faire bien voir. Quand deux ministres d’un même gouvernement se contredisent à une heure d’intervalle, quand le maire même qui prend une mesure traite de khmers verts ceux qui la prorogent dans un contexte (sanitaire) la justifiant encore plus, on est en présence de personnes pour qui vrai et faux n’ont aucune importance.

Les calamités écologiques ont déjà commencé. Elles ont juste le bon goût de frapper encore un peu loin de nous. Mais on ne les récusera pas d’un tweet, même illustré d’une photo de steak frites.

Que dire ? Le jour où nous paierons la note, il ne faudra pas se plaindre.

Le désert et la primevère

Le Carême est un temps où l’Esprit nous pousse au désert, bien que contrairement au Christ et au peuple de Moïse, nous restions libres de décliner l’invitation. Paradoxalement, il coïncide avec la fin de l’hiver et les premiers beaux jours, avec quelques nuances selon la date de Pâques et les fluctuations climatiques au fil des siècles. Nous sommes appelés à arpenter le désert alors qu’autour de nous, les bourgeons gonflent et que les premières abeilles sauvages orangées voltigent autour des primevères.

La liturgie moderne, tout à fait découplée du calendrier agreste pour mieux s’adapter – après Vatican II – à un monde toujours plus urbain qui n’avait cure du régime des pluies et des moissons – ne fait plus allusion au sujet que d’une manière bien indirecte, à moins qu’on ne l’y ramène, dirons-nous, « manuellement ». Ainsi, en ce premier dimanche, pouvons-nous écouter une première lecture où en Genèse 9, 12 Dieu fait alliance avec tous les êtres vivants.

On peut saisir au vol l’occasion, mais nous sommes loin, dans nos modernes églises, de chanter des reverdies en guise de chants d’envoi, même à la campagne. Non, c’est chemine dans l’épreuve, porte ta croix, et creuse ta soif dans les déserts du mon-on-deuuuu.

Aussi y a-t-il quelque paradoxe aussi à appeler, en guise de Carême, à convertir notre regard en le tournant vers la Création. En quoi l’explosion de vie de ces premières longues journées tièdes a-t-il à voir avec le temps de manque que constitue le chemin vers Pâques ?

Il serait pourtant bien triste et pas trop dans l’esprit (huhu) de négliger ces semaines où chaque jour offre à nos yeux l’éclosion d’une nouvelle plante, l’émergence d’un nouvel insecte ou le retour d’un oiseau migrateur. Même en ville – l’agglomération parisienne a été survolée ce dimanche de centaines de Grues cendrées ; des abeilles comme l’osmie cornue ou les xylocopes sont faciles à voir même au sixième étage d’un immeuble – observer avec attention apportera son lot de découvertes. La vie est là ; plus fragile que jamais, et les scientifiques ne cessent de rappeler que ce retour cyclique, ce mille fois millénaire triomphe sur la mort pourrait prendre fin un jour prochain. Elle est là, non pas inépuisable mais vulnérable don de Dieu, là où on ne l’attend pas. « La biodiversité » n’est pas cantonnée aux réserves naturelles, ni aux forêts (où elle est, d’ailleurs, souvent très appauvrie), encore moins à l’humus. Elle se déploie partout où nous ne l’étouffons pas, et ses prodiges d’ingéniosité ne sont pas le moindre sujet de louange.

Un peu comme la parole du Christ, elle nous déroute, nous étonne, nous gêne parfois, et grande est la tentation de ne pas se laisser ébranler par elle. Le Carême, un temps de conversion ? Se convertir, c’est reconnaître que nous ne faisons pas toujours tout bien. Nous avons beau l’entendre en début de chaque messe, un mot sur notre mode de vie suscite souvent la crispation : vous êtes culpabilisants ! je ne suis pas si mal ! pourquoi vous en prendre à moi qui fais de mon mieux ! etc. Alors, la conversion attendra, et l’on préfère consolider ses positions. Ce n’est pas tout à fait ce que Dieu attend, semble-t-il.

La vie sauvage est de ces faits qui nous déplacent et nous bousculent. En prendre soin fait partie de notre vocation de chrétien (et plus généralement d’humain, même par pur calcul, mais quelle tristesse). Cela allait de soi pendant des siècles, l’homme n’ayant pas la force de lui faire grand mal. Cela aussi a changé. Cela aussi fait partie des questions qui dérangent et qu’on aimerait ne pas voir poser. En tenir compte, « en plus de tout le reste » ? Prendre conscience que nous la blessons, elle aussi ? Partager avec ce fondamentalement autre qu’est le non-humain, « en plus » de l’humain ? Caser tout ça dans nos emplois du temps bondés, nos écrasants soucis de semi-confinés ?

Le temps est pourtant favorable comme jamais. On ne protège guère que ce qu’on aime, on aime surtout ce qu’on connaît. Il n’y a pas de meilleurs jours pour apprendre à observer la vie sauvage, humble ou spectaculaire : du nouveau tous les jours ! belle réponse à l’ennui de nos vies entravées, nos every day the same day. S’aérer, s’émerveiller, rompre l’ennui, apprendre, et voir son regard changer, tout cela est par excellence possible au moment même où cela nous est demandé.

Finalement, le Carême en février-mars, c’est bien trouvé.

Andrena cineraria est une des abeilles sauvages les plus précoces

Confinement, c'est tout

Ce matin, à huit heures, j’étais dans la campagne. Un sublime petit vallon perché des monts du Lyonnais, des crêtes duquel on balconne sur l’agglomération lyonnaise, la vallée du Gier, le Pilat. Pas un nuage, pas un souffle de vent, une température printanière. Et comme de bien entendu les oiseaux s’en donnaient à cœur joie ; pinsons, rougegorges, serins, roitelets, mésanges, pics, vanneaux, sans oublier un couple de busards et même un Grand Corbeau et des Milans royaux. Sans oublier les Lézards verts mettant le nez à la fenêtre et la floraison du sous-bois, tout juste encore timide à 700 mètres d’altitude.

Tout aurait été parfait sans la gorge nouée devant ces routes trop vides à la sortie de Lyon, ce ciel presque sans avions, cette vallée du Gier sans la rumeur lointaine de l’autoroute, sans tout ce qui, pour le meilleur et pour le pire, proclame que nos semblables vivent. À peine un tracteur au loin, et trois promeneurs dont un à vélo.

Tout cela aurait été parfait sans le violent contraste de l’exubérante nature et de l’humanité taiseuse, ce silence aux raisons trop bien connues. Ce n’est pas un dimanche d’août, ni même un de ces jours de grève des routiers comme celle de 1992 qui avait elle aussi plongé les villes dans un repos forcé. C’est la botte de la mort et de la peur, l’angoisse pesante de l’inconnu. Nous sommes confinés.

Pas tout à fait puisque je suis là : mon employeur s’est assuré que les missions de terrain n’impliquant pas de circuler en milieu habité pouvaient légalement se poursuivre et donc, à moi la campagne… dans les limites de nos actions planifiées : pas question de batifoler à mon gré. Je suis ici car le département a besoin d’une remise à jour de l’inventaire naturaliste de cet Espace Naturel Sensible. Point.

J’ai donc la chance, objective, de pouvoir légalement sortir certains jours, en des lieux précis, pour y compter les oiseaux. Ce matin m’amenait de surcroît sur un site très riche, but de balade familiale depuis trente-cinq ans. Mais rien à faire. J’avais beau noter les oiseaux par dizaines, admirer les cabrioles des vanneaux, le trille du Tarier pâtre et la grâce des busards, tout cela me semblait terne et assourdi. Je me forçais, à la demande de quelques-uns, à partager sans goût quelques photos, quelques obs. L’émerveillement que vous désiriez, je ne le ressentais pas. J’ai déroulé les quelques kilomètres de mon transect, sur ce vénérable chemin aux gneiss sciés d’ornières gauloises, et collecté près de deux cents données naturalistes, et cependant j’étais toujours confiné. Confiné dans l’épaisse cage de verre blindé de mon angoisse, lourde, oppressante. Elle m’écrasait tant la poitrine qu’un instant, j’ai cru aux symptômes de ce-que-vous-savez.

Je suis parti sans me retourner, et rentré sans joie d’une de mes plus riches matinées naturalistes dans ce département. Je sais bien que tout ça n’est pas sans but, mais au sens le plus vrai, le cœur n’y était pas. Et pourtant, la nature, vous savez la place qu’elle y tient, dans ce cœur.

« De quoi se plaint-il ? Il peut sortir, voir des oiseaux, des arbres, des fleurs, des lézards verts et des papillons et ça ne lui va pas ! »

J’en ai bien conscience. J’ai honte de ne pas avoir profité de cette permission, de cette évasion. J’aurais aimé vous donner beaucoup plus de soleil, d’anémones sylvie et de bruants jaunes.

Mais l’avenir est trop chargé d’orages derrière ce temps radieux. Une ombre à l’agenda ternit des mois entiers. Et là, quelle ombre ! Le vide. On a raillé le mot macronien, mais c’est bien vrai : demain ne sera plus comme avant et nous ne savons pas comment. Trois jours de ce régime, tombé sur nous d’un coup, c’est encore le choc. Nos grand-pères n’ont pas pris le rythme ni leur parti de l’Occupation en une semaine. Déjà tendus de luttes et de menaces, nous voyons les cartes rebattues, que dis-je, soufflées et projetées à terre et qui les ramassera ?

Plus encore qu’au lendemain des attentats, nous ne vivons pas. Personne ne vit, sauf les irresponsables. Pas une personne lucide ne peut respirer.

Ne pas sortir est sans doute pire, mais si ça peut vous consoler, sortir ne change presque rien. Vous étouffez chez vous, mais sachez-le, il n’y a pas d’air dehors non plus.

Oui, voilà, c’est ça. C’est l’apnée générale.

Rien n’a de sens quand on n’a plus d’air.

Certains étouffent bien plus. Malades et leurs proches, soignants, petites mains de la société, caissières, agents d’entretien, techniciens réseau, électriciens, plombiers, et les damnés d’entre tous, ces salariés d’activités nullement vitales qu’on force à travailler sans protection, sous la menace d’un licenciement.

Là aussi des nuages s’amoncellent.

Ah, la prière ?

Pardonnez-moi mais je n’y arrive pas. Prier pour les soignants et les aidants, bien sûr. Mais prier pour soi-même, pour sa famille, son emploi, pour la survie de ce qu’on aime dans ce monde et l’espoir d’un lendemain plus juste ? Je n’y arrive pas. Je me sens lâche et pleurnichard de demander ça maintenant. « Moi qui n’ai jamais prié Dieu que lorsque j’avais mal aux dents, moi qui n’ai jamais prié Dieu que quand j’ai eu peur de Satan », chante la Statue de Jacques Brel. Alors c’est non. Je ne me vois pas Lui demander ça, surtout que dans pas longtemps, il va traîner sa croix sur le dos.

« Si quelqu’un veut être mon disciple, qu’il prenne sa croix ! »

Nos croix ce sont nos cages de verre où l’on étouffe. Mais je ne sais même pas si ce sont des croix, parce qu’elles n’ont aucun sens. Pas plus de sens que le virus lui-même, qui n’est là que pour croître et se multiplier, sans aucune conscience de mal, sans faire autre chose que la seule chose qu’il sache faire, dans une absolue innocence.

Laisser une trace

Des nouvelles de l’ancien monde pour bien démarrer l’année ?

L’écologie cette fois-ci serait le funeste symptôme du refus de l’Occident de « laisser une trace ». Oh, ce n’est qu’une resucée de l’éternelle rengaine « gauche aux pulsions suicidaires culpabilisation de l’homme blanc gnagnagna ». Qui en retour suscite la crispation sur la caricature de soi-même, exactement comme le sale mioche qui, lorsqu’on l’engueule pour son attitude, en remet une couche par défi.

On le formule en termes plus polis, plus alambiqués pour que ç’ait l’air philosophique, mais le résultat est le même. Il faudrait coller à une certaine image de nous-mêmes, continuer à se montrer forts, dominateurs brutaux, maîtres et possesseurs. Des gens qui laissent comme trace celle d’un bulldozer. Avec de tels réflexes, on n’a plus besoin de racisme, ni de clichés ni de poncifs, chacun veille de lui-même à se montrer conforme aux reproches les plus éculés, aux pires idées reçues le concernant. Soyons occidentaux ! Dominons la nature ! Dehors les abeilles, vivent les drones ; dehors les arbres, vivent les capteurs de CO2 qui font la même chose (sauf accueillir les oiseaux et les chauves-souris etc…) pour beaucoup plus cher. Rasons les forêts, plantons des panneaux solaires. Ça, c’est occidental ! ça, c’est croire au génie de l’Homme !

C’est se libérer des contraintes de la nature !

Libéré des contraintes de la nature, le conducteur du bulldozer ? Est-ce qu’il ne respire pas, ne boit pas, ne mange pas de matières organiques ? Est-ce que le bulldozer lui-même ne roule pas avec une matière qui n’est que des corps décomposés, transformés d’une manière bien précise par la nature ? Sont-ils affranchis de la gravité, des lois qui régissent l’agencement des atomes de fer, de carbone, d’hydrogène ? Sont-ils libres de se passer de soleil ?

Parviendraient-ils même à s’expatrier sur une autre planète, comment la choisiraient-ils, sinon pour sa nature accueillante pour notre espèce, avec une étoile, des températures et de l’eau semblablement à la nôtre ?

Reste naturellement une option : artificialiser entièrement nos conditions de vie, habiter des tunnels éclairés au néon, à l’air conditionné, consommer une nourriture synthétique, voire à la limite nous cyborgiser – il paraît que c’est cela, devenir Dieu – et se libérer totalement de…

De… ?

Ah, zut ! il faut de l’électricité, des pièces de rechange, des mises à jour du programme, des matières premières…

Rien à faire. « Se libérer complètement des contraintes de la nature », ça n’a pas de sens, ça n’existe pas, parce que la nature, c’est l’univers, et que vivre, c’est habiter l’univers qui existe.

Vivre, c’est vivre avec elle ou plutôt comprendre que de toute façon, nous vivons en elle. C’est inclus. C’est un pléonasme. Seuls les morts sont libérés des contraintes de la nature. Les thuriféraires de l’euthanasie ne nous vendent-ils pas, désarmante naïveté, la mort par injection comme « l’ultime, la vraie liberté » ?

Pire : plus nous nous croyons libres, plus nous ajoutons des contraintes. C’est certain : nous vivons plus vieux, nous souffrons moins, du moins pour une bonne part d’entre nous. Est-ce que nous sommes plus libres ? Ce n’est pas évident. Le budget temps des chasseurs-cueilleurs laissait un incroyable temps libre. De notre côté, le pays qui se targue d’être le plus avancé du monde renvoie au travail ses octogénaires. Est-il permis de questionner le gain d’espérance de vie si, pour se l’offrir, il faut le consacrer à tenir la caisse d’un supermarché ? Ne gagnons-nous en espérance de vie que pour entonner la complainte de la serveuse automate pour qui « la vie ça sert à rien » ?

Suis-je en train de faire l’apologie du retour aux arbres et à une vie sauvage fantasmée, sur mon ordinateur à un pas d’un radiateur bien chaud ? Evidemment pas. En revanche, il me semble vital de tuer quelques fausses évidences à coups de pourquoi. Laisser une trace ? Laquelle ? Celle d’une civilisation dont le rapport au monde est l’exploitation brutale, la domination sans partage, l’asservissement de tout à son seul profit, pour montrer les biceps aux archéologues qui fouilleront nos ruines ? Se libérer des contraintes ? Desquelles et pourquoi ? N’assurer le droit à consommer qu’en contrepartie d’un asservissement, jusqu’à la tombe, à l’obligation de produire ? Nous voilà bien avancés. L’époque pousse nos concepts à l’extrême, les serpents se mordent la queue. Nous avions bâti notre règne sur l’espoir, un jour, de jouir de nos produits sans travailler ; nous finissons par trouver logique de travailler sans fin, ou bien de consommer même si nous n’en avons pas envie, pour que la machine continue à tourner. Parce que nous ne savons tellement plus vivre sans son ronron omniprésent, que penser son arrêt nous est devenu impossible. Alors, nous rivalisons de prétextes pour ne rien remettre à plat. Désormais, ce serait une affaire d’honneur et d’identité. Il faut pelleter pour rester nous-mêmes. Pelleter dans la chaudière d’une locomotive emballée qui ne va nulle part parce que l’Occident, c’est le chemin de fer pouet pouet camembert ! Mais ça suffit, quoi !

Nous avons atteint le point où vivre sous terre – pour un loyer prohibitif – serait vendu comme une « libération de la contrainte » de l’alternance jour-nuit. Plus qu’à nous bidouiller pour nous « libérer du sommeil » et nous serions alors disponibles pour la production vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Je caricature ? Vous êtes sûrs ?

Que se passerait-il si nous cessions de fuir en avant ? Si nous cessions de nous « libérer » de ce qui n’est pas une « contrainte », mais la vie ? Si nous cessions de nous inventer de nouveaux devoirs comme prix d’une libération de… plus rien du tout ?

Finissons-en avec Greta Thunberg (et avec les excuses foireuses)

Oui, arrêtons avec Greta Thunberg. Ça suffit.

Personne n’a été autant injurié en public par notre classe politique et médiatique en ce siècle, pas même les terroristes les plus barbares, que Greta dans cet incroyable défilé compilé sur son compte Twitter par Samuel Gontier. « Vestale fiévreuse », a vociféré l’un d’eux : mesdemoiselles, surtout suédoises, votre job c’est d’être sexy pour faire vendre des bagnoles. Compris ?

Assez, donc, et laissons-la au seul rôle qu’elle revendique, celui de messagère d’une génération inquiète parce que les scientifiques, depuis quarante ans, démontrent qu’il y a bien de quoi, et ceux qui savent qu’ils seront morts avant répètent en boucle qu’il n’y a rien à craindre. Greta Thunberg ne se pose pas en chef de qui que ce soit. Les militants écologistes ne se rallient pas à sa parole, mais à la même qu’elle, celle des scientifiques – que d’ailleurs, pour certains d’entre eux, ils sont. Ils n’ont nulle intention de lui obéir, et ça tombe bien, vu qu’elle n’a nulle prétention à leur donner des ordres ; ils n’obéissent pas à son catéchisme, et ça tombe bien, vu qu’elle n’en a écrit aucun. Elle dit juste la même chose qu’eux, en plus visible.

Elle n’est Jeanne d’Arc qu’aux yeux d’une bande de vieux Cauchon.

Pour le grand public, ce qu’elle dit est nouveau, sorti de nulle part, assis sur on ne sait quoi, suscité par on ne sait qui. Pour nous, écolos de terrain, qui réunissons depuis des décennies données, études, expériences de terrain, le phénomène Greta Thunberg ne change rien sur le fond. Son message ? Mais c’est le nôtre. Sa présence n’est que la concrétisation du fait que l’alerte écologique venue de la science a fini par assez imprégner société pour que de telles figures émergent. Une tendance sans visage a fini par s’en donner une. Voilà tout. Elle n’apporte, si l’on peut dire, « rien » qu’un espoir nouveau d’être entendus.

C’est ailleurs que gîte le lièvre. L’enjeu tient exactement dans cette phrase criée par monsieur « vestale fiévreuse » – il ne mérite pas qu’on retienne son nom. « Le climat est une question technique, avec des solutions techniques » – cela regarde les techniciens et les citoyens n’ont rien à y voir, rien à demander, personne à presser d’agir, au sens propre : circulez il n’y a rien à voir. (Et ça vient nous parler de menace pour la démocratie !)

La question que pose notre temps est celle-ci : la crise écologique, qui n’est pas du tout que climatique mais aussi effondrement de la biodiversité, pollution meurtrière, piteux état des sols agricoles, agonie des océans et j’en passe, est-elle, ou non, une affaire à régler strictement entre techniciens de manière invisible pour les citoyens, c’est-à-dire sans questionner leur mode de vie et de manière générale l’économie basée sur une consommation toujours croissante, unique moyen, nous dit-on, de créer des emplois jusqu’à ce que dans un avenir lointain, un niveau de vie de classe moyenne occidentale soit garanti à toute l’humanité ?

Cette question m’est d’autant plus sensible qu’au cours des quinze premières années de mes engagement, formation, et enfin travail salarié dans le domaine de la protection de la nature, j’ai fermement cru à une réponse positive. Oui ! Nous allions tout concilier. Nous saurions doser l’opposition et l’accompagnement pour qu’il n’y ait simplement pas trop d’autoroutes, de pesticides, de ZAC-plaques de béton ; faire replanter assez de haies, obtenir une gestion forestière assez écologique, etc. Et  obtenir que l’économie telle que nous la connaissons réduise son empreinte écologique juste assez pour que, demain, nous ayons encore un climat compatible avec notre existence et nos productions, un air respirable, une eau potable et vivante, un océan avec plancton et poissons, des campagnes où des cultures puissent s’épanouir sur des sols vivants, encadrées de bandes enherbées peuplées d’outardes et de papillons. Nous avions de bonnes raisons d’y croire, car ça marche. Techniquement, nous savons comment faire pour obtenir un terroir décemment productif et tout aussi dignement perméable aux busards, perdrix, carabes et criquets. Si ça n’a pas marché, c’est parce que politiquement n’est pas venue la décision de généraliser ces pratiques, d’en assumer les contraintes aujourd’hui pour en récolter les bénéfices demain. Les bénéfices n’étaient pas assez financiers, ou pas assez à court terme.

Sans le spectre de la non-durabilité, personne ne voyait pourquoi changer.

Ce n’est que récemment que nous avons réalisé que, précisément, ce n’était pas durable, et donc que notre démarche était vouée à l’échec. Encore pas mal de collègues préfèrent-ils continuer à tenter de sauver ce qui peut l’être, ralentir la chute par simple aménagement du système – par des réponses techniques – que d’affronter le caractère, désormais, irrémédiablement supra-technique, c’est-à-dire politique du défi. Ce n’est pas par conviction que je le dis, c’est en tirant le bilan de tant d’années : les solutions techniques ont été et seront toujours prises de vitesse. En presque trente ans de « développement durable », nous n’avons cessé de nous éloigner du point d’équilibre, car ce système ne peut courir que dans la direction opposée. Le système économique actuel a fait la preuve de son exigence de ressources infinies, qui se traduit ici-maintenant par une ponction croissante sur le système planète qui dépasse, et largement, ce que la science lui recommande de respecter en termes de limites. Qu’une technique devienne deux fois moins polluante devient blanc-seing pour y recourir vingt fois plus. C’est le moteur même de notre forme actuelle de développement que d’exiger plus qu’hier et moins que demain, sans limite, de ces ressources limitées, comme le nénuphar qui ne peut que grandir et recouvrir, fatalement, l’étang.

Ou, formulé réciproquement : déployer des « solutions techniques » dans des proportions suffisantes pour obtenir le résultat nécessaire en termes de conditions de vie pérennes sur cette planète entraîne automatiquement la sortie du système en cours, comme un cycliste, en deçà d’une certaine vitesse, doit obligatoirement mettre pied à terre. C’est pour cela que nous n’avons toujours pas fait ce que nous savons devoir faire.

Nous pouvions nous en douter ; tous les précurseurs l’avaient prévu. Nous avons tenté. Comme prévu, c’est raté. Maintenant, il faut en tirer les conclusions.

Ce que la science dit, c’est que les limites sont déjà, pour certaines, atteintes.

Et voilà pourquoi le sujet est éminemment politique. Quoi qu’il arrive, c’est un changement de société qui s’avance. Profond. Un saut de paradigme, la sortie de la course individuelle au toujours plus. Mais vers quoi ? C’est là que nous, que nous soyons scientifiques, techniciens ou « simples citoyens », devons refuser de voir accaparer le dossier par quelque groupe que ce soit. Quelles que soient ses prétentions scientifiques ou techniques.  Cela regarde les citoyens. Cela regarde chaque être humain. Qu’il soit jugé compétent ou non, c’est son affaire : c’est ça, la démocratie. Fabriquer le nouveau monde entre « sachants » dans son dos, c’est ça, la dictature. Là est le risque, aujourd’hui. Voir se construire le monde de demain hors de tout contrôle démocratique, de tout contrôle sur ce qui sera sacrifié, conservé… ceux qui seront sacrifiés ou conservés. Voilà pourquoi nos vieux chefs tremblent. Ils aimeraient bien décider ça entre eux, après avoir écarté les importuns.

La place de la science, et de la technique, ne peut être que de dire ce qui techniquement parlant peut être fait, quels sont les risques et les échéances. En aucun cas de se substituer aux choix de société.

Au reste, la technique n’est pas la science, et ceux qui prétendent que c’est à la technique seule qu’il faut la confier trompent, ou se trompent doublement. Ce n’est qu’un artifice de plus pour soustraire le dossier au contrôle des peuples et de la science. La technique ne peut être une espèce de pouvoir indépendant aux mains d’élites en roue libre, décidant loin des regards, se réclamant d’une technicité qui dépasse le peuple, cet ignare, et le scientifique, cet éthéré. Il s’agit, à présent, de ne plus chercher à concilier l’inconciliable, et encore moins de laisser quelque technocratie, quelque docteurKnockcratie trancher dans le vif pour nous, à notre place et sans contrôle. Vous avez remarqué ? Ce paragraphe aurait pu être écrit à l’identique à propos des débats bioéthiques. Il y va de l’avenir de l’être humain comme des autres: vivant et libre, ou livré aux technotripoteurs et aux marchands comme l’est déjà tout le reste de la planète.

C’est un immense chantier qui exige de nous, citoyens, de travailler et nous former, sans quoi l’exercice de nos droits reste vain. Mais il en vaut la peine.