Chrétiens et écologie : retour case départ

Parallèlement à la repolarisation politique extrême, et violente, des sujets écologiques en France – les uns les mettant en avant, les autres, qui n’attendaient en fait que ça, se remettent à faire profession de s’en foutre (« le réchauffement ? Mettez la clim ! ») – j’observe ce que j’appellerai un rejet de la greffe Laudato Si’ par une grande majorité des catholiques français.

La CEF a récemment fait savoir, au bout de plusieurs années de travaux prometteurs et la sollicitation d’invités de marque, que le dossier allait filer très très bas sous la pile, et qu’elle recommandait vivement à tous les fidèles lancés dans cette aventure suspecte de mettre leur enthousiasme sur pause jusqu’à une prise de position officielle, qui viendra, promis juré, à la venue des coquecigrües. Pourquoi ? Parce que c’est comme ça. Parce que finalement tout ça c’est bien compliqué, et c’est peut-être un complot woke contre notre sainte mère l’Église après tout. Tant pis pour les expert/es et intervenant/es qui se sont relayé à Lourdes et ailleurs pour exposer les dossiers, informer, documenter. Tout ça pour ça.

Les livres sur le sujet reculent sur les tables des librairies. Ils n’intéressent plus du tout, et la rupture est brutale. Sur les réseaux, même topo: des personnes qui parlaient d’écologie intégrale il y a encore deux ans reprennent désormais la tierce « tout ça est une arnaque pour nous faire payer des impôts, une invention des communistes ». Seuls quelques îlots demeurent, comme la revue Limite par exemple, ou encore quelques éco-lieux désormais à l’écart de la médiatisation dont ils avaient bénéficié aux temps précovidocènes; ou des diocèses comme Coutances, ceux qui, comme par hasard, sont déjà confrontés à la réalité de la crise, au littoral qui s’effrite, à l’eau de mer qui monte. Eux ne se demandent pas si le sel qui percole dans les prairies est de gauche ou de droite.

Ailleurs, la marée du business as usual est revenue, et avec un fort coefficient. Ton dominant: « on s’est amusés deux, trois ans, mais c’est fini, on revient aux choses sérieuses :l’identité, la liturgie, les servantes d’assemblée, les dentelles, ces choses très concrètes. »

Seule échappe à cette noyade (et encore) le programme Eglise verte, qui peut aisément être réduit à un chemin de petits gestes amusants, apolitiques et surtout peu dérangeants, ne remettant rien en question, jamais. Les catholiques français sont bel et bien, de ce point de vue, des Français comme les autres avant tout, comme nous le notions dans La vie oubliée : bannir progressivement les assiettes en carton suffira.

Il y avait pourtant de quoi faire. À travers les chrétiens, l’écologie pouvait enfin se faire universelle. Qu’ils s’en emparassent, et l’antienne « enfin quand même, c’est un sujet préempté par la gauche, et la gauche vous comprenez, c’est non, quand même, donc on va rejeter l’ensemble au cas où » aurait enfin pris du plomb dans l’aile. La gauche en parle ? Et alors ? Cela n’interdit pas d’en parler aussi, si l’on n’a pas envie de les laisser « la préempter ». Elle n’a rien « préempté » du tout. Elle traite le sujet. Cela n’empêche personne d’en faire autant.

L’élan eût pu contribuer à injecter dans tous les milieux politiques une prise en compte profonde, irréversible du sujet, à rappeler qu’on ne négocie pas avec un anticyclone (encore moins avec un cyclone), que les pauvres meurent déjà de notre inaction et que c’est inacceptable, même si l’on refuse de croire qu’on sera le prochain. Contribuer aussi à peupler d’espérance le combat écologique qui en a bien besoin. Habiter en témoins de Jésus-Christ notre siècle qui est un siècle de crise écologique et y annoncer tout de même la Bonne nouvelle. Faire un peu ce que nous a dit le barbu de Galilée avant de reprendre l’ascenseur, quoi.

Non.

Encore deux, trois ans, et on sera encore plus seuls qu’en 2011.

Je suis las de constater, mesurer, établir, argumenter, sourcer, pour désormais me retrouver avec les mêmes cris d’orfraie « mais on veut PAS vous entendre, on veut PAS-PAS-PAS ! » comme si je vendais des brosses au porte à porte.

Las de la ritournelle « moi je peux pas écouter les écolos parce que Mélenchon nucléaire machin ». C’est hors sujet. Même en cette veille d’élections. Au contraire, cela devrait inciter à porter le sujet dans les autres partis, ceux qui expliquent en ce moment qu’il suffit d’avoir du nucléaire car ça permet de monter la clim. Avez-vous donc l’intention d’expliquer à la chaleur ou à la coulée de boue qu’il faut vous épargner car vous n’êtes pas contre l’écologie mais contre Jonlukmélonchon ? Je ne suis pas sûr qu’elles vous écoutent.

Il paraît que tout ça c’est parce que l’écologie n’est pas populaire. Oui. Et c’était aussi ça qu’on s’était fixés de combattre il y a dix ans et bien plus encore. L’écologie n’est pas populaire et encore moins un sujet citoyen. Bien que la France dispose d’un tissu bénévole vaste et actif, celui-ci ne connaît pas sa force politique. Pour les sujets importants, il n’y a que l’Etat. Et donc, que le vote. Et donc, celui qui vous parle d’écologie est forcément en train d’essayer de vous refourguer un bulletin Jonlukmélonchon et rien d’autre. Commode, n’est-ce pas ? De l’autre côté, on se méfie par principe de ceux qui en parlent quand ils sont catholiques, parce que ce doit être cette fameuse écologie de strèmdrouate avec laquelle on joue à se faire peur en repostant une fois par an quelques articles de 2015 sur le lancement de la revue Limite. Je sais bien.

Je sais… Est-ce que ce n’est pas exactement ce contre quoi on voulait se battre il y a 10 ans, 11 ans ? Est-ce qu’on n’a pas assez dit en ces années-là que les chrétiens pouvaient être mobilisés sur l’idée, et diffuser l’idée, que c’est l’affaire de tous, qu’il y a mille façons de prendre le sujet à bras le corps seul ou à plusieurs, le bulletin de vote n’en étant qu’une petite partie ? Est-ce qu’on n’a pas consacré bien des efforts à parler de cette conversion, de cette sobriété heureuse qui était par surcroît évangélique, les choses étant parfois bien faites, au temps où La Décroissance était un vrai journal de la joie de vivre ? Est-ce qu’on n’a pas consacré des centaines d’articles, de publications diverses, de rencontres, de soirées à expliquer tout ça à des paroisses, des associations chrétiennes, des communautés, fermement convaincus que l’écologie pouvait devenir à tous les sens du terme un lieu habité de Bonne Nouvelle ? Et nous voilà à répéter les mêmes constats qu’il y a onze ans – que oui c’est bien dommage mais les catholiques s’intéressent surtout à la défense fortifiée de leur identité et c’est bien normal et ça ne changera pas ! Il avait eu la secousse d’une encyclique pour ça. Il n’y en aura pas d’autre ! Il ne faut pas espérer une nouvelle impulsion d’en haut comme ça pour rouvrir par magie la fenêtre ! On est de retour à ce point-là. Bien moins de place pour le sujet dans les médias chrétiens, pas d’événements spéciaux, parce que le sujet n’intéresse plus, et donc impossibilité pour nous d’avoir de temps en temps une occasion de porter encore ce message, et donc l’écologie redevient cette inconnue, lieu de fantasmes (« mon Dieu, protège-moi de ces wokes… ») Nous sommes de retour à la case départ ! La seule différence c’est la naissance de quelques lieux, de quelques expériences, mais qui n’influencent plus guère au-delà d’un très petit rayon puisque personne ne s’occupe plus de les faire découvrir.

Et pourtant ! Que d’efforts, que d’élans, que d’espoirs, entre 2011 et disons 2018 ! Les assises chrétiennes de l’écologie, les chrétiens indignés, Chrétiens et pic de pétrole, Limite, les centaines de bouquins, les milliers d’articles et de soirées sur Laudato Si’… pour se retrouver là une grosse dizaine d’années plus tard? Et il faudrait par-dessus le marché être « optimiste », par 40° sous abri ? Nous avons bâti comme des fous et c’était presque entièrement sur du sable, les vents ont soufflé, la pluie est tombée et il n’est pratiquement rien resté. Pas la peine de se mentir, il va falloir ressortir les pics et les pioches, *recommencer*. Sauf qu’on a 11 ans de plus et plus forcément le même ressort ni la même énergie.

Déjà perdue

L’écologie sera perdante de l’élection, c’est joué avant qu’elle ait eu lieu, une fois de plus. Absente de tous les programmes sauf deux, et dans l’un d’eux, couplé à un non-alignisme anti-américain particulièrement mal venu, ainsi qu’à des propos pour le moins équivoques à l’endroit du vaccin anticovid. Belle offre. Alentour – et même chez ces deux-là, d’ailleurs – c’est productivisme et promesse de consommer toujours autant. La campagne pue l’année 1972, entre les « jours heureux » de Roussel, basés sur la voiture et la maison individuelles, « l’écologie industrielle » de Macron, le grand retour de l’US-go-home quitte à nous jeter dans les bras de Poutine et la crispation sur le nucléaire, (re)devenu emblème d’armes et de danger.

Histoire de porter l’estocade sur la désespérance, on trouve même une candidate qui se vante d’avoir pour grand projet du quinquennat (sic)… une transition écologique juste ? le pouvoir d’achat ? Le retour de la croissance ? Même pas : l’euthanasie aisément accessible à tous. Ça a changé, les promesses de lendemains qui chantent didon.

Si le climat est vaguement mentionné, sauf à l’extrême-droite où il demeure un non-sujet (voire un objet de complotisme), le manque à venir de ressources (qui devrait tempérer tout fantasme sur l’énergie bas carbone inépuisable, d’où qu’elle vienne) et plus encore la biodiversité sont totalement absents. Y a pas. Circulez y’a rien à voir. Il ne faut pas désespérer Carrefour. Le fait est d’autant plus incompréhensible que le climat, au moins, figure dans le trio de tête des préoccupations des Français dans tous les sondages sur le sujet. En politique, l’écologie demeure un objet et non un sujet, et j’aurais même mieux fait de dire un hochet. Certains l’agitent ; d’autres jouent à se le piquer ; la plupart en font n’importe quoi, et certains même le jettent dans un coin de la pièce en hurlant.

Le temps de commencer ces lignes et voici le rapport du GIEC qui évoque seulement trois années avant d’échapper à la descente aux enfers, vers un climat non compatible avec des sociétés humaines prospères. En réactions (rares) : concert de « pas question d’accabler les classes populaires avec ça ». Tiens, voilà qu’on s’en soucie ? Elles ont bon dos, les classes populaires : partout dans le monde, ce sont elles qui subissent les premiers chocs, et les plus violents. Ce sont elles qui manqueront de nourriture correcte à prix de même, tandis qu’on aura arraché les dernières haies et retourné les dernières prairies pour produire du grain destiné aux élevages en batterie. Et in fine à la production de cette barbaque discount dont toutes les études montrent que les plus pauvres en consomment trop, parce qu’elle n’est pas chère. Il est dommage que le groupe qui a cru bon de vider le grain d’un wagon sur la voie n’ait pas eu l’idée, plutôt, de le prendre et le cuire pour en faire du pain, si tant est qu’un tel blé soit panifiable.

Personne n’ose dévier de notre trajectoire : nous allons trop vite. Nos bras sont collés aux portières par la vitesse, le volant est figé. Avez-vous remarqué ? Si chacun opine du bonnet « qu’il faut faire quelque chose », à la moindre suggestion de changement, le même vous répond : impossible !

Impossible. Toute notre économie est bâtie sur le postulat, et a désespérément besoin, de ressources planétaires indestructibles et infinies. Y injecter la moindre dose de sobriété provoque la panne. Le concurrent s’en fout ! Les Chinois ne font rien ! Tout le monde veut son pilon de poulet pas cher ! Etc. Devant le vide, notre discours ne change pas d’un pouce : il n’est pas raisonnable de changer quoi que ce soit.

Je ne peux que boire, dit l’alcoolique.

Alors trancher ce nœud gordien ? Tout casser ? Faire la révolution ? Je suis certes piètre politologue, mais je ne vois guère de révolutions qui aient abouti à autre chose qu’à changer de groupe dominant, sans rien changer aux mécanismes de domination. Or à la différence des temps anciens, c’est de mécanismes qu’il faut changer d’urgence. On peut bien intervertir le patron et l’ouvrier, la machine polluera toujours. Tant que nous ne sommes pas assez nombreux à vouloir sortir du productivisme, il sera inutile de fantasmer une révolution qui nous ferait simplement sortir du capitalisme financier ou privé.

Nos chefs ne sont pas fous. À l’instar, dit-on, de la Chine, ou bien comme ils l’ont fait face au Covid, ils agiront quand l’urgence sera venue. Le jour où les engrais manqueront, je n’ai aucune inquiétude sur le fait que Monsanto se mue en premier défenseur mondial de la permaculture. Ils agiront en état d’urgence : à marches forcées, à coups de sabre et de matraque. Ils trancheront, pas les liens du nœud gordien, mais les nôtres. Nous viendrons à la dictature verte, j’en suis sûr. Mais pas une dictature des Verts. Une dictature qui sera d’autant plus violente et cruelle qu’elle sera déployée, justement, par ceux qui vomissaient le vert de toutes leurs forces, mais qui n’ont plus le choix. Quand la planète giflera ces Jupiter de pacotille, leur aigreur de se voir impuissants, de ne plus maîtriser la situation à coups d’éléments de langage, ne les rendra que plus violents.

Et puis, de toute façon, le khmer vert ultime, l’écolo-tyran avec qui on ne négociera pas, ce sera la planète elle-même. Elle présente déjà la note.

Habituellement je ne dis pas pour qui je vote et… ben je vais continuer, en fait. Il y a du rédhibitoire dans chaque candidat à mes yeux, et du gravement rédhibitoire, et quand je dis les candidats, j’inclus monsieur Blanc et madame Abstention.

L’élection est déjà perdue. Pour ne pas perdre cinq ans de plus, il faut les prendre, nous. Commencer maintenant, partout, à faire en sorte qu’une écologie intégrale, une écologie dont la justice sociale serait une composante pleine et entière, s’impose enfin même aux agitateurs qui brassent, tout là-haut, bien à l’abri des mauvais vents, des mégafeux, des coulées froides. Il faudra faire quand même, contre des vents politiques plus contraires que jamais, des ouragans de déni, et tenir bon, mettre à la cape, courber le dos, voiles et dents serrés.

Nous sommes en 2022, et le pays résonne d’éructations telles que « savez-vous que le GIEC n’est pas composé de scientifiques », « la protection des zones humides ça sert à pomper des subventions et c’est pas ça qui va vous nourrir », ou encore « je suis écolucide : il n’y aura pas de catastrophe parce que la technologie va nous sauver ».

Pendant ce temps, les côtes françaises sont déjà sapées par cette montée des eaux qu’aiment tant railler les éconégationnistes. Le sel sature les terres littorales.

L’ONU est au courant.

La France, elle, va s’offrir encore cinq ans au minimum de déni, d’ironie, de railleries. Les mêmes que depuis trente ans.

Notre méconnaissance profonde, et délibérée, des sujets écologiques nous jette dans le chaos. Apprenons vite à quoi sert une zone humide, avant qu’elle ne nous l’explique d’une manière très désagréable.

« La Création retrouvée » (fr. Éric Bidot): vite, suivons saint François !

n_çIl faut bien le dire, on sent comme un reflux depuis la vague Laudato Si’ chez les catholiques. Il reste des noyaux de convaincus bien plus étoffés qu’auparavant, de nombreux projets locaux, mais l’actualité sanitaire (pourtant ô combien fille du funeste paradigme technocratique…) semble avoir détourné nos boussoles de l’urgence écologique.

Le livre du frère franciscain Éric Bidot, La Création retrouvée, l’écologie selon saint François (éditions de l’Emmanuel) n’en est que plus essentiel encore.

La crise écologique ne s’est pas mise sur pause pendant que nous suons sous nos masques FFP2. Le risque est même que l’effet rebond – pardon, « la relance » – ne l’aggrave encore alors que ses conséquences dévastatrices sont déjà là. Tout craque, et c’est bien pour cela que François, le pape, nous a donné comme guide François, le saint. Le plus radical, le plus en rupture avec le sage petit business que rien ne dérange.

L’auteur nous conduit premièrement dans une relecture approfondie du Cantique de frère Soleil, alias Cantique des Créatures, qui constitue presque à lui seul un socle pour une approche écologique complète. Éric Bidot n’oublie pas de rappeler ce point fondamental : ce cantique est composé alors que François est cruellement éprouvé par la maladie ; et qu’en aucun cas la fraternité universelle qu’il nous propose et qu’il a vécu lui-même ne saurait être taxée de romantisme déconnecté – peut-être dirait-on aujourd’hui de boboïtude. François n’idéalise pas la Création au sein de laquelle il vit, fragile comme l’est un pauvre au XIIIe siècle. Mais il sait voir la bonté du Créateur  en toute chose, il perçoit la vocation de louange divine de chaque créature, y compris des vers qui le malmènent, du loup dévoreur, et non des seuls êtres doux ou utiles à l’homme. François ne croit pas naïvement que toute créature est bonne, il voit la bonté du Créateur à travers toute créature, ce qui n’est pas la même chose. Et cela peut infiniment nous inspirer, pour nous réajuster au projet de Dieu. La vision de saint François nous libère de l’étouffant regard utilitariste. C’est dire si nous pouvons, si nous devons suivre lentement, patiemment, frère Éric Bidot sur les pas du saint qui dit et redit son cantique. Chaque page nous amène à questionner notre rapport au monde, du proche au lointain, du concret au plus vaste. Car il n’y a pas de limite à la fraternité universelle !

C’est déjà un beau pèlerinage. Mais le livre ne s’arrête pas là, car quelque part toute la vie de saint François est un cantique des Créatures. En reprenant tout l’itinéraire du Poverello, fils de famille aisé qui du jour au lendemain se dépouille, au sens propre et en public, il nous donne à voir la clé de cette conversion, et cette clé, c’est évidemment Jésus-Christ. Le Christ assume notre humanité ainsi que la vie ici-bas, et pourtant, il est pur amour divin. En lui s’opère la réconciliation, alors même que le monde que nous devons habiter reste marqué par le péché. Ainsi, le dépouillement n’est pas austérité, il n’est pas châtiment, il est au contraire imitation de Jésus-Christ serviteur, venu laver les pieds des disciples. Cette descente de piédestal est le passage obligé, la porte étroite, pour entrer enfin dans l’attitude filiale, qui sait que tout est don. « Appauvri volontairement, [François] apprend à tout recevoir avec reconnaissance et à rendre au Père de toute bonté tout ce qui est. Il n’y a pas de retrouvailles avec la Création sans ce consentement à la démaîtrise », écrit Éric Bidot. Ces deux phrases seules ont de quoi nous secouer, nous arracher à nos conforts pour refaire de nous des pèlerins.

Un pèlerin, c’est ce qu’était le saint d’Assise, rappelle enfin l’auteur. Non pas quelqu’un qui fuit le monde, mais quelqu’un qui sait que nous ne faisons que le traverser, que nous ne le possédons pas. Nous le recevons dans l’attente et comme première espérance de joies futures. Pour le comprendre et surtout le vivre, il faut « renoncer à posséder les créatures pour en user droitement ». François ne rejette ni le monde ni l’expérience de ses sens : ils sont « capables de Dieu » et aptes à reconnaître Dieu à travers ses créatures. « Toute créature est révélation divine et François va s’en réjouir de plus en plus ». Sur ses pas, nous pouvons entrer à notre tour dans un joyeux pèlerinage.

Au terme de cet itinéraire d’une grande clarté et d’une richesse inépuisable, frère Éric Bidot nous rappelle que tout cela nous concerne. Ce chemin nous attend ici et maintenant. La Trinité est relations, la fraternité est une relation, et l’écologie nous enseigne que le vivant grouille également de relations, certes de natures excessivement variées. L’attitude franciscaine ne saurait être réduite à quelque vivifiant exercice spirituel. « La Création retrouvée » nous offre un véritable guide pour la conversion écologique à laquelle nous sommes appelés, une conversion qui s’incarnera ensuite dans nos décisions, les techniques que nous choisirons ou non d’adopter. Notre monde en sera sans doute bouleversé. François d’Assise n’est pas l’homme de « quelques curseurs à ajuster ».

Un « Laudato Si’ en actes » grand comme le monde: de retour de la conférence #LaudatoSi18

Nous rentrons tout juste – il y a quelques heures – de la conférence internationale « Laudato Si’ – Saving our common home and the future on life on earth » organisée au Vatican par le dicastère pour le développement humain intégral. On se pince encore un peu mais oui, invités au nom de la revue Limite, nous avons bien assisté à cet événement, entre un comptage raté de hiboux à Dardilly et un suivi de carrière à Mions.

Pour en savoir plus sur cet événement, retrouver le programme, toutes les interventions… consultez son site laudato-si-conference.com et les tweets publiés sous #LaudatoSi18

Que retenir de ces deux journées ?

S’il y en avait une seule, je dirais celle-ci : ne laissons plus jamais dire et ne soyons plus jamais tenté de croire que l’écologie, c’est bien gentil, mais c’est un luxe de riches, un sujet de second plan, et que d’ailleurs il n’y a que quelques bobos de New York ou de Paris pour s’en soucier. Qu’on a autre chose à faire que s’occuper des petits oiseaux quand on doit affronter le chômage.

Il faudrait que tous ceux qui ne sont pas convaincus puissent rencontrer ces gens des îles du Pacifique, du cœur de l’Amazonie, d’Inde ou du bassin du Congo, du Groenland ou du Burkina-Faso, qui se battent là-bas, au quotidien, dans leurs villes, leurs villages, leurs campagnes et leurs forêts, pour leurs terres, leurs fleuves, leurs familles et leurs enfants. Ils leur expliqueront pourquoi sauvegarder les arbres, les sources, la forêt, pourquoi développer l’agro-écologie plutôt que les puits de pétrole, pourquoi limiter le réchauffement global à 1,5°C, et offrir un avenir décent à tous, c’est tout un. C’est plus que lié, c’est la même chose. Ce n’est ni moi, ni un onucrate rousseauisant, ni un éditorialiste de Manhattan ni un cardinal italien ni même un pape argentin qui l’affirment, c’est eux. (Chez nous, c’est la même chose ; mais la modération des climats tempérés et une dépense d’énergie effrénée nous le cache encore pour quelque temps).

Et ils sont venus de l’autre bout du monde pour nous le dire.

Mais pas que pour le dire : pour témoigner, depuis le terrain. Le terrain, c’est là où les Pacific Climate Warriors de Nouvelle-Zélande ou des Samoa rapportent que des grands-parents ne peuvent plus montrer à leurs petits-enfants où ils jouaient et allaient à l’école : tout ça est sous un mètre d’eau. Le terrain, c’est là où le cardinal Barreto Jimeno reçoit des menaces de mort parce qu’il défend les paysans, les autochtones, qui veulent sauvegarder leurs terres contre un projet d’exploitation d’hydrocarbures. C’est là, à Patna, dans le nord de l’Inde, où les étudiants de l’ONG Tarumitra reboisent, recréent des forêts, de véritables réserves naturelles – oui oui, Elzéard Bouffier existe, mais il est indien et il a dix-huit ans. C’est chez les membres du REBAC (Réseau ecclésial du bassin du Congo) où l’on se mobilise pour sauver l’un des trois poumons verts du globe (avec l’Amazonie et l’Asie du Sud-Est bien entendu), et même de former un réseau qui unisse les défenseurs de ces trois grandes entités forestières. Ils ont autre chose à faire pour « le développement », pourtant, n’est-ce pas ?

Et bien non.

Nous ne mesurons pas, en France, où nous sommes cinq pour cent de catholiques, pas beaucoup d’écologistes engagés et encore moins qui sommes les deux à la fois, ce que ça signifie à travers le monde, Laudato Si’. Pour nous, ça reste une préoccupation qui commence doucement à mobiliser un groupe archi-minoritaire de la société. Ailleurs et notamment dans ce que nous appelons le Tiers Monde, c’est un élan, un souffle vital qui se traduit par d’innombrables initiatives au profit de la planète et de la dignité des pauvres, des petits, des déclassés, des indigènes oubliés, que sais-je, tout cela à la fois, tout cela ensemble. Tout n’est pas né de l’encyclique bien sûr. Je ne sais plus quel est le participant, un représentant des peuples indigènes d’Amazonie je crois, qui a dit : « lisant cette encyclique nous avons été enthousiasmés de voir le pape reprendre nos mots, nos combats ». Mais tout ce qui bourgeonnait ici et là peut maintenant s’unir, les racines s’entrelacer comme elles le sont dans le sol de la forêt, une forêt grande comme le monde. Et cela faisait du bien, d’ailleurs, d’élargir notre horizon au-delà des réflexions franco-françaises – certes fort utile, et notre pays a besoin qu’on pense sa situation, son état, son avenir – mais regarder au-delà, c’est régénérant. Se dire : cette personne est venue des Samoa, celle-là du Pakistan, celle-là du Pérou pour parler d’initiatives écologiques concrètes à Rome, rien que ça, le vivre concrètement, cela ne laisse pas intact.

De même, nous Occidentaux, croyants et non-croyants, ne mesurons pas le rôle que peut jouer l’Église. Je ne parle pas de l’institution avec ses allures pyramidales mais bien du réseau formé par la communauté des croyants. Dans de nombreux pays où l’État est défaillant sur tout ou partie de ses territoires, ou hostile aux pauvres, ou corrompu, ou tout cela à la fois (et ça va souvent ensemble, et sous toutes les latitudes) l’Église, elle, est présente. Non évidemment que les hommes d’Église soient tous intègres dévoués corps et âme à la cause des pauvres (mais il y en a quand même pas mal…) – ils sont pécheurs comme les autres. Mais elle existe comme entité toujours là pour que s’unissent les hommes de bonne volonté. Un rôle qu’elle endosse au fond depuis toujours, et jamais si bien que quand le césaropapisme sombre.

Bref : ça bouge. Pas assez vite. Là-dessus, scientifiques et hommes du cru s’accordent : tout va très mal et il nous reste peu de temps, presque pas de temps avant que la crise climatique et la crise d’extinction –et celle-ci, même s’il faut encore souvent le rappeler, tend à s’imposer comme une urgence aussi aiguë que l’autre – avant que ces crises, donc, ne nous jettent dans un chaos qu’il vaut mieux ne pas imaginer. Le chaos et la honte pour les coupables, et honte il nous a fait, ce chamane groenlandais, à la tribune avec son collier de dents d’ours, qui tonnait « je vous ai vus ! vous ne respectez même pas les intervenants de votre propre conférence : je vous ai vus, vous étiez tous sur votre téléphone. Et le monde non plus ! vous ne le voyez pas ! il ne vous intéresse pas, vous regardez votre téléphone. »

Mais ce n’est pas qu’à l’aune de l’immobilisme occidental (ni de notre téléphone) qu’il nous faut juger la situation. C’est aussi à l’espérance qui naît devant tous ces arbres qui sont plantés, qu’il s’agisse de ceux de Tarumitra, des monastères de Poblet ou de Notre-Dame du Chêne, du centre Songhai (centre d’agro-écologie au Bénin) et de bien d’autres encore. Nous avons conclu les travaux en répétant qu’il y en avait assez des sommets et encore des sommets, qu’il fallait des actions. Cette « conférence internationale » était un peu plus qu’un sommet, justement parce qu’elle réunissait des femmes et des hommes, des moins jeunes et des jeunes, engagés sur le terrain et parlant du (depuis le, et au sujet du) terrain. Nous avons échangé des contacts (et j’ai maudit vingt fois par heure mon anglais calamiteux) mais aussi de l’espérance, la certitude de ne pas être seuls, de ne pas être abandonnés. La certitude aussi que l’Église donnait là la première place aux combats des pauvres – des pays pauvres, des peuples indigènes, pour leur dignité.

Il y aurait encore beaucoup à dire ; et notamment le fait que nous n’avons jamais oublié dans nos travaux que le fil rouge, c’est de recevoir avec gratitude la planète, la Création comme un don, un don non pas pour accaparer, mais pour redonner, partager. Que l’écologie n’est pas qu’une question scientifique, biologique, économique ni même anthropologique mais aussi une louange.

A part ça, je déteste l’avion, surtout quand il y a un tel vent de travers qu’il se pose en crabe, je déteste les procédures dans les aéroports, et il y a du Serin cini dans les jardins du Vatican et même que je l’ai saisi sur Ornitho.it

LaudatoSi18Temoins

Assis à la tribune, de gauche à droite: Macson Almeida, Don Bosco Alliance verte, Inde; Delio Siticonatzi, REPAM (Red Ecclesial Panamazonica); Allen Ottaro, Réseau catholique de la jeunesse pour l’environnement durable en Afrique (Kenya); Bruno-Marie Duffé, secrétaire du dicastère pour le développement intégral (DSSUI); le cardinal Parolin, secrétaire d’Etat du Saint-Siège; le cardinal Turkson, Préfet du DSSUI; Delia Gallagher, (CNN); Laura Menendez (Mains Unies / Espagne); Jade Hameister (Australie), plus jeune exploratrice à avoir atteint le Pôle Nord

 

Ne dérivez pas l’écologie intégrale

Cela devait arriver. L’écologie est « à la mode » depuis trop longtemps. À force que chacun tire à soi cette belle couverture, ont fleuri les redéfinitions de termes, les adjectifs, les dérivés. L’on avait déjà dû commencé à parler « d’écologues » et non d’écologistes pour désigner celui qui s’occupe d’écologie scientifique et de rien d’autre ; puis l’on vit éclater les termes d’écologie progressiste, d’écologie humaine et finalement d’écologie intégrale, tout cela valsant et sautant d’un bord à l’autre de l’échiquier comme vile superballe.

Alors, un petit point sur l’écologie intégrale, de la part d’un utilisateur régulier, et, s’il plaît à Dieu, prudent, de la plupart de ces termes ?

Rappelons avant tout que l’écologie, à la base, c’est la branche des sciences de la vie qui étudie les relations des êtres vivants entre eux et avec leur milieu. C’est toujours vrai. C’est toujours une discipline scientifique et c’est par excellence la science des relations. L’affaire se corse si l’on veut bien prendre en compte que le milieu inclut les autres êtres vivants et que ceux-ci créent, dans une certaine mesure, le milieu. Songez aux multiples façons dont végétaux, vers de terre, grands et petits herbivores, modèlent le sol, le paysage et le climat.

Non seulement tout est lié, mais tous sont liés : c’est l’enseignement de cette science.

Et l’écologie intégrale ? La toute première mention du terme est incertaine, mais c’est Benoît XVI qui, le premier, popularise le terme (il arrive encore alors qu’on parle aussi « d’écologie plénière ») pour désigner un souci de l’ensemble des espèces vivantes et de leurs relations écosystémiques qui sache inclure l’homme. C’est encore dans ce sens que l’emploient encore et toujours le pape François, et les catholiques soucieux d’écologie fidèles à la démarche proposée par l’encyclique Laudato Si’.

Pourquoi une écologie qui sache inclure l’homme ? Parce que d’un côté comme de l’autre, à « gauche » comme à « droite », nous avons hérité de traditions qui ont tendance à l’extraire du système pour le considérer à part, comme s’il n’était pas vraiment concerné, ou ne jouant pas le même jeu. À « gauche » donc, l’homme serait perçu principalement comme une sorte de perturbateur extérieur et d’une certaine manière illégitime, un peu comme une espèce exogène et invasive irrémédiablement inadaptée au reste de la biosphère. À « droite », au contraire, l’Homme, avec une majuscule-tour de Babel qui écorche le ciel à un bout et raie le parquet de l’autre, apparaîtrait comme une sorte de Louis XIV de la planète, maître absolu de droit divin, légitime à considérer que tout en ce monde est à lui, pour lui, et tout juste digne de ses chaudières ou de son tube digestif. Encore faut-il préciser qu’il s’agit là de deux pôles, de deux extrêmes qui en l’état ne rallient pas beaucoup de monde, mais qui sont très utiles pour jouer à se faire peur avec l’autre, qui est forcément un khmer vert/un spéciste carniste fanatique.

Ouvrons ici une parenthèse. On lit encore quelquefois « l’écologie intégrale, dite aussi écologie humaine ». C’est faux, il suffit de lire Laudato Si’ pour le vérifier, et source d’encore plus de malentendus car le terme écologie humaine, lui-même, est fort polysémique, du moins en France.

Dans notre pays, « Écologie humaine » est un mouvement, qui pour l’essentiel se préoccupe des combats bioéthiques avec des positions qui recouvrent à peu près celles de l’Église. Et la pertinence du terme ne me convainc qu’à moitié, car ce qui est au cœur de ces motivations, c’est moins la vie (au sens biologique) que la dignité. La dignité est un terme assez inconnu des écosystèmes, le concept est purement anthropique, bien que l’homme puisse, naturellement, reconnaître une dignité à d’autres êtres. Mais, faisons bref : sous le vocable écologie humaine sont menés des combats et défendus des positions qui peuvent être fort légitimes en soi, mais ne relèvent pas vraiment de l’écologie, car ils ne touchent en rien aux questions de relations espèce(s)-milieux. Et ces combats gagneraient à intégrer, d’urgence, car il y a urgence, cette notion de relations avec l’ensemble du monde vivant plutôt que de ruminer la peur d’un terrorisme antispéciste. Ce dernier n’a toujours pas dépassé en violence le stade du barbouillage de murs. Les enfants morts de pollution de l’air ou de l’eau, eux, se comptent par millions.

C’est qu’avant même d’examiner sa dignité, l’homme a des besoins très concrets d’être vivant qu’il s’agit de satisfaire. C’est un primate qui pense et prie, oui, mais un primate avant tout, en ce sens que sans air, ou sans eau, ou sans nourriture ou sans gîte, on n’aura pas le temps d’en voir grand-chose, de sa dignité. Et comme l’air, l’eau, la nourriture et le gîte de notre espèce sont présentement très fragilisés, le risque existe qu’une « écologie humaine » par trop axée « enfant à naître/fin de vie » finisse par se retrouver privée d’objet : à quoi bon naître dans un océan de déchets toxiques ?

La vie oubliée 3D

Il se murmure que dans cet opus au coût modique, l’on trouve moult développements au paragraphe qui précède.

Voilà pourquoi, pour ce qui est du terme écologie humaine, je préfère m’en tenir à la définition papale et désigner par d’autres mots les dossiers traités pour l’heure par le courant du même nom. Sans dénigrement aucun. Tout ce qui est bon ou juste ne relève pas forcément d’écologie, voilà tout. Et je crains, en revanche, qu’à force de dériver des termes, on finisse par les vider de tout sens et rendre aux citoyens un message brouillé, donc inaudible.

Quelle est-elle, cette définition papale ? C’est en fait celle de la science. C’est l’écologie de l’espèce humaine. Ses besoins en termes de milieu. C’est-à-dire un air respirable, un accès à l’eau potable, une nourriture correcte, un logement et de manière générale des conditions de vie convenables, pour s’épanouir en tant qu’être vivant, en tant qu’être vivant appartenant à une espèce qui a ses exigences propres (la sécurité, la paix, la possibilité d’une vie de famille stable, un « cadre de vie » agréable, des loisirs et un accès à la culture, par exemple, toutes choses dont on ne trouvera pas l’équivalent dans l’écologie, disons, de l’orchis pyramidal, du pic vert ou de la cétoine dorée). L’homme doit veiller à ce que ces exigences écologiques soient satisfaites pour toute son espèce, et pas seulement pour quelques privilégiés, nous dit le pape.

Mais il ne le fait qu’après avoir longuement souligné qu’il était également du devoir de l’homme de ne pas empêcher les autres espèces de s’épanouir itou. Et ce, d’autant plus que nous savons désormais que satisfaire nos exigences si le reste du vivant s’effondre est irréaliste, car, enseigne la science, tout est lié. L’homme et les petits oiseaux survivent ensemble, ou périssent ensemble : ainsi va la vie sur ce monde où nous sommes placés.

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Désert humain, désert biologique aussi

Et voici définie l’écologie intégrale. C’est l’écologie qui se préoccupe des conditions de vie de l’espèce humaine du même pas, du même élan que de celles des autres espèces, en pleine conscience et connaissance des liens biologiques et spirituels qui les unissent – services écosystémiques, communauté de destin, vocations variées mais toutes tournées vers un même Créateur.

Mais, me direz-vous, c’est l’écologie tout court. Le terme d’écologie intégrale est redondant, pléonastique, nous sommes rendus au point de départ.

Mais oui ! L’écologie de l’homme, l’écologie desautres espèces, c’est nécessairement tout un. Le monde vivant ? L’homme n’est ni dessus, ni dessous, ni à côté : il est dedans. Même pas au centre : de centre, il n’y en a pas. Comme la Terre n’est pas au centre de l’Univers qui n’en a de toute façon pas. Il est au cœur, au beau milieu, et l’en extraire pour y peser sa place est un non-sens, une confusion de plans. Parler d’écologie intégrale ne peut être qu’une façon transitoire de ramener, non pas l’homme dans l’écologie, car il n’en est jamais sorti, mais l’écologie dans l’homme. Ce n’est qu’un rabâchage, salutaire, mais un rabâchage. Quand nous aurons (r)appris notre leçon, nous pourrons parler d’écologie tout court. Nous pourrons entrer dans l’ère écologique, enfin consciente du réellement sublime de cette place de l’homme : à la fois être du cœur des écosystèmes et être spirituel, à la fois cellule et esprit. Genre à l’image de Dieu, divin et incarné ?

 

 

Église verte: label et la petite bête 

Nous n’avons malheureusement pas pu nous rendre à Paris pour le lancement du label Église verte ce samedi 16 septembre. De sorte que c’est par écrit et sur la base de la seule consultation du site Internet que je vais me risquer à proposer un premier avis.

Rappelons donc brièvement qu’Église verte est un label porté de manière œcuménique, c’est-à-dire unissant catholiques, réformés et orthodoxes, pour guider les communautés chrétiennes de France vers davantage de respect de la Création. La démarche consiste à partir d’un diagnostic simple à réaliser, un questionnaire, que nous allons examiner, lequel, une fois rempli, est adressé à Église verte qui décerne en retour le label auquel a droit la communauté, pour l’année en cours. Ce label comporte quatre niveaux symbolisés par un végétal biblique – lis des champs, cep de vigne, figuier, cèdre du Liban – et doit être renouvelé chaque année. La communauté est ainsi appelée, sur la base du diagnostic et de ses sensibilités et charismes, à progresser d’année en année.

Sur le principe, deux questions viennent rapidement à l’esprit :

  • est-ce aux communautés paroissiales de se lancer dans ce genre de démarche qu’on aura vite taxée de lubie de bobos des villes ?
  • n’y a-t-il pas un risque de voir les communautés sombrer dans une compétition de mauvais goût, à qui marquera le plus d’éco-points ?

À la première question la réponse est évidemment oui, avant tout pour des raisons spirituelles que nos frères orthodoxes n’ont pas oubliées comme nous, catholiques, et qui sont largement développées dans l’encyclique Laudato Si’ : le sujet concerne éminemment notre vie spirituelle et de prière. Mais la pertinence est également technique : les communautés paroissiales doivent agir en tant que telles, parce qu’elles ont la possibilité de mener à bien des actions écologiques dont l’impact est réel, et non seulement symbolique ou purement éducatif ; et qu’il n’est pas permis de se dérober à l’appel du Christ. « L’écologie intégrale, ce n’est pas que cela », direz-vous ? Certes, mais en matière d’accueil du pauvre, de l’étranger, de la famille, des personnes en difficulté, ce n’est pas d’un label ni de fiches techniques que nos communautés ont besoin. Ces domaines sont depuis longtemps une partition qui leur est familière. En matière d’écologie au sens plus classique, de souci concret de la Création – et donc d’écologie de l’homme à travers la protection de ce qui le fait vivre ! – en revanche, si la bonne volonté ne manque pas, le savoir-faire technique ne va pas de soi. Le dossier n’est pas familier des communautés paroissiales. Or c’est un terrain où nous sommes, aujourd’hui, à cause de l’état de crise, appelés à répondre au Christ et servir nos frères. Encore faut-il, pour travailler à cette vigne-là, savoir s’y prendre. Voilà pourquoi il était nécessaire de proposer une boîte à outils. Enfin, l’appel à agir de manière communautaire nous rappelle que la crise est profonde et ne peut être résolue par la simple addition de « petits gestes » individuels : il est des actions qui dépassent les moyens de l’individu et ne peuvent s’entreprendre que de manière collective.

Quant au risque de voir des paroisses se lancer dans une compétition au plus vert, on ne peut l’exclure, mais franchement cela m’étonnerait. Les paroisses n’ont pas attendu Église verte pour disposer d’éléments sur lesquels elles pourraient être tentées de palabrer comme les disciples pour savoir qui est le plus grand (Mc 9, 34). Elles ne le font pas. Peut-être, allez savoir, parce qu’elles n’ont pas oublié ce texte ?

Passons aux choses sérieuses.

Le site internet egliseverte.org est bien joli. Sobre, esthétique, fonctionnel. En outre, la version complète, avec les documents à télécharger, est apparue en ligne dès le samedi soir du lancement public et officiel du label, et c’était une fort bonne nouvelle pour nous qui étions chargés d’en parler à la journée paroissiale du lendemain, ouf ! Un point très intéressant : le label n’est accessible (stade « graine de sénevé ») qu’à condition de remplir des préalables, dont l’une est d’avoir constitué un groupe, ne fût-il fort que de deux ou trois personnes, et d’avoir l’accord des responsables de sa communauté paroissiale. Pas question de jouer au franc-tireur lançant son truc dans son coin : c’est une action d’Église, une action de communauté et on ne transige pas. Il est aussi demandé d’avoir déjà initié une action, même aussi simple qu’une soirée de prière, et naturellement d’avoir accès aux supports de comm de la paroisse – un prérequis qui sert plutôt à s’assurer qu’on aura les moyens d’agir vraiment.

Après quoi, on peut remplir le diagnostic. Celui-ci joue un double rôle : permettre à la communauté de se situer, bien sûr, mais aussi lui lister tous les champs d’action possibles d’une conversion écologique, y compris ceux auxquels le groupe n’avait pas pensé !

Examinons maintenant ce diagnostic.

Il se divise en cinq thèmes sur lesquels des cases à cocher servent à marquer des points : Célébrations et catéchèse, Bâtiments, Terrain, Engagement communautaire et global, Style de vie.

L’on commence par aborder la question sous l’angle spirituel, histoire de rappeler que l’écologie en paroisse n’a rien d’une concession à l’air du temps : c’est une démarche fondée sur la Parole de Dieu et la tradition chrétienne, sauf que, vu l’urgence, c’est un lieu où les chrétiens sont particulièrement appelés à servir leurs frères ici-maintenant. Les questions concernent la régularité avec laquelle la paroisse prie pour la Création, à travers une célébration spécifique, la célébration de la liturgie (chants, homélie…) et aborde le sujet dans la catéchèse.

Vient ensuite la question des bâtiments, car il est temps de passer à l’action : les économies d’énergie, notamment de chauffage, sont pour une communauté paroissiale à la fois l’un des principaux domaines d’action possibles, et celui qui a le plus de chances de mobiliser car au moins à long terme, il sera bénéfique pour les finances paroissiales … De nombreux points d’alerte sont mentionnés : fenêtres, éclairage, chaudière, gestion de l’eau …. sous forme de questions très précises : les fenêtres de telle salle sont-elles équipées de doubles vitrages ? Les chasses d’eau sont-elles à deux niveaux ? Cette résolution des grands thèmes en actions « élémentaires » très simples et très concrètes sont le grand point fort du diagnostic. Non seulement chaque petit pas déjà fait permet de « scorer » selon le barème du label, mais – et c’est le principal – cette liste précise et détaillée propose autant de gestes dont il sera simple d’évaluer la faisabilité, le coût, l’économie à espérer, le travail nécessaire. La communauté qui s’engage peut aisément se définir, sur cette base, un programme concret et accessible : elle n’est pas larguée face à un objectif nébuleux du genre « améliorer l’empreinte carbone des locaux ».

Toutefois la simple performance énergétique n’est pas le seul domaine abordé : il est question de l’origine de cette énergie (renouvelable ou non), de l’eau, du papier…

Le volet suivant du diagnostic concerne le terrain dont dispose éventuellement la paroisse. Il concerne principalement les usages d’icelui – potager, jardin partagé, espace de contemplation. C’est là qu’on trouve une entrée biodiversité, mais un peu vague pour un diagnostic : « ce terrain est-il géré de manière à favoriser la biodiversité ? » Autant dire que la communauté qui ne sait pas comment s’y prendre ne trouvera pas ici beaucoup de grain à moudre.

Il nous reste encore deux volets du diagnostic ! Le chapitre « Engagement communautaire et global » a trait aux gestes concrets menés en communauté qui ne relèvent pas des sujets précédents : c’est la rencontre avec des écologistes extérieurs à la paroisse, l’usage de produits locaux, bio, durables… dans la vie de la paroisse, l’organisation de covoiturages, d’événements autour de l’écologie… Sous des airs un peu fourre-tout ce chapitre est très complet et bourré d’idées simples et utiles.

Il en va de même du volet « Style de vie » qui, pour les thèmes abordés, aurait pu ne faire qu’un avec le précédent (mais cela aurait formé une indigeste somme de trente-sept questions à la file). Rien n’est oublié, ni le soutien aux actions « au bout du monde », ni le choix d’une banque éthique. De l’écologie intégrale en somme.

Vraiment intégrale ?

Biodiversité, la grande oubliée… encore.

Et bien pas tout à fait. L’outil présente, il faut bien le dire, une lacune véritable : on trouve fort peu de chose, et carrément rien au chapitre « bâtiments », pour ce qui relève de l’écologie par excellence : le souci de préserver la biodiversité.

C’est bien dommage.

Tout d’abord pour de simples raisons légales. Les jardins, mais surtout les bâtiments ecclésiaux, souvent anciens, abritent couramment des locataires imprévus appartenant à des espèces protégées par la loi. Mentionnons particulièrement les chauves-souris, gravement menacées en France (avec un déclin de 50% entre 2006 et 2014 !) et qui bien souvent habitent les combles, les avant-toits et d’autres espaces plus inattendus encore, à l’insu de tous ! Même chose concernant les oiseaux, Martinets, Rougequeues, Hirondelles, Chouette effraie, sans oublier les moineaux qui sont désormais menacés, et j’en passe, ont absolument besoin de nos vieux murs pour se reproduire. Une rénovation à but énergétique conduite sans prêter attention à ces animaux ne constituerait pas seulement une atteinte sérieuse à la Création, ce serait aussi un délit de destruction d’espèce protégée : il est donc indispensable que les paroisses en soient informées.

De manière plus positive, il existe des actions simples pour prendre soin de la biodiversité à l’échelle de nos paroisses. Faire de l’éventuel terrain paroissial et du bâti un espace accueillant pour la biodiversité est, avec la thermique des bâtiments, l’un des domaines sur lesquels une communauté paroissiale peut agir avec le plus de pertinence. Chaque espace bien géré, même petit, est non seulement un refuge, mais aussi un élément de « trame verte » : plus de tels espaces sont nombreux, plus les espèces peuvent circuler de l’un à l’autre, depuis ou vers les cœurs de biodiversité plus lointain, échanger des gènes et finalement, survivre ! Au cœur du bourg ou en pleine ville dense, chaque petite oasis accueillante pour la Création compte, à l’heure où des oiseaux des jardins comme le verdier ou le chardonneret entrent sur la liste des espèces menacées de France. Chaque église, chaque cure habitée par la rare Chouette effraie ou une belle colonie de Chauves-souris, ce n’est pas qu’un symbole, c’est une vraie victoire sur la crise d’extinction de la biodiversité en cours. De plus, de telles actions sont simples, peu coûteuses, faciles à mener en partenariat avec les associations naturalistes (LPO, CORIF, FRAPNA, FRANE et tant d’autres…) et source de contemplation et d’émerveillement !

Proposons donc quelques entrées supplémentaires possibles pour que « la grande oubliée » intègre le diagnostic :

 Dans les bâtiments :

  • la présence éventuelle d’espèces protégées (oiseaux, chauves-souris) dans les bâtiments a-t-elle été vérifiée par des naturalistes ? (les chauves-souris sont rarement repérables par des non-spécialistes !)
  • les responsables de l’entretien et de la gestion des bâtiments sont-ils informés du statut de protection légale de ces espèces ?
  • un diagnostic sur le sujet a-t-il été réalisé avec l’aide d’une association de protection de la biodiversité ?
  • a-t-on déjà posé des nichoirs pour les espèces nichant dans les bâtiments (donc pas dans les arbres !) : rapaces diurnes ou nocturnes, hirondelles, martinets, rougequeues, moineaux ? Des gîtes à chauves-souris ?

La prise en compte de la biodiversité dans le bâti est une pratique désormais bien maîtrisée par les associations de protection de la nature, dont l’une a publié un remarquable guide composé de 18 fiches techniques. Ces associations travaillent avec des architectes, des promoteurs, et parfois, déjà, des paroisses !

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Nichoirs à Hirondelles (Caluire-et-Cuire, Rhône)

En extérieur :

  • quelle est la surface de ce terrain ? Est-elle suffisante pour la subdiviser en espaces à vocations différentes ? (quelques m² peuvent suffire pour chacune !)
  • trouve-t-on des arbres, notamment de vieux arbres creux ?
  • trouve-t-on des haies, même en périphérie ? D’essences indigènes ou de lauriers, thuyas ?
  • réserve-t-on des bandes ou des espaces tondus seulement une à deux fois par an pour laisser se dérouler le cycle vital des plantes et des insectes ?
  • enfin et surtout, et ce n’est même pas qu’une affaire de biodiversité : l’espace est-il entretenu avec des engrais, des pesticides chimiques, ou uniquement des produits bio/sans produits ? Utilise-t-on des granulés anti-limaces (mortels pour les hérissons) ?

Syrphe tête de mort

Un syrphe – une mouche déguisée en abeille, pollinisateur des jardins bio

À l’image du questionnaire très détaillé sur les bâtiments, la présence de nichoirs, de mangeoires, d’hôtels à insectes, peut faire l’objet d’une entrée pour chaque type d’équipement. Ce serait une manière d’inciter à installer l’un, puis l’autre… et pourquoi pas sous forme d’une activité en communauté, lors d’une journée paroissiale thématique avec le groupe scout !

On espère les voir intégrer rapidement le diagnostic et les fiches actions.

Pour conclure et malgré ce sujet délaissé, l’outil s’annonce extrêmement prometteur, concret, opérationnel, avec de nombreuses propositions réellement destinées à imprégner de souci de la Création la vie de la communauté.

La longue liste de points d’attention ne manquera pas d’agir comme un vaste choix de portes d’entrée en fonction des sensibilités et compétences des paroissiens. Elle souligne également que chaque petit succès compte.

Reste, maintenant, la question de l’après diagnostic : quel accompagnement pourra être proposé aux communautés qui s’engagent ? Quelle documentation ? D’un côté, les référents paroissiaux apprécieront sans doute de tout trouver au même endroit ; de l’autre, il serait dommage et de peu de fruit de réinventer ce qui existe déjà. Gageons que la rubrique liens du site Églises vertes va rapidement s’enrichir de ressources (comme le guide Biodiversité et bâti déjà cité), de contacts de partenaires associatifs possibles, de sites de référence… afin que l’écologie dans nos Églises ne consiste pas à réinventer la poudre dans notre coin mais à entrer en relation avec ceux qui vivent déjà l’écologie au quotidien et possèdent le savoir-faire et le retour d’expérience dont nous aurons besoin. Ils ne demandent qu’à partager !

 

S’émerveiller pour une révolution écologiste

Ce qui suit est le texte, légèrement remanié, de la seconde session de l’atelier écologie 2016 des Alternatives catholiques (la vidéo ici). Une « conférence » en somme, mais certainement pas un cours de théologie de la Création, beaucoup plus un « retour d’expérience » personnel d’écologiste chrétien, naturaliste de terrain.

L’écologie est une science. Je vous en ai souvent parlé.

Sur le terrain, c’est souvent des règles, des analyses, des calculs. Des économies. Une espèce d’ingénierie austère. Même quand on parle biodiversité.

Quand on veut par exemple évaluer l’impact d’un projet d’aménagement, tout va passer par des chiffres. On va compter combien d’hectares sont touchés, combien de couples de combien d’espèces vont perdre leur territoire. Combien, là-dedans, sont des espèces classées en Liste rouge, quelle part de la population biogéographique de référence ça fait, et chiffrer, chiffrer et chiffrer encore les conséquences sur les écosystèmes. Pour, là encore, ne parler que du chapitre biodiversité. Pour les impacts sur l’eau, le bruit, l’énergie, tout ce qu’on appelle parfois « l’environnement gris », c’est encore pire, parce que la matière y est encore plus propice.

Et c’est avec des chiffres qu’on va conclure que c’est pas grave ou alors que c’est abominable.

Et là, ben le problème c’est que l’écologie comme ça, c’est…

Austère ? Aride ? Allez, lâchons le mot : c’est CHIANT !

C’est un peu comme être chrétien, en fait. Imaginez que la foi, ça consiste juste à calculer et suivre les préceptes, après avoir calculé le pour et le contre. Comme un bon petit bobo-pharisien du XVIe arrondissement de Jérusalem qui compte ses jours de jeûne et le montant qu’il verse au Temple. On trie ses petits déchets, on porte sa petite dîme au Temple, on éteint la lumière, on observe bien le shabbat. On l’observe tellement, alors qu’il ne bouge pas beaucoup, puisque le shabbat c’est le repos, qu’on S’ENDORT.

On passe à côté de ce qui fait la vie, on rate ce qui est la vie.

La science des relations des êtres vivants entre eux et avec leurs milieux, si c’est chiant c’est qu’on est passé à côté du truc. Alors comment faire pour ne pas passer à côté ?

D’abord on regarde.

Donc aujourd’hui, plutôt que d’analyser, on va parler un peu de regarder. On va s’émerveiller.

Parce qu’il ne faut pas croire : on ne s’engage pas pour la protection de la Nature parce qu’on a la tête pleine de tableaux croisés dynamiques ou des surfaces de mesures compensatoires.

On s’engage parce qu’on a regardé, qu’on a appris à regarder.

Ces écologistes de terrain ont commencé, très jeunes, par aller dans « la nature » – non pas l’Amazonie ni la Grande barrière de corail, mais le ruisseau du coin, le petit bois derrière la maison, ou même le parc, et par contempler.

Et ils ont trouvé ça BEAU.

Bien sûr, il faut affûter son regard. Il y a beaucoup de choses qu’on trouve belles et qui n’ont rien à voir avec la vie. Prenez un jardin à la française, soigneusement sculpté. Il n’y a rien de vivant là-dedans. Tout est cadenassé, tout est verrouillé. Les plantes sont traitées comme on traite la pierre d’une sculpture et c’est tout juste si un malheureux merle peut nicher là-dedans. Je parle ici de découvrir la beauté de la vie.

Première étape : découvrir

Qu’est-ce qu’on voit, alors, dans « la nature » ?

D’abord des belles choses, je veux dire : des choses dont la beauté n’échappe à personne. Des animaux ou des plantes rutilants de couleurs. Le Martin-pêcheur. Le Paon du jour. Un grand chêne. Une orchidée… Ah ! plus rare : trop peu d’entre nous savent qu’on peut voir des orchidées dans nos campagnes, et même que c’est assez facile.

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Orchis mascula – Marnand (Rhône)

Mais là, on reste encore à la surface. On peut regarder tous ces êtres un peu comme on admire le jardin à la française. Juste formes et couleurs. Il y a encore beaucoup à découvrir. Continuons.

Le déclic vient souvent de la rencontre d’une personne qui s’y connaît, et nous guide dans cet apparent fouillis, ou bien d’un livre, d’une revue (généralement La Hulotte…) bref, la porte d’entrée consiste à connaître l’une ou l’autre espèce remarquable par… on ne sait quoi. Une forme, un comportement… originaux, en tout cas un petit quelque chose que l’on se met à vouloir rechercher. Sans connaître les arbres ni les animaux, on cherche si on ne trouve pas dans la haie cet arbuste qui a un joli fruit bicolore, ce chêne à la feuille toute douce, si sous les pierres il n’y a pas ce drôle de crapaud qui transporte ses œufs. Et la découverte de l’espèce tant recherchée est un premier émerveillement : il mêle la fierté de la découverte elle-même à l’admiration d’avoir là, devant soi, ce qu’on ne connaissait que par un livre.

Alyte accoucheur (2)

Alyte accoucheur, monts de Tarare (Rhône)

On apprend à observer et à se rendre ce monde familier.

Il suffit de commencer à savoir mettre quelques noms, à comprendre ce qu’on voit, pour que toute la perspective change. On commence à entrer dans l’intimité de la vie sauvage. Il faut l’explorer petit à petit : de toute façon, en une vie entière on n’en viendrait pas à bout.

Et c’est comme ça que petit à petit on va arriver à connaître beaucoup d’oiseaux, d’arbres, d’amphibiens, de coléoptères etc. L’émerveillement est donc déjà la première porte vers la connaissance. C’est une exploration.

Le regard est alors modifié : il commence à savoir « sentir la vie » et à changer ses critères de beauté.

Quand on a la connaissance, on n’a plus besoin d’émerveillement pour étudier, en théorie. On peut inventorier et cartographier comme ça comme une machine… Mais le vivant, ce n’est pas de la vulgaire chimie. Si on tient tout ça pour un simple « objet biologique » on ne va RIEN comprendre. On ne cherchera pas assez, on ne pressentira pas les phénomènes, donc en plus la lecture qu’on va faire ne sera pas seulement froide, elle sera superficielle. On peut éventuellement démonter avec une froideur scientifique les systèmes vivants. On peut expliquer que tel comportement ahurissant est « normal » parce qu’il est une réponse logique posée à un phénomène évolutif, autrement dit, une adaptation. On peut, en somme, regarder les écosystèmes et les êtres qui les constituent comme une gigantesque usine pleine d’étranges machines. Ce ne sera pas faux. Ce sera même déjà beaucoup que de comprendre la mécanique des relations qu’on a devant nous. C’est même indispensable pour comprendre scientifiquement les questions écologiques, l’enchaînement des causes et des conséquences, le pourquoi des impacts.

Mais on va encore rater quelque chose. C’est un second palier, on peut encore monter, on doit encore monter si on ne veut pas vite errer dans un contresens.

Pourquoi ? Parce que la vie n’a pas notre logique. Elle n’est pas qu’une belle machine. C’est un foisonnement qui invente perpétuellement du nouveau, qui ne rechigne pas à la gratuité, ni au gaspillage.

Seconde étape : dépasser les apparences

Il y a deux ans environ, Fabrice Hadjadj au cours d’une conférence avait pris à ce propos l’exemple de la Sterne arctique. C’est une sorte de petite mouette qui pèse une centaine de grammes, ce qui ne l’empêche pas de migrer froidement (bien sûr) d’un pôle à l’autre : l’été boréal dans l’Arctique, l’été austral dans l’Antarctique. Un piaf de cent grammes. Comment ne pas s’en émerveiller ?

Mon premier réflexe avait été de hausser les épaules ; mais enfin, si elle le fait, c’est juste pour fuir la concurrence des espèces qui accaparent les zones tempérées, c’est l’adaptation, toussa. Oui, bien sûr. Mais « l’adaptation » aurait tout simplement pu ne pas engendrer d’espèce capable de ce miracle. Quel gaspillage ! Quelle absence totale de rentabilité ! Appelez-moi Sicco Mansholt et tous les technocrates !

Elle aurait très bien pu ne pas être, si la vie n’était pas ce qu’elle est. La vie pourrait faire plus simple. Beaucoup plus simple. Elle pourrait aimer le standard, l’efficient, le polyvalent et ne laisser aucune place au reste. Elle pourrait ne pas être aussi foisonnante, buissonnante.

Les niches écologiques pourraient ne pas être telles qu’on trouve des milliers d’espèces de coléoptères sur un seul arbre en forêt équatoriale. Après tout, plus une espèce est simple et souple, mieux elle survit. Voyez les méduses, elles traversent les ères géologiques avec l’aplomb stupide d’un char d’assaut. Voyez les espèces d’oiseaux ou de mammifères les plus opportunistes, ce sont elles qui survivent à tout ce que nous faisons subir à ce monde. Sous peu, on verra des rats et des corneilles s’inscrire à des fablabs.

Mais non. Il n’y a pas, en ce monde-ci, que quelques espèces adaptables, souples, dures à cuire. Il y a l’immense cohorte des spécialistes à la niche écologique étroitissime, les insectes liés à telle petite plante qui vit elle-même en épiphyte sur tel arbre, les oiseaux qui exigent tel genre de sous-bois ou de lande.

Dieu crée. Il en émerge un monde non pas dirigé à marches forcées vers l’homme, mais un monde qui part dans tous les sens, en une explosion de créativité, une force qui crée sans cesse de la nouveauté. Cette force est d’ailleurs peut-être ce qu’Hildegarde de Bingen appelait viriditas, « verdeur », énergie qui fait jaillir la vie partout où elle est possible, et même en créant ces possibles. C’est aussi ce que certains théologiens appellent création continuée. En tout cas, nous voyons le résultat et il est stupéfiant.

Il est plus qu’ingénieux. Il est plus que diversifié. Il assume le gratuit.

Tenez, voici un autre exemple. Vous savez tous bien entendu qu’avant l’homme, il y a trois, peut-être quatre milliards d’années d’évolution et donc que l’immense majorité des espèces engendrées ont disparu avant notre propre apparition.

Mais ça va encore plus loin.

Est-ce que vous connaissez la faune d’Ediacara ?

Ce sont des êtres vivants du Précambrien. C’est la première explosion de vie, il y a 550 à 600 millions d’années. Des êtres complexes mous qui ont été fossilisés de manière assez miraculeuse et retrouvés dans une petite chaîne de collines en Australie, d’où son nom. Ils ont vécu quelques dizaines de millions d’années et disparu.

Or, on ne peut les rattacher à rien. Au Cambrien, où on voit apparaître des prototypes de mollusques, de crustacés… et la vie prend les chemins qui nous sont familiers. Mais avant cela, il y a eu cette faune qu’on dirait extraterrestre. Et finalement la vie laisse tomber tout ça, cette première radiation n’aboutit à rien et c’est une autre voie qui s’impose, avec la symétrie bilatérale et tout. La vie, c’est ça. Elle ne craint pas de tout essayer, d’arriver à des impasses et de repartir.

Elle ne craint pas la mort : il faut bien que des êtres meurent pour que d’autres leur succèdent. Si le grain tombé en terre ne meurt pas…

Là encore, nous avons un chemin qui aurait pu être infiniment plus simple, plus efficace, si la vie nous obéissait, si ses chemins étaient nos chemins !

Mais non.

Troisième étape : à la recherche du sens

Il y a tant de gratuit que tout n’est pas tourné vers nous. Tout cela, et nous avec, est tourné vers Dieu. Toutes les créatures, nous dit l’Ecriture, chantent sa Louange et toutes gémissent dans les douleurs de l’enfantement du monde à venir.

Relisons le fameux psaume 103 : « Quelle profusion dans tes œuvres, Seigneur ! » Et le psalmiste d’évoquer, avant même « les prairies pour les troupeaux, les champs pour l’homme qui travaille, le vin qui réjouit le cœur de l’homme » diverses bêtes qui ne nous servent à rien : l’âne sauvage, les oiseaux du ciel ; et plus loin la cigogne, les chamois, les marmottes et même le lion ; et de conclure que « Tout cela, Ta sagesse l’a fait. »

Nous trouvons encore dans Job 38, 26-27, un Dieu qui « fraie un chemin pour l’averse, pour faire pleuvoir sur une terre sans hommes, sur le désert que nul n’habite, faire germer l’herbe sur la steppe ». Plus loin, au chapitre 39, voici l’âne sauvage qui se rit des villes et de l’ânier ; et aux chapitres 40 et 41, Léviathan et Béhémoth, le crocodile et l’hippopotame, prodiges de la Création par leur puissance, et que l’homme n’asservit pas, et même, qui sont dangereuses pour lui.

Pourquoi donc ? Que font-ils sur Terre et encore plus dans l’Ecriture ?

Tout simplement parce que le projet de Dieu dans la Création, il inclut tout ça. Cette grandeur qui nous dépasse, cette débauche de vie qui n’est même pas pour nous, ces animaux qui se fichent pas mal de nous, cette pluie qui n’est pas pour nos jardins, mais qui glorifient Dieu. Il n’est pas anodin que la Parole de Dieu, tout à la fois, donne mission à l’homme d’emplir la Terre – mission qu’il donne également à toutes les autres créatures vivantes ! – et nous rappelle de la sorte que des animaux « dangereux », ou « inutiles », ne sont pas des ennemis mortels à éradiquer dans un funeste « eux ou nous », mais des œuvres du Seigneur, des merveilles qu’il fit.

Cela doit être présent dans notre esprit quand nous contemplons, quand nous voulons nous pénétrer en profondeur de ce que ce qui est là devant nous nous dit de Dieu et de son projet. Sa gratuité va jusque-là.

Une contemplation écologiste, c’est ça. Cela mêle la disponibilité à un monde inattendu, toujours susceptible de surprendre, l’émerveillement devant sa profusion, son inventivité, la nouveauté dont il est capable, la subtilité de ce qu’il engendre, la connaissance pour comprendre ce qui se joue. Et pour tout ça, tout ça, il faut du temps. Le naturaliste de terrain le sait : sans patience, c’est-à-dire sans renoncer à être le maître du temps, sans s’en remettre au temps de la Création, il ne verra rien et ne comprendra rien.

Il n’y a d’ailleurs pas besoin d’être un spécialiste pour entrer dans ce monde. Il suffit de connaître quelques espèces et quelques règles de l’écologie pour donner cette épaisseur de sens à la beauté. Il n’y a pas besoin de connaître le nom de tous les insectes du bois mort, ni même d’un seul, pour percevoir la beauté d’une vieille forêt où il reste des arbres morts sur pied.

Dès qu’on a appris à travers quelques exemples que la vie, c’est la diversité, le foisonnement, l’ingéniosité permanente, l’hétérogène, les liens derrière ce qui nous semble fouillis, alors on peut s’ouvrir à elle et sans même l’étudier !… la contempler.

Et c’est tout le regard porté sur le monde qui change. C’est une conversion. Il ne faut pas la minimiser. Car si nous assumons dans nos choix toutes les implications de ce changement, la portée est révolutionnaire.

Contempler, c’est faire la révolution !

Le plus haut point de rupture envers cette société technicienne, l’attitude vraiment révolutionnaire, serait l’attitude de contemplation, au lieu de l’agitation frénétique. La contemplation comble le vide de notre société de solitaires. L’art de la contemplation produit des objets mais les considère comme des signes et non comme des choses; des signes qui sont le point de départ vers la découverte d’une autre réalité. » (J. Ellul)

Contempler, c’est tourner le dos d’une manière radicale à l’utilitarisme.

C’est appliquer et revendiquer une grille de lecture pour le bien commun qui explose les cadres et les critères en vigueur depuis la fin du XVIIIe siècle, ces critères qui relèvent exclusivement du calcul, de l’optimisation, de la performance.

Et si nous voulons réellement faire de l’écologie, c’est-à-dire remédier à la crise écologique, cette conversion, cette révolution des outils mentaux est indispensable. Si nous n’arrivons pas à nous sortir de l’utilitarisme, nous aurons toujours quelqu’un pour nous expliquer qu’on peut se nourrir de pilules, se transformer en machines, et que tout ira bien.

Ou plutôt tenter de le faire car on n’y arrivera sans doute jamais, techniquement parlant, mais on aura eu le temps de provoquer le naufrage de la vie. Sans l’émerveillement, nous n’avons aucun rempart contre ce genre d’horreur : tout ce qui paraît comptablement rentable et techniquement réalisable sera considéré comme bon. En tout cas, nous resterons désarmés contre cet enfer. Il faut être capables de défendre gratuitement l’oiseau et le papillon, pas seulement les « services rendus par l’abeille » pour être intellectuellement armés contre le risque, un jour, qu’on nous transforme et nous programme pour nous sentir heureux dans un nouvel Auschwitz.

Sauver la vie, c’est oser le faire gratuitement. Oser dire qu’on le fait juste parce que c’est plus beau, meilleur, qu’un monde transformé en usine. Sinon, le monde ne sert à rien. Et nous non plus.

Or la nature vit, invente du nouveau alors qu’il pourrait ne rien en être… Et c’est ça qui compte.

Le sens du monde est dans ce phénomène qu’est l’engendrement permanent et gratuit de nouveauté vivante. C’est pour cela que, fondamentalement, au-delà ou en-deçà de nos conditionnements culturels, nous trouvons beaux le chant des oiseaux, les fleurs, les arbres, les couleurs du ciel. Il y a là – c’est aussi ce que nous dit le psalmiste – une trace de Dieu, une manifestation de l’action créatrice de Dieu. Car Dieu crée continuellement, non pas comme un fabricant, non pas comme un magicien : mais cet engendrement de nouveauté, cette propriété de notre monde (avec ses lois physiques et biologiques), c’est cela l’acte créateur, la création continuée, la création continue. Cela se fait « tout seul » mais c’est quand même l’acte créateur.

Et tout cela n’est pas là que « pour décorer », pour former une espèce d’arrière-plan auquel on ne prête plus attention. C’est un témoignage du mode d’action de Dieu. Qu’est-ce qu’on apprend grâce à l’écologie ? Que les systèmes vivants fonctionnent selon le mode de la relation et de la création permanente de nouveauté. Exactement comme le fonctionnement, si on ose dire, de la personne divine trinitaire et de son rapport au monde. On a là une similarité qui est peut-être bien un signe. Dieu est relation, la vie est relation, et chacun n’existe pleinement que dans les relations qu’il noue avec les autres. Nous savons depuis longtemps que c’est une réalité spirituelle. L’écologie, qui est une science récente, nous enseigne que c’est aussi une réalité biologique, concrète, qui nous avait longtemps échappé. Il est temps de faire le lien.

Récapitulons…

S’émerveiller, sortir de la logique comptable propre au paradigme technocratique, contempler, nous permet

  1. a) d’accueillir et comprendre le monde vivant qui nous entoure.
  2. b) d’y découvrir une trace de Dieu, de son action dans le monde, et donc
  3. c) du sens de notre monde, de son projet créateur.

Abandonner le regard technocratique pour le regard d’émerveillement, c’est renouer le lien avec le projet divin, autrement dit, c’est, vis-à-vis de la Création, se convertir. Il n’y a pas de conversion écologique véritable, efficace, à la hauteur de l’appel, sans cette ouverture à l’émerveillement. Toute autre écologie, à base de plans, de calculs, d’impacts, de chiffrages, de mesures, de règles, restera en fin de compte inefficace et lettre morte face aux logiques de profit.

Et c’est pour cela que l’écologie depuis des décennies patine et n’atteint pas ses buts, et qu’elle doit être renouvelée, oser proclamer l’émerveillement.

 

 

Signes des temps

C’est la rentrée. Elle s’annonce exaltante.

Il y a quelques jours, le journal Le Monde a consacré un dossier à la perte de biodiversité. Avec une accroche un peu tarte à la crème : « 24 000 espèces menacées d’extinction ». Et les inévitables photos de pandas, de gorilles et de plantes rares à Hawaï.

La routine.

Des chiffres avec plein de zéros et des photos d’animaux du bout du monde. Tout ce qu’on répète depuis des années sans que cela fasse lever un sourcil. Moins encore ces toutes dernières années où resurgissent les vieilles lunes selon lesquelles « entre protéger les emplois et protéger les crapauds, moi j’ai choisi ! »

Pourtant, n’importe quel manuel de sciences de la vie explique, par le menu, pourquoi cette position est stupide, même pas digne d’un pilier de bistrot, parce que nous mangeons des plantes et (sauf pour certains) des animaux, et que pour que tout cela existe, il faut des cycles du carbone et de l’azote en état de marche, des pollinisateurs, des prédateurs de ravageurs et j’en passe, en deux mots : des écosystèmes qui fonctionnent.

Sans quoi, nous pouvons toujours essayer de manger notre feuille de paie en papier recyclé, ou plus compliqué encore, mastiquer une appli, siroter une URL, cuisiner sans matière grasse un service dématérialisé : le résultat sera à peu près le même.

Mais tout ça, vous le savez déjà. Alors pourquoi est-ce que rien ne bouge ?

Est-ce que tout ça reste trop abstrait ? Vingt-quatre mille espèces menacées de disparition ? « Bah, est-ce qu’il n’en existe pas des millions ? «

Nous sommes saturés de chiffres alarmistes et « il ne se passe rien ». En apparence, il ne se passe rien.

C’est un peu le raisonnement de qui ne croirait pas au chômage de masse tant que lui et dix de ses amis n’ont pas perdu leur emploi.

Le chiffre, récemment publié, de la moitié des animaux vertébrés (non pas des espèces, mais des individus) disparus en moins de cinquante ans fait déjà davantage tiquer (parfois). On commence à se frotter les yeux : « cela veut dire que dans cinquante autres années, voire même avant car tout s’accélère, il pourrait ne rester aucun animal sauvage dans le monde ? Est-ce que vraiment, ça peut rester sans conséquence ? »

Bien sûr que non : ce serait la chute d’une assise du globe, pas moins.

Mais tout de même… D’abord, qu’est-ce que ça signifie, plus d’animaux ? « Tenez, regardez, chez nous, il n’y en a plus depuis longtemps et on n’en est pas morts.  » C’est ça le progrès, les pays civilisés, c’est même à ça qu’on les reconnaît. Il n’y a plus de sales bêtes : c’est pas leur place. Même « à la campagne », tout doit être propre comme un carrelage. « Oh, je suis écolo, mais quand même, les oiseaux qui vous réveillent à 5 heures du matin ! » Que voulez-vous : à force de les traquer de toutes les manières possibles, les animaux sont effectivement devenus beaucoup plus farouches… et moins nombreux. Mille fois moins de reptiles qu’il y a cent ans, peut-être dix ou cinquante fois moins d’oiseaux. Pour autant, il en reste. Il en reste qui travaillent à boulotter les chenilles et les rongeurs, disperser les merises et les glands et j’en passe.

C’est la première erreur de regard. Croire que l’absence d’animaux est normale et que les voir signifie un déséquilibre. De là les mythes relatifs à des « relâchers » (de loups, de rapaces…)

Hirondelle de fenêtre Cyrille Frey LPO rhône.JPG

L’Hirondelle de fenêtre, quasiment disparue des grandes villes en quelques décennies

Ensuite, « qu’est-ce qu’ils en savent ? Les experts ne sont pas tous d’accord ». Asséné comme une fin de non-recevoir à tout autre argument, c’est le grand discours des sceptiques universels, des brouilleurs de pistes, et aussi des complotistes. Ce qui devrait lancer le débat est convoqué pour y mettre fin. On renvoie l’affaire à de mystérieux experts, si loin au-dessus de la plèbe stupide, qui est priée de se taire. Un désaccord mystérieux, dont les données nous échappent, et bien entendu, on vous rappellera que vous n’avez pas à y fourrer votre nez ; pour le cas où vous constateriez que les données sont tout à fait accessibles, les méthodologies compréhensibles, et votre esprit critique fort capable de se faire une idée ! Par ce barrage, les faits deviennent une opinion, la science est qualifiée d’idéologie, et la réalité confisquée.

Et c’est dommage, c’est même inacceptable, car s’il est vrai qu’un niveau d’expertise est nécessaire pour recueillir et analyser des données de biodiversité, cette collecte est accessible, à des degrés divers, à tout citoyen qui prend la peine de se former un peu. Et l’analyse est autrement plus compréhensible qu’un rapport de climatologue, d’écotoxicologue ou d’économiste. Non, ce qui se passe n’est pas normal. Non, les populations d’animaux sauvages ne sont pas tirées au sort tous les ans par un malicieux destin : rien ne disparaît sans cause et les causes sont connues. Non pas supposées : connues.

Pourquoi s’aveugler ?

Peut-être parce qu’une « civilisation » réellement écologique –une façon d’habiter le monde conforme aux lois de l’écologie, comme il existe une recherche conforme aux lois de la physique, serait si différente de ce que nous pratiquons depuis deux siècles, que nous remettons indéfiniment à demain.

En attendant, nous avons nos crises à résoudre, qui nous accaparent, et auxquelles nous remédions invariablement avec les sacro-saints principes qui les ont fait naître : toujours plus de la même chose, toujours plus vite. Comme l’insensé biblique, nous avons bâti sur le sable – sur une vision du monde élaborée à la fin du XVIIIe siècle, une époque à laquelle on pouvait légitimement croire en un monde aux ressources inépuisables ou renouvelables à l’infini. Cet infini trompeur, illusoire, voilà le sable qui nous coule entre les doigts, et cependant nous n’imaginons rien d’autre qu’ajouter étage sur étage à la même maison, désormais plus penchée qu’une célèbre tour.

C’est normal. C’est humain. La perspective de devoir tout raser effraie. Aussi attendons-nous, pour être sûrs, que l’édifice tombe de lui-même.

Notre époque est un temps de fins, d’épuisements, de disparitions autant, sinon plus, que de créations. Ne serait-ce que parce que les premières hypothèquent les secondes, qui pourraient apparaître comme une naissance dans un sous-marin naufragé sans recours, où l’air manque déjà. Quoi qu’on en pense, du reste, les faits sont là : d’innombrables héritages des siècles, des millénaires, de millions d’année sont consommés, engloutis, brûlés en l’espace de cent cinquante ans.

Nous touchons donc, bien que nous fassions semblant de n’en rien voir, des limites. De même que le record du cent mètres ne sera jamais de zéro seconde – il ne passera sans doute même jamais sous les neuf – le pétrole et les matériaux exploitables, la matière organique à transformer, la densité de population entassable dans une ville, atteignent actuellement des limites, physiques. Des murs. Il y a beau temps que nous le savons. Nous avions tout pour le savoir.

Que tous les murs se rapprochent en même temps porte du sens. Que toutes les crises s’enchevêtrent n’est pas un hasard. Frapper des limites à la fois humaines, économiques, écologiques n’est peut-être pas tant une mauvaise nouvelle qu’un signe des temps, car cela nous indique, sans équivoque, la voie qui peut-être – si nous l’empruntons à temps – nous sauvera d’une catastrophe majuscule. Tout changer.

Sans quoi, à coup sûr, nous foncerions, comme le ruisseau suit sa pente, vers les fausses solutions, celles qui résolvent une crise – pour un temps – en aggravant toutes les autres. C’est courant en écologie où tout est lié, justement parce que tout est en crise en même temps.

Et si la solution se trouvait encore une fois chez Luc, au chapitre 14 ?

« Quel est celui d’entre vous qui veut bâtir une tour, et qui ne commence pas par s’asseoir pour calculer la dépense et voir s’il a de quoi aller jusqu’au bout ? Car, s’il pose les fondations et ne peut pas achever, tous ceux qui le verront se moqueront de lui : ‘Voilà un homme qui commence à bâtir et qui ne peut pas achever ! ‘Et quel est le roi qui part en guerre contre un autre roi, et qui ne commence pas par s’asseoir pour voir s’il peut, avec dix mille hommes, affronter l’autre qui vient l’attaquer avec vingt mille ? S’il ne le peut pas, il envoie, pendant que l’autre est encore loin, une délégation pour demander la paix. De même, celui d’entre vous qui ne renonce pas à tout ce qui lui appartient ne peut pas être mon disciple. »

Ainsi doit être le monde que nous devons construire, si nous le voulons habitable, aujourd’hui, demain, pour nous, pour nos enfants, et pour l’immensité des créatures. Issu d’une rupture complète avec la logique de dévoration que nous connaissons depuis quelques siècles, et pour la première fois, pensé, réfléchi, et fondé sur le roc, c’est-à-dire sur la justice : avec nos semblables, avec toute la Création, c’est-à-dire avec les réalités d’un monde fini, fragile et vivant, que, désormais, nous n’avons plus l’excuse de mal comprendre ou mal connaître.

Telle est la Croix qui attend notre époque.

Par un « heureux hasard », ce monde à fonder sur la justice et le respect de tous et de tout pourrait bien être le projet de Dieu pour toute sa Création. Et même si beaucoup d’ouvriers d’une telle maison ne le connaissent pas, c’est à Son royaume, à coup sûr, qu’ils travailleront. Vous avez dit signe des temps ?

Chronique d’une saison de terrain n°21 – Dernières hirondelles

Que dire ?

Plus rien. Comme s’il ne nous restait le choix qu’entre l’autruche, l’indécence et l’anxiogène. L’anxiogène, c’est rajouter des couches de mots quand tout a déjà été dit et que c’est désormais dans l’action – laquelle peut encore passer par des mots, mais pas ici, pas sur les réseaux – que tout doit se jouer. Je ne le ferai pas. Déverser ma propre peur ici, à quoi bon ? A part en augmenter le niveau ambiant, rien à gagner. C’est comme les climatiseurs, vous savez. Nos villes en sont hérissées. Pour leur utilisateur, c’est tout confort. Mais la chaleur est rejetée dans la rue, aggravant encore l’effet « ICU » (« îlot de chaleur urbain »). Nos réseaux ont tout l’air d’îlots de peur urbaine, si j’ose dire, et vous ne m’en voudrez pas de ne pas aggraver le phénomène en le commentant..

Autruche et indécence, alors ? Seul le silence, l’arrêt de toute activité dans l’attente du prochain attentat, dans un mois, un jour, une heure, et la suspension de toute vie civile et politique à l’exception d’une lutte à mener on ne sait comment semblent devenir dignes. Il nous serait commandé une veillée funèbre destinée à durer un an, cinq ans, cinquante ans peut-être.

Non. Sinon, il n’y aura même plus besoin de nous tuer, nous serons déjà morts, sagement et par nous-mêmes. (Même remarque).

Je vais donc parler d’autre chose. De ce qui continue à tourner. Du soleil par exemple. Et d’oiseaux. Je repense à cette chouette du clocher des Eparges, ou d’un village voisin, dont parle Genevoix. Chaque soir, elle sort, et revient aux lueurs de l’aube. « All’s’fout d’la guerre », commente un soldat. « All’a d’la veine. »

Voici le solstice passé. Et même de beaucoup.

La saison de terrain peut être considérée comme terminée, après une soixantaine de prospections de terrain ce printemps, je ne sais plus. Professionnelles, s’entend. C’est à peu près terminé. Le printemps aussi. Je parle là du printemps biologique, bien sûr ; on a du mal à se penser en été alors que tant d’oiseaux nourrissent encore des nichées.

C’est que les saisons biologiques se superposent, se carambolent. Rien que chez les oiseaux. Bien sûr, le gros des parades, des chants, des pontes et des élevages de jeunes s’étale entre mi-mars et fin juin. Mais certains – les Rapaces nocturnes – ont pondu fin décembre, et d’autres verront leurs jeunes s’envoler en août, voire en septembre. A cette date, il y a beau temps que bien des migrateurs nous auront déjà fuis. Prenez les Martinets noirs ; ils sont installés depuis fin avril, leurs jeunes commencent à s’envoler, et d’ici un mois, ils seront repartis, alors que les Hirondelles de fenêtre seront encore occupées à nourrir une deuxième, voire préparer une troisième couvée.

Il y a pire : chez certaines espèces, les migrateurs peuvent même se croiser ! Prenez, par exemple, le Chevalier culblanc, qui niche près de l’Océan arctique et vient hiverner dans toute l’Europe. Il arrive qu’en mai ou juin, on en voie encore d’attardés, qui ne se décident pas à achever leur remontée vers le nord. Mais également dès juin, on peut voir des « postnuptiaux », c’est-à-dire des migrateurs qui « redescendent » après avoir échoué rapidement dans leur reproduction. Au-delà du cercle polaire, l’hiver arrive en août : pas question de tenter une seconde ponte. Vous êtes donc dans un marais de Vendée mi-juin, et parmi ces Chevaliers devant vous, les uns sont « au printemps » et les autres « en automne ». Amusant, non ?

Mais revenons aux Hirondelles, j’ai envie, en ces derniers jours de terrain, de vous parler de l’Hirondelle de rivage.

Normalement, vous la connaissez. Si, si. J’en ai déjà parlé. Y’en a qui ne suivent pas, dans le fond de la classe.

Reprenons, donc.

L’Hirondelle de rivage ressemble à l’Hirondelle de fenêtre en brun. Dos brun, queue courte et fourchue, ventre blanc, collier sombre. Comme « chant », une espèce de babil, enfin, de grésillement électrique et peu sonore.

Hirondelle de rivage (1)

En latin, elle s’appelle Riparia riparia, ce qui signifie à peu près « Durivage durivage » et vous voilà bien avancés.

Je voulais caser ici un petit aparté « classification », pour vous apprendre des tas de choses très utiles pour briller en société et gagner au Trivial pursuit. La classification des espèces est due à un monsieur Linné. Suédois, comme son nom l’indique (comme Zlatan Ibrahimovic en somme). L’acquis de Linné, donc, c’est une classification en boîtes gigognes – embranchement, classe, ordre, famille, genre, espèce. Seulement, c’est devenu si effroyablement complexe, à présent qu’il s’agit de classer tout le monde vivant en fonction non de vagues ressemblances mais d’ancêtres communs, que c’est au-delà de mes connaissances et de l’explicable sur ce blog.

Contentons-nous de mentionner que parmi les oiseaux, qui sont rattachés aux dinosaures (mais si, mais si ; ce ne sont pas les descendants des dinosaures, ce sont des dinosaures), on distingue divers ordres (ansériformes pour les oies et les canards, par exemple), dont un, les Passériformes (passereaux) regroupe la moitié des espèces actuelles. Les Hirondelles sont des passériformes. Les Martinets qui ont animé nos rues jusqu’à ces derniers jours, étant des Apodiformes, n’en sont donc pas les cousins. En-dessous de l’ordre, on trouve la famille ; nos hirondelles appartiennent donc aux Hirundinidés, et quant au genre, c’est directement leur nom scientifique qui nous l’apprend : Riparia riparia signifie : Genre Riparia, espèce riparia. Le genre Riparia est d’ailleurs plutôt réduit avec ses six malheureuses espèces. Notre Hirondelle de rivage est la seule à fréquenter l’Europe. Plus au sud, elle est remplacée par l’Hirondelle paludicole, Riparia paludicola.

Vous voilà désormais mieux armé pour damer le pion aux élites, entre la poire et le fromage, sur le chapitre des hirondelles, africaines ou européennes.

Mais, me direz-vous, on ne voit pas souvent d’hirondelles sur les bords des fleuves, donc qu’est-ce que c’est que cette histoire d’hirondelle de rivage.

C’est normal. Au bord d’un fleuve pas encore canalisé, redressé, recalibré et bétonné, on trouve du sable. Des berges taillées à la serpe par l’érosion à chaque crue, offrant de beaux fronts meubles et friables juste ce qu’il faut, parfaits pour creuser de magnifiques terriers. Car l’hirondelle de rivage niche en terrier, comme le lapin de garenne dont elle partage les couleurs. Si vous avez un doute, celui qui a des oreilles, c’est le lapin. Le terrier d’une Hirondelle atteint un demi-mètre de long, pour à peu près le diamètre d’une balle de tennis. Je ne sais pas si vous mesurez l’exploit de forer ce genre de lyon-turin quand on n’est qu’une petite hirondelle de vingt grammes, pourvue d’un bec minuscule et de pattounettes courtaudes en guise de pelle de tranchée.

Hirondelle de rivage (3)

Et pourtant, à voir la façon dont les colonies printanières se font, se défont et se recréent plus loin, l’opération est plutôt rapide.

De retour mi-avril, les Hirondelles de rivage ont en général achevé un premier cycle de reproduction fin juin. Elles entament alors une seconde ponte, pas toujours au même endroit. En fonction de la disponibilité en fronts sableux, de nouveaux couples peuvent s’installer à quelques dizaines ou centaines de mètres et la colonie se transférer progressivement sur le nouveau site, à mesure que la première génération s’envole et que les couples entament la seconde ponte. Il arrive aussi qu’une colonie soit abandonnée du jour au lendemain, suite au passage d’un prédateur. J’ai même trouvé une colonie entièrement dévastée par le passage de Blaireaux, qui s’étaient aventurés sur l’étroitissime plage subsistant au pied de la berge abrupte abritant les terriers.

Cette dynamique complexe, fluctuante, aléatoire, ne me facilite pas la tâche. Car l’Hirondelle de rivage, qui ne trouve pratiquement plus de berges sableuses naturelles, se reporte sur ce que nous lui concédons à l’insu de notre plein gré, je veux parler des fronts de taille des carrières alluvionnaires. Ces coupes stratigraphiques offrent çà et là des lentilles de sable plus ou moins vastes que les hirondelles (mais aussi, parfois, les Guêpiers d’Europe) s’empressent de coloniser. Evidemment juste sous le nez des pelleteuses, sinon, ce ne serait pas drôle. Allo, monsieur le carrier ? On a un problème.

J’exagère. Ça passe pratiquement toujours. Les carrières sont vastes, et la durée de vie des colonies est brève. Une option consiste d’ailleurs à ouvrir sciemment un front non pour l’exploiter, mais pour le laisser à disposition des oiseaux. L’ennui étant que s’il existe d’autres sites favorables sur la carrière, elles n’ont aucune raison de choisir spécialement celui préparé à leur intention. En particulier, elles se montrent totalement insensibles à la réclame, aux enseignes publicitaires leur promettant le confort d’un talus jeune, beau et sentant bon le sable chaud. Quant à vanter à ces migrantes les merveilles d’un joli front sableux made in France, d’un beau front national, je ne m’y risquerais pas.

 Cette année, sur « ma » carrière, la colonie s’est dédoublée, puis détriplée. Une installation tardive, fin mai, sans doute à cause de la météo : une trentaine de trous. Fin juin, alors que les oiseaux, quoique moins nombreux, bourdonnaient toujours autour de ce premier site, une seconde, dans un talus ! Trente-cinq autres trous. Et fin juillet, alors que la première colonie a l’air tout à fait désertée, un troisième banc de sable a reçu les foreuses : dix trous de plus.

Combien de couples au total ? Bien malin qui peut le dire… En général, on se contente d’ailleurs, pour cette espèce, de compter en trous occupés simultanément et de comparer les colonies entre elles à l’aide de ce chiffre. Savoir, en effet, combien d’oiseaux ont mené à bien une, ou deux nichées, dans quelle mesure une colonie surgie en juin est peuplée d’oiseaux supplémentaires ou uniquement de nicheurs du site précédent s’étant déplacés est quasi impossible.

 L’essentiel est que la colonie ait pu vivre, une année de plus.

Pour ma part, la saison de terrain professionnelle est terminée. Ah, pas tout à fait: je devrai tenter une ultime prospection Rapaces diurnes fin août. Mais c’est tout comme. Le travail de terrain au sens strict ne représente donc guère qu’entre un tiers et un quart de mon temps de travail annuel. Le reste ? Analyser tout cela et conclure; rédiger; cela représente au moins autant de temps; et puis gérer la base de données, coordonner le travail des bénévoles, sans parler des réunions, des dossiers de protection, que sais-je ? J’en parlerai peut-être un jour, toujours pour que vous puissiez mieux savoir en quoi consiste ce bizarroïde métier. Pour l’instant, les vacances approchent.

 

 

Notre-Dame-des-Landes: l’écologie ? un coup d’pelle !

« L’autre jour il y avait une vipère énorme dans mon jardin.
– Oui enfin c’était plutôt une couleuvre [au vu des milieux et de la quasi-disparition des vipères]
– Mais non, c’était énoooorme donc c’était une vipère. J’y ai mis un coup d’pelle.
– Mais… mais…
– Oui je sais c’est pas bien et pourtant j’suis écolo hein je mange sans gluten, mais là, un serpent c’est le coup de pelle. »

Scène vécue.

Voilà. Le « oui » à l’aéroport à Notre-Dame-des-Landes c’est un peu ça. L’écologie, c’est beaucoup de paroles, mais quand vient le jour de poser véritablement un acte, de changer ses habitudes pour mieux respecter la vie, penser à long terme, c’est la force de l’habitude qui l’emporte.
Comme d’habitude. On vote pour le développement à coups de mètres cubes de béton, on en reste au bon vieux « quand le bâtiment va, tout va » – c’est la crise, alors on se rassure. On ne change rien, et pensant ne prendre aucun risque, on prend le pire de tous.
Mais on s’est rassuré en mettant un coup de pelle aux serpents, aux tritons, aux écolos, « comme d’hab ». Le changement de paradigme, ce n’est pas pour maintenant. Remettre en cause l’idée que la prospérité naisse du béton et d’une cadence accrue de vols vers New York, quand même des géographes – traditionnellement pas la profession la plus tournée vers l’écologie – dénonçaient le projet comme inutile et néfaste ?
Pire : se demander si par hasard, l’avenir ne nécessitait pas des écosystèmes en état de fonctionnement, si les zones humides ne protégeaient pas des crues, si les tritons ne régulaient pas, sans pesticides, les ravageurs agricoles ? Se demander s’il n’était pas temps de renouveler enfin notre regard, de vouloir un autre progrès, un autre développement, que l’orgie de ressources et de pétrole ?

Comme d’habitude, on a préféré voter en croyant expédier les nuisances au loin. Comme si le dérèglement climatique et l’effondrement des chaînes trophiques allaient connaître des frontières communales, et se borner à l’échelle d’un petit département français…

On a réglé ça à coups de mots, de vocabulaire de lobbys politiques. À ce petit jeu, l’écologie ne risque pas de remporter un vote en France.

Le risque pris est bien plus grave, mais encore trop feutré. Que voulez-vous, c’est un peu comme les accidents nucléaires. Tant qu’ils n’ont pas eu lieu, le lanceur d’alerte passe pour un idéologue farfelu. Un jour, ça pète. Avec les écosystèmes, c’est la même chose. Tant qu’ils tiennent vaille que vaille, vous ne voyez rien. Un jour, il sera trop tard. Trop tard en tout cas pour les restaurer sans terribles crises.

Là encore, curieusement, lorsque vous en parlez, tout le monde connaît l’histoire type : « les Chinois qui ont voulu éradiquer les moineaux ». L’épisode a même sa page Wikipedia : il s’agit de la Campagne des quatre nuisibles à l’issue de laquelle l’éradication du Moineau friquet, granivore mais aussi régulateur de nombreux insectes ravageurs des cultures, provoqua un déséquilibre écologique majeur et une famine massive. Nous sommes donc prévenus, seulement voilà : c’étaient des Chinois, et en plus des communistes !
Donc, on en rit. Nous sommes quand même plus intelligents que les communistes, n’est-ce pas ? De même avions-nous ri de Tchernobyl ; ou sinon ri, du moins conclu à la preuve de la supériorité de l’Occident sur les rouges. Cela n’arrive pas chez nous !
Puis, il y eut Fukushima.
Mais enfin, Fukushima c’est loin, c’est au pays des tremblements de terre.
Cela n’arrive pas chez nous !

Et quand cela arrive chez nous…
On trouvera toujours une excuse.

Et on ne change rien. Comme d’habitude, comme en 1963, origine du projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes, on explique que c’est un projet d’avenir et que ses opposants raisonnent comme au siècle passé.

Comme d’habitude, surtout, l’écologie est assimilée à un vague lobby. Qui défend non pas le bien commun, mais ses intérêts. On n’hésite pas, sans rire, à vous présenter Greenpeace comme une tentaculaire organisation riche à milliards, plus puissante que les géants du pétrole ou du BTP. À une autre échelle, il suffit que vous soyez salarié d’une association de protection de la Nature pour qu’on vous accuse de mentir pour sauver votre poste. De défendre vos intérêts en toute mauvaise foi, « comme tout le monde ».

Ici aussi, il y a des habitudes, de vieux cadres de pensée qui terrifient. À force de regarder notre monde comme une arène de compétition, une jungle amorale où chacun ne se battrait que pour lui-même et contre tous, l’idée même d’un positionnement altruiste, d’une volonté de donner pour le bien commun n’est plus jugée crédible. À force de voir les lobbys se battre, nous en voyons partout, et en tous. « L’altruisme n’existe pas, c’est humain ! » Circulez, y’a rien à voir. Et comme il est un peu délicat de suspecter le salarié d’asso à douze cents euros par mois d’être mû par la vénalité, on l’accusera de haine de soi transformée par « transfert » en haine de l’homme.
Et voilà comment, vous battant depuis une ou deux décennies pour un monde qui accueille encore quelque vie dans cent ans, vous passez quasiment pour un assassin en puissance. Je peux vous dire qu’humainement on accuse le coup, quand après ces années d’engagement, on constate qu’on est toujours considéré par la plus grande partie de ses concitoyens comme le serpent dans le jardin : une vermine à éradiquer à coups de pelle sur la tête.

C’est la démocratie, dit-on enfin.
Passons sur le choix du périmètre, les agents de vote arborant des badges « oui » et l’organisation très olé-olé d’un référendum qui n’a d’ailleurs aucune portée légale. Il est tordant de voir des comptes Twitter, des hommes politiques qui, en milieu de semaine, s’outraient du vote britannique, appelaient à revoter, approuvaient l’idée de suspendre le droit de vote passé un certain âge, relayaient les articles dénonçant les référendums, ces « votes irrationnels », sans parler de ceux pour qui l’hostilité massive des Français à la loi travail ne justifie en aucun cas de la remettre en cause, tordant de voir tous ces gens, donc, devenir tout à coup des apôtres de la démocratie directe la plus pure.

L’erreur serait de faire la même chose. De balayer d’un revers de main ce refus de la société française de changer ses cadres de pensée pour une approche véritablement écologique, de considérer enfin l’écologie comme une science au service du bien commun, et de délaisser le logiciel « tout bonheur vient de la dépense maximale de ressources naturelles » hérité des deux derniers siècles.
Nous ne savons pas convaincre et c’est trop facile de traiter nos concitoyens d’enfants qu’il faut rééduquer ou d’imbéciles qu’il faudrait déposséder de leurs droits civiques. Je n’ai pas du tout envie que l’écologie soit imposée comme nous ont été imposées « pour notre bien, bande de petits irresponsables » de nombreuses décisions européennes ou autres.

Et ce, alors même que je considère que renoncer à ce projet d’aéroport serait un bien, pour tous, vraiment tous, et que le construire est irresponsable.

Si la loi était pleinement appliquée, si des études objectives et solides charpentaient la démarche, l’autorisation ne serait pas donnée. Si elle l’est, je ne considèrerai pas que le droit et la démocratie ont parlé. Pour autant, même contre une démocratie bancale, je ne fantasme pas de coup d’État, même au nom de quelque intérêt général. Ils le sont presque tous, même les pires. Ni de lutte armée. Si résistance à ces décisions biaisées il y a, qu’elle soit non-violente, et que ce point distingue, aux yeux de tous, les vrais défenseurs du bien commun des autres. C’est une espérance, pas plus : je n’habite pas la région (mais une autre encore bien plus soumise à la loi de fer du béton et du bulldozer…)

D’ici là, nous devons, encore et encore, apprendre à mieux convaincre. Montrer sans relâche des argumentaires rigoureux, des méthodes scientifiques, des données consultables, des démarches transparentes. Montrer que nous n’avons rien à gagner dans ce combat hormis ce qui bénéficie à tous. Convaincre que ce qui se joue est grave et que les tritons ni les crues ne se paient de paroles. Ne pas utiliser les ficelles des lobbys, parce que nous ne sommes pas un putain de lobby. Notre-Dame-des-Landes, c’est pour Vinci, l’écologie, c’est pour toi, pour moi, pour nous, pour tout le monde et pour ceux qui nous suivent. Non pas sur Twitter, mais dans la vie, la vraie.

Il y a quelques semaines nous avons assisté aux conférences de Dominique Bourg au Forum Zachée, grande réunion nationale des participants du parcours du même nom, consacré à la Doctrine sociale de l’Église. Nous avons vu autour de nous la salle blêmir à mesure que l’orateur martelait les chiffres, les données tangibles, notamment celles de la chute de biodiversité.
Mais quels actes ensuite ? Avons-nous trop peur pour agir ?

En tout cas, nous n’agissons pas. Quarante-cinq ans d’écologie, d’études, d’analyses, de données, de retours d’expérience ne suffisent pas à convaincre lors d’un vague référendum local. Et le mur est là.