Tous les ans, c’est la même chose

Tous les ans, c’est la même chose. En juin-juillet, le cœur manque un peu.
La protection de la Nature n’est pas le métier le plus reposant. C’est que contrairement à un discours souvent rabâché, nous sommes sur le terrain, et non « dans un bureau parisien ». Dans le seul département du Rhône, je compte, sur la base www.faune-rhone.org , un total d’environ 14 000 données transmises par les observateurs rien que pour le mois de juin – en cumulant les oiseaux (80%), les mammifères, les reptiles, les amphibiens et divers groupes d’insectes. (Pour mémoire une donnée = tant d’individus, de telle espèce, telle date, en tel lieu). On estime qu’il faut 2 à 4 minutes sur le terrain en moyenne pour produire une donnée « oiseau », et bien davantage pour les autres groupes, plus rares, plus discrets ou plus difficiles à identifier. Faites le calcul.
Nous passons donc beaucoup de temps dehors, beaucoup de temps sur les routes, et le tout avec des horaires mobiles car alignés sur le lever du soleil. Autrement dit, on commence « pépère » en mars, mais on finit en mai et juin avec un rythme qui n’est pas précisément celui d’un bureaucrate.
Le tout pour se rendre en des sites qui ne sont pas forcément les vertes campagnes. C’est même somme toute assez rare. Il s’agira plus souvent des environs d’un chantier, d’une carrière, voire d’une rue de banlieue où il faut bien tâcher de relever la « biodiversité ordinaire ».
Cela prend environ la moitié du temps, en saison. Sur l’année, disons un quart. Le reste : analyse de données, et protection concrète : rapports, dossiers, réunions, propositions de mesures, suivis, combats. Combats pour qu’il reste quelque chose à protéger demain. Rappelez-vous : près de la moitié de la faune sauvage planétaire a disparu en moins d’un siècle.
Voilà. C’était juste une petite réponse au classique « ouah, c’est un beau métier ». Bien sûr, mais il ne faudrait pas hâtivement y voir une sinécure, consistant à batifoler à temps plein dans les frais bocages en brandissant jumelles et filet à papillons (« aux frais du contribuable », ajoutera-t-on dans les bistrots). C’est un travail qui, autant que beaucoup d’autres, peut se montrer usant, pénible, fastidieux, ou démoralisant, comme il peut être source ponctuelle d’exaltation ou d’émerveillement. Puis, il est technique, et comme tel, presque jamais facile. Un travail, quoi. Un vrai. Tout simplement.
C’est aussi un travail qui ne cesse pas une fois fermée la porte du bureau. L’écologie, a fortiori intégrale, questionne la vie entière – oblige à repenser tous les choix du quotidien, mais suggère aussi une infinité de combats, de sources de révolte et d’indignation. Je ne vous la refais pas, vous le savez depuis longtemps, « tout est lié »…
La paroisse appelle. Telle association recrute. Tel message est à relayer. « Et là, vous êtes où ? On vous attend. »
On ne peut pas être partout, bien sûr. Affaire de « charisme », de compétences surtout. Je n’ai ni l’un, ni l’autre en ce qui concerne ce qu’on nomme classiquement l’humanitaire, par exemple. Il faut bien laisser agir ceux qui en ont davantage la vocation. Ce qui n’empêche pas de se sentir profondément remué par les justes combats qu’on laisse mener par d’autres, parce qu’on n’a pas le temps ni la force d’y être soi-même.

Tous les ans, c’est la même chose. On se demande si on ne devrait pas y être quand même. Non pas abandonner ceux-ci pour ceux-là. Pour que le pauvre ait à manger, il faut du pain. Pour qu’il y ait du pain, il faut qu’il y ait des vers de terre, des crapauds et des oiseaux, etc. Et le pauvre aura, comme tout le monde, le droit de vivre dans un monde empli d’oiseaux, même si ceux-ci ne « servent à rien » aux yeux d’un technocrate inhumain.

Tous les ans, c’est la même chose : nous nous demandons s’il est vrai que là, ça y est, on peut aller se la couler douce quelques jours « dans un endroit désert, à l’écart ». Il n’y a de toute façon pas d’endroit si désert, ni si à l’écart, qu’on n’y trouve un pauvre qui crie. On y trouvera de toute façon toujours sœur notre mère la Terre, pauvre parmi les pauvres selon Laudato Si, au point deux.

Elle gémit à tel point que pour dormir un peu, il faut se boucher les oreilles, et ce n’est pas glorieux. L’affaire se complique encore plus, si l’on considère que l’Eglise nous propose en la matière un vaste éventail de saints qui se sont tués à la tâche au sens propre. L’enseignement du nécessaire respect du repos régulier, instauré par le Créateur en personne, heurte de plein fouet un culte, si j’ose dire, du burn-out humanitaire jusqu’à la mort.
Après tout, l’essentiel est qu’il y ait des remplaçants jusqu’à la fin des temps.

Tous les ans, parmi les réponses, on me dit qu’une solution consiste à confier tout cela à la prière. Hélas, cela ne « suffit » pas. A-t-on l’esprit plus tranquille ? Est-ce à dire que la prière serait une échappatoire commode, une façon de s’en laver les mains ? C’est ce qu’on m’a longtemps appris : « prier pour ceci ou cela, c’est une bonne excuse pour ne pas se bouger ». C’est sans doute un manque de foi de ma part : confier quelque chose à la prière ne m’apaise pas la conscience. De toute façon, concrètement, combien de temps pouvons-nous passer sans qu’un des problèmes du monde ne se rappelle à notre bon souvenir ? Si nous réussissons à trouver un recoin de Nature très exceptionnellement préservé et dépourvu de 3G, je dirais un quart d’heure, au grand maximum.

Tous les ans, c’est la même chose. Comment résoudre cette contradiction ? D’autant plus qu’on a vite fait de se prétendre épuisé pour gratter un rab’ de sabbat du corps et de l’esprit. C’est si facile. La tentation guette de tous les côtés : tentation de jouer au débordé, à l’épuisé – au saint – aussi bien que tentation de toute-puissance, dans le fait de ne jamais arrêter. Qu’on dise stop ou encore, comment savoir si c’est l’Esprit qui nous le glisse, ou plutôt Satan et ses pompes, qui nous pompent l’air mais nous soufflent aussi ce que nous aimons entendre ?

Oser les vacances de toute-puissance

Oh non, l’actualité n’incite pas à rendre grâce.
Tout compte fait, il n’est pas rare que l’été soit sanglant ; ne va-t-on pas d’ailleurs sous peu commémorer le centenaire de l’un des pires en la matière ? La haine se moque de nos congés payés, de nos rues vides, de nos plages bondées. La machine de mort tourne.
Il y a quarante jours, chacun hochait la tête : il était indécent de regarder le foot pendant qu’ailleurs, en Syrie, en Irak…
Nous l’avons regardé, ou pas, sans oublier la Syrie ni l’Irak, et cela n’a pas décidé nos puissants à réagir, pour l’heure.
Aujourd’hui, est-il indécent de partir en vacances, pendant qu’en Syrie, en Irak, en Terre sainte, en Ukraine et ailleurs ? Pendant que partout, la culture de mort avance ses pions, culture de dévoration sous prétexte de jouissance, engloutissant homme et nature, hommes à venir et monde vivant pour les accueillir, dans une même gueule ivre de puissance ?
Presque aussi indécent que de prier « au lieu d’agir ».

Productivisme citoyen

Oh, que notre temps déteste l’inaction, et qu’il aime l’agitation, les apparences d’action, l’empressement. Il aime les plans, les cellules de crise, les objectifs, les personnages qui courent cheveux au vent et les poings serrés, sûrs de leur toute-puissance. Il nous clame qu’il aimerait en finir avec cette grande pause de productivité, « qu’à l’ère de la mondialisation » et autres poncifs (carte Bingo non fournie) on attend de la machine « homme » une productivité maximale de la semaine 1 à la semaine 52. Notre temps aime les machines, les chiffres, les acronymes. Leur aridité dépersonnalisée lui plaît : il nous plie à sa logique. Unités de production et de consommation, évalués à l’aune de nos indicateurs de productivité, numéros implantés sur un espace désormais découpé en treize blocs sans unité, sans âme, sans même un nom, mais censés « atteindre la taille critique en termes d’indicateurs d’économie », nous sommes soucieux, face aux dossiers d’actualité, de nous montrer – sincèrement – actifs, productifs, efficients. Retweets inévitables, articles qu’on ne peut se permettre de ne pas partager, avatar modifié par solidarité, tout y passe pour donner des gages de notre investissement, dans nos sphères, dans notre univers culturel qui nous juge ainsi.

Et vous avez parfaitement raison, je suis le premier à le faire. Et puis, nous sommes appelés à aimer non en paroles, mais par des actes et en vérité.

Pour autant, je ne crois pas inutile non plus de réfléchir avant de bâtir notre tour, de nous demander si nous sommes dans une logique d’amour ou dans une logique de performance. Cela rendrait notre action plus effic… ah, zut, raté.

Soyons subversifs, osons vivre nos limites

Et puis, nous ne sommes pas tout-puissants et pas près de le devenir. Malheureusement, notre époque ne semble reconnaître que deux voies : croire à sa propre toute-puissance, ou s’avouer impuissant (médiocre, parasite, tout ce que vous voulez) ; aussi chacun s’empresse-t-il de cocher la première case, ne serait-ce que pour échapper à l’anathème.

« Notre temps », « notre époque ». Accusés commodes, vous avez raison ! Après tout, notre temps, c’est nous, alors soyons donc un peu subversifs et partons en vacances, non par je m’en foutisme, encore moins par à quoi bon-isme, mais juste par conscience de nos limites. (Et je ne saurais trop vous recommander de glisser dans vos bagages, entre un psautier et un guide ornitho, l’opuscule du même titre, que vous aurez pris soin d’acquérir chez votre libraire de quartier.) Nos vacances de toute-puissance ne sont pas vacance de pouvoir, après tout.

Prenons ce temps, sans fausse honte, par humanité. Comment pourrons-nous prendre soin de la fragilité du monde si nous ne savons déjà pas la reconnaître ni l’accepter en nous-mêmes ?

Une idée pour ressourcer notre regard

Dérisoire est « l’exercice » que je vous proposerai pour ces semaines… (oui, je propose des exercices maintenant. Monsieur le curé, expert en la matière, déteint.) Quelle idée bizarre de s’intéresser aux oiseaux migrateurs « alors qu’à Gaza et en Irak ! Il y a des choses plus sérieuses ».
Si vous avez suivi ce blog, vous avez déjà eu l’occasion de le lire : « plus sérieux » ou pas, c’est le même regard qui englobe tout, et le même amour qui embrasse les victimes d’ici et d’ailleurs, et d’en bas de notre maison, la « mauvaise herbe » qui pousse entre les pavés, l’Aigle botté qui a bien voulu se montrer là-bas dans les collines et le crapaud qui cherche à traverser la route pour pondre comme il le fait depuis trois cent millions d’années. Si nous bâtissons un monde sans mauvaises herbes, sans aigles et sans crapauds, alors, ce ne sera pas un monde de paix. Non à cause du manque de crapauds, mais parce que cela n’aura pu être qu’un monde bâti sans amour.

Regardez donc. Regardez passer les migrateurs.
Oui, ils ont déjà commencé. Trop souvent, nous assimilons la migration aux hirondelles, lesquelles décollent tard dans le mois de septembre. Et cela conduit, entre autres, les rédacteurs de la presse régionale à crier, rituellement, chaque trois août, à « l’hiver sans doute précoce et rigoureux » lorsqu’on lui signale un passage de cigognes.
Pourtant, rien qu’en feuilletant ses propres archives, notre rédacteur pourrait constater qu’il écrit chaque année le même papier à la même date. En termes scientifiques, on pourrait même en conclure qu’il dispose ainsi d’une base de données qui lui permet de connaître la phénologie de migration de la Cigogne blanche sur son territoire. Et donc, de savoir qu’il est absolument normal de la voir passer début août.

D’autres sont déjà en route. Vous avez peut-être remarqué, ou vous allez bientôt le faire, que le ciel de la ville s’était vidé de ses Martinets. En vacances à la montagne, levez les yeux, vous verrez peut-être des groupes de Rapaces planer dans l’air chaud – sombres, queue légèrement fourchue ? Bien vu ! ce sont les Milans noirs qui ont pris la route du sud depuis une dizaine de jours déjà. Les larges ailes d’une Buse, mais une longue queue ? Des Bondrées ! Dame, bientôt, il n’y aura plus guère de nids de guêpes à dévorer. Pour en savoir plus, cherchez le point de suivi de migration le plus proche.
Vous vous prélassez sur le littoral ? Ce sont les limicoles – chevaliers, bécasseaux et consorts, tout juste revenus de leurs tourbières arctiques – qui emplissent les vasières, les lagunes, les anses. On les connaît si peu, ceux-là, en général, que parfois on ne les remarque pas, alors qu’ils courent à nos pieds !

Bécasseaux sanderling

Bécasseaux sanderling sur une plage de l’Atlantique. D’août à avril, on observe souvent cette espèce, qui se nourrit dans les laisses de mer

Il y a là de quoi contempler, de quoi retrouver un rythme qui n’est pas celui de « notre temps », mais qui pourrait le redevenir, si nous le décidons. Quelle subversion ! Tout un regard à renouveler, à laisser transfigurer.

L’activisme en question

Nous avons accueilli, hier soir, une première réunion de parcours Zachée.
Bien sûr, à peu près chaque minute de l’intervention (enregistrée) du conférencier suscitait une question.
J’en ai réuni ici quelques-unes… Enfin, un sujet bien précis… un sujet qui me taraude, et qui peut-être vous interpellera aussi.

Vous connaissez tous la parabole des Talents. C’est à Mt 25, 14-30.
Nous recevons des talents, fort variés en nombre et en nature, et nous sommes appelés à les faire fructifier. Malheur à celui qui par peur, par paresse, par fausse humilité, n’en a rien fait, ne s’est pas même fait aider.

Certes. Mais lorsqu’ils sont bien comptés et délimités, c’est si facile !

Et surtout… comment savoir s’ils donnent du fruit ? Assez de fruit ?

Parmi les maux contre lesquels il y aurait lieu de lutter au travail, j’en ai particulièrement noté deux. Le premier, c’est l’activisme. Je suis tout-puissant : je vais tout faire ! Rien ne m’arrête, je relève tous les défis, et si je n’étais pas là, où irait le monde, je vous le demande ! C’est l’homme qui se prend pour Dieu, s’enivre de pouvoir, de déni des limites.
Le second serait la haine du faible : quels sont donc ces vermisseaux qui m’empêchent d’accomplir ma haute mission par leur incompétence, leur fragilité ? Dehors ! Pas de place pour les poids morts. Pas de pitié pour ceux qui ne suivent pas mon rythme !

Voilà qui est fort bien ; et on note déjà que les deux sont un peu deux faces d’une même pièce. Ce sont des attitudes fort courantes et fort valorisées dans notre « société de la performance » où « tout, absolument tout, doit être sacrifié à la compétitivité ».

Ce qui m’ennuie, c’est qu’il n’est pas question d’une autre forme d’activisme et de haine du faible, que je croise beaucoup plus souvent, pourtant, dans les milieux associatifs, qu’ils soient environnementalistes, sociaux, caritatifs. Et notamment caritatifs chrétiens.

Cet activisme-là, face à la parabole des talents, raisonne comme suit : « C’est épouvantable. Je ne vais jamais y arriver. Il y a tant à faire, je suis si petit, si faible, si débordé. Et dire que je me prétends investi dans ce domaine-là ! Mais pour une personne que j’aide, il y en a mille que je ne peux pas aider. Pourtant, c’est bien à moi de le faire, puisque j’ai décidé de m’en préoccuper. D’ailleurs, c’est bien ce que me disent les autres ! « Toi qui te dis catho, tu as fait quoi pour ces pauvres-là ? » C’est vrai, je n’ai rien pu faire. Pourtant, je n’arrête pas. Je n’ai déjà plus une minute à moi, tout est pour notre association. Je la fais passer en premier en toutes circonstances, comment pourrais-je prendre du temps pour moi, quel égoïsme ce serait ! Je n’en peux plus. Je vais craquer. Et pourtant la misère qui m’entoure n’est pas soulagée d’un iota… »
Loin de l’ivresse de toute-puissance, cet activiste-là est au contraire écrasé par sa propre impuissance. Il donne tout, mais la tâche est si immense que, naturellement, il n’en vient pas à bout, pas même du commencement. Il avance écrasé de culpabilité, celle qu’il s’inflige lui-même et celle que son entourage lui assène : un entourage qui ne manque pas de lui faire remarquer toute la misère qu’il ne soulage pas, bien plus étendue que celle qu’il a pu éventuellement soulager.

Nous avons cheminé plusieurs années en CVX. Comme un leitmotiv, revenait comme thème de réunion soit la parabole des talents, soit celle où nous sommes appelés à travailler à la vigne. Et la question sempiternelle : « Et moi ? Est-ce que je me remue les miches pour travailler à la Vigne ? » Naturellement, où que l’on en fût question engagements, il importait de se pénétrer, de tout son cœur, de toute sa sincérité, de cette seule réponse autorisée : « Pardon, Seigneur, car vraiment je ne fais rien. Je te promets de faire mieux la prochaine fois… »

Devant cet épouvantable tableau, tout en se minant la santé, il est persuadé que le jugement tombera, terrible : « Mauvais serviteur, tu n’en as pas fichu une rame ! »

Voilà pourquoi il hait aussi le faible, mais un seul : le faible qui est en lui. Il se sait médiocre relativement à la tâche, et ne peut l’accepter, car c’est également relativement à la tâche qu’il sera jugé, et qu’il l’est déjà. Et comment voulez-vous qu’il sache combien de talents il a pu faire fructifier ? Du point de vue de l’état du monde, la réponse est cinglante et terrible !

Il est mal, parce qu’il ne peut trouver la solution en lui. Il finit souvent comme ces gens qui s’assèchent, objet de ma note sur le Carême… ou bien en burn-out, et sous les huées.

Mais dites-moi ce qu’il pouvait faire d’autre !

Savoir descendre

Il y a un an, Benoît XVI renonçait à son ministère pontifical. Une démarche largement saluée par les fidèles comme courageuse, humaine, et humble.

Et rien que pour cela, il est bon de nous la remémorer.

Le chrétien, en effet, n’a pas le temps de s’ennuyer.
Appelé à travailler à la Vigne, il y trouve de quoi peiner jusqu’à épuisement, surtout s’il oublie qu’il n’est pas seul à s’escrimer entre les ceps.

Une petite relecture du Psaume 2 nous rappelle que l’affaire n’est pas neuve : « Pourquoi les nations s’agitent-elles en tumulte. et les peuples méditent-ils de vains projets ? Les rois de la terre se soulèvent, et les princes tiennent conseil ensemble, contre le Seigneur et contre son Oint. Brisons leurs liens, disent-ils, et jetons loin de nous leurs chaines ! » (Ps 2, 1-3)

Inlassablement appelés à rappeler avec douceur à l’humanité – et à nous-mêmes ! d’abord à nous-mêmes… – que le joug du Christ est aisé et son fardeau léger (Mt 11, 28-30), nous avons tôt fait de répondre avec un empressement qui vire à l’activisme frénétique. Comment être sur tous les fronts ? Comment discerner, aussi, le grave de l’accessoire, le mal profond du détail insignifiant ? Comment éviter d’être attiré par un simple chiffon rouge ?

Argh ! La réponse tombe, cinglante : tout est grave, et le pire c’est que c’est vrai. Enfin souvent. Innombrables les agressions contre la dignité de l’homme, contre l’existence même du vivant, innombrables les célébrations païennes de l’argent-roi plus sacré que la vie, les manifestations de la culture de mort. Que faire ? Où courir ? Comment ne pas se tromper de combat ?
« Je ne prends pas spécialement l’Église, faite d’hommes, comme référence. Je me méfie de la Bible, simple récit écrit par des hommes. J’écoute ce que dit le Christ à ma conscience », entend-on régulièrement.
Soit, mais considérer sa propre conscience comme la meilleure antenne christique me paraît risqué : pour ma part, ma conscience me murmure à l’oreille bien des propos dont je découvre, parfois trop tard, qu’ils n’émanaient pas de Radio-Christ. Aussi me semble-t-il prudent, comment dire ? de recouper les sources d’information.

Admettons maintenant que l’Esprit ait soufflé sur notre discernement et que nous parvenions vaille que vaille à ne pas nous tromper de Vigne. -Ce sera mon second point : l’activisme universel n’est pas sans risques. Outre celui de trop embrasser et mal étreindre, et celui du burn-out de la charité, j’en vois deux autres : la culpabilisation, et la tentation de s’imaginer investi de toute la mission du Christ. La première a été largement utilisée dans toutes les sphères militantes – non exclusivement chrétiennes, d’ailleurs – mais notamment, et je l’y ai bien connue, dans le militantisme catholique et notamment sa déclinaison sociale. L’on nous dépeignait au « caté » Jésus comme un monsieur très exigeant qui faisait les gros yeux si on ne s’occupait pas assez des petits Ethiopiens, ou qu’on ne finissait pas son assiette de petits pois ; une dame caté pleine de bonnes intentions avait même carrément avancé que nous « devrions avoir un peu honte de vivre dans un pays où on mange trop ». L’amour de Dieu ? « des conneries de tradis, rien à voir avec notre vie de tous les jours » (sic). Oh, bien sûr, si l’on s’en tient aux actes, c’est inattaquable : qui critiquerait le fait d’enseigner le partage et la prise de conscience d’une existence matériellement privilégiée ? Sauf que la charité est amour, pas expiation, main tendue vers l’autre et non marche en avant forcée par le regard sévère d’un Jésus-garde-chiourme de petits conscrits de l’humanitaire. Se mettre en mouvement sous le seul poids de la culpabilisation, qu’on a du reste vite fait de transférer sur tout ce qui bouge, il n’y a pas d’amour là-dedans, pas d’Esprit, juste de lourdes chaînes de rancœur.

Mais admettons qu’on échappe encore à ce travers et qu’on agisse pétri d’amour – le démon, cet inépuisable chenapan, nous guette encore au tournant, celui que vous aviez vu approcher dès les premières lignes : la tentation de vouloir tout faire, remédier à tout, jeter son corps sur toutes les brèches, sauver le monde. Par tous les bouts où il croule. Tout seul ou pas, d’ailleurs : mais de toutes les manières possibles, se rendant malade de chaque coin de terre où la Vie est malmenée et où l’on n’est pas. Légitime, car c’est par amour, non pas – ou pas nécessairement – par orgueil, par ivresse de toute-puissance ou ce que l’on voudra. Il serait facile de condamner cet activisme : « Tu te prends pour le Christ, tu veux sauver le monde à sa place ». Avec bien plus de subtilité, et surtout plus d’amour, un prêtre le formulait ainsi : « Seul le Christ peut sauver le monde ». Il ne s’agit plus de condamner le chrétien hyper-engagé – ou cherchant à l’être et honteux de son échec – pour charité mégalomaniaque, mais plutôt de nous rappeler qu’il est normal d’échouer là où seul le Christ peut triompher, et qu’Il n’attend pas de nous que nous fassions tout son travail. Même la sainteté ne fait pas du saint un Christ.

Nous voilà renvoyés à notre finitude spatiale et temporelle, à notre impuissance devant l’ampleur de la tâche, sans même parler des innombrables leurres, pièges et risques de choir dans un combat sans pertinence. C’est peut-être le moment le plus difficile. Non seulement parce que notre orgueil en prend un coup, mais surtout parce que la question demeure, ronge, taraude : si nous ne pouvons être partout, qu’allons-nous devoir choisir, c’est-à-dire à quoi allons-nous renoncer ? Comment ne pas s’écraser de culpabilité devant tout ce, tous ceux que nous laisserons en plan ?

Il y a quelques mois, à l’occasion des États généraux du christianisme, un débat frôla le pugilat lorsque plusieurs personnes de l’assistance, toutes très engagées, se révélèrent aussi convaincues les unes que les autres de la primauté de « leur » combat sur tous les autres… mais par malheur elles n’avaient pas toutes le même. Des apostrophes culpabilisatrices volèrent à travers la nef (« Vous vous consacrez à Ceux-ci ? Et donc ça veut dire que pour vous, Ceux-là, ils n’ont aucune valeur ? »), puis des versets embauchés pour l’occasion pour enraciner tel ou tel choix, et les bancs auraient fini par suivre si le reste de l’assistance n’avait fini par appeler au calme : Les uns se sentent appelés au service de Ceux-ci ? D’autres, de Ceux-là ? rendons plutôt grâce pour la diversité des vocations, et le fait que, même devenus peu nombreux, nous le sommes encore assez pour que les uns se consacrent à Ceux-ci et d’autres à Ceux-là, et ainsi de suite !

Épisode révélateur, car cette tentation est la nôtre, à tous. C’est tout le problème, aussi, de l’image éculée du chemin vers la sainteté : car la réalité est plutôt arborescente ou étoilée : je peux être en route, et d’un bon pas, sur quelques sujets, et, sur bien d’autres, complètement immobile, voire débaroulant la pente savonneuse de la perte, du vice et des marmites où des diables aux grandes fourches fourbissent le poivre et la coriandre. Et la résultante aux yeux de Dieu, je ne la connais pas. Pour ma part, je vous parle depuis quelques mois d’écologie chrétienne, et d’un engagement chrétien en faveur du vivant non-humain et des passerelles, ou plutôt des vaisseaux chargés de sève nourricière, par lesquels il irrigue l’humain, mais, par exemple, je n’exerce pas le moindre bénévolat en faveur des plus démunis. Question action, là-dessus, zéro : je ne m’en sens pas la force, quelque honte que j’en conçoive. Pas assez empli d’amour pour aller à la rencontre de mes frères plus fragiles. Trop dérouté par la simplicité des relations, même envers les moins lointains de mes prochains.

Tant pis : plutôt que de le faire mal et à contrecœur, on louera Dieu de susciter de nombreuses vocations, autour de moi, pour accomplir ce service dont je me sens incapable.
Lâcheté. C’est possible. Mais l’essentiel, je crois, est avant tout le regard porté sur ceux qui mènent, au nom d’une même foi, d’autres combats que les nôtres, et de nous voir complémentaires – le corps que forme l’Eglise ! – et non concurrents, et ce, quelque limitées que s’avèrent nos forces réunies. Elle serait grande, la tentation de la jouer façon austérité, de diviser « rationnellement » les énergies et de se limiter aux filiales les plus évangéliquement rentables ; mais je ne crois pas que ce serait très évangélique dans l’esprit. Et de même que les sacrifices qu’on nous impose, dans la société civile en crise économique, en matière de recherche, d’éducation, de santé, et d’écologie, c’est-à-dire de santé « intégrale », les sacrifices accomplis au nom d’une efficience maximisée de la ressource en charité nous reviendraient, et à court terme, dans la poire comme un sinistre boomerang.

Et puis, qui hiérarchisera ?

Où nous ne sommes pas en actes, me dira-t-on, on peut aisément être par la prière. C’est vrai. La prière, comme ça, c’est simple, c’est techniquement toujours possible et, je le dis sans ironie aucune, d’une efficacité souvent déroutante. Non, elle n’accomplit pas de magie. Récemment, un footballeur interviewé sur sa foi remarquait finement que si dans chaque équipe, quelqu’un priait pour la victoire des siens, il n’y aurait plus que des matchs nuls. Avec la prière, il faut se préparer à des conséquences imprévues, c’est bien connu. Reste que je suis un peu gêné à l’idée de ne la voir que comme un pis-aller. Reliquat, là aussi, du catéchisme tel que décrit plus haut, où la prière était regardée comme une niaiserie inutile, de la bonne conscience qui n’engage à rien, des mots qu’on aligne pour s’épargner d’agir. Voilà une perspective difficile à renverser : la prière doit vivifier l’action, non la remplacer ; elle est aussi conscience que seuls, nous ne pouvons rien. Mon rapport ambigu à la prière, je le constate, découle avant tout de mon manque de foi : l’action, c’est concret, c’est tangible, on en est sûr ! Mais l’efficacité de la prière ?

Je n’ai pas la réponse, non plus d’ailleurs qu’à aucune des questions abordées ici, et peut-être, lecteurs, en aurez-vous davantage. Les commentaires sont là pour ça. (Vous avez-vu ? c’est plus classieux qu’un « aller lach T koms », mais ça veut dire exactement la même chose.)

Et le rapport avec Benoît XVI, me direz-vous, car, pointilleux lecteurs, vous n’avez pas oublié qu’il était le sujet ? Oh, mais vous l’avez déjà compris : n’est-il pas la plus belle et la plus aimante des preuves que savoir renoncer peut être un acte profondément chrétien ?

Cet anniversaire fait ressurgir toutes ces questions, et même quelques esquisses de réponses.