Coronavirus: je ne suis pas un héros (pas du tout, même)

Qu’est-ce que peut bien fiche un écolo pendant le confinement ? Est-ce bien le moment ? À quoi tout cela sert-il ?

Je ne sais pas si vous vous posez ces questions (moi, oui).

Je ne sais pas si vous aurez des réponses (mais vous aurez au moins mes questions. Ha haaa.)

Il y a – Seigneur ! – déjà quatre ans, j’avais chroniqué ici même, au jour le jour, ma saison de terrain. Vous trouverez la rubrique ici. Elle vous donnera un aperçu de mon métier, si vous ne le connaissez pas encore. Si vous êtes pressé parce que le chat réclame sa pâtée, disons pour faire bref que mon métier consiste à effectuer des inventaires et des suivis de faune sauvage – principalement oiseaux et dans une moindre mesure amphibiens – sur divers coins d’un département dans le but de connaître et préserver concrètement (entretien de la végétation, pose de nichoirs…) leur biodiversité. Mon employeur est une association, les partenaires de nos missions sont des collectivités locales, des syndicats mixtes, des entreprises, de tout, en fait.

Le confinement ne change pas grand-chose, du moins pour le moment. Bien sûr, le télétravail a remplacé le bureau, les réunions physiques sont virtualisées, certains sites sont clos. Pour le reste : recherche d’Hirondelles en carrière, de tritons en lavoirs, suivis d’oiseaux communs sur carrés tirés au sort, tout cela est réalisable en ne croisant quasi personne, et donc réalisé. C’est une situation autorisée par les décrets, et nous y risquons moins la contagion qu’en allant acheter une baguette pas trop cuite.

Même les comptages d’oiseaux urbains sont maintenus, et plus faciles que jamais. Disparu le vacarme ambiant, mes comptages n’ont jamais été aussi complets ! Bref, ma charge de travail de cette saison de terrain peut être considérée comme à peine égratignée par la situation sanitaire.

Je me trouve donc dans cette situation peu commune : travailler en extérieur, sans pour autant être de ceux qui prennent de véritables risques, ni qui assurent les services vitaux de la nation. L’utilité de mon travail est toujours la même : en profondeur et sur le long terme. Il n’est pas vital et ne m’expose pas, je ne suis pas un héros (bien que mes faux-pas me collent tout de même à la peau) ni même une petite main des héros. C’est tout le contraire. Mes missions de terrain sont autant d’occasions de sortir, privilège considérable, même si toutes ne sont pas bucoliques, loin s’en faut (et quoique salarié, en-dehors du strict cadre de mes missions, je suis confiné comme tout un chacun : pas question de petites balades perso couvertes par l’attestation employeur). Poursuivre notre travail fait de nous des sortes de fantômes, d’hommes invisibles qui traverseraient une époque troublée comme si tout ça ne les concernait pas. Je me fais l’effet de ces ornithologues d’antan, ces scientifiques qui publiaient le résultat de leurs travaux sur la taille des pontes du Faucon hobereau ou l’habitat du Pic cendré en 1941 dans l’Europe occupée ou en flammes.

Bien sûr, la situation nous touche personnellement comme n’importe quel Français confiné – mes parents ont 70 ans et des poumons un peu fragiles. Nous avons de bonnes raisons aussi de craindre pour demain. Quelle place aura l’écologie « après » ? La crise écologique sera toujours aussi brûlante, mais l’heure ne sera-t-elle pas à tout recommencer comme avant, comme après-guerre, au temps des pollutions et des ravages assumés au nom de la « reconstruction » ? N’épiloguons pas : mon métier sera sur la sellette dès l’an prochain et s’il l’est, c’est mon monde, le vôtre, le nôtre, celui de tous, qui le sera aussi. Je n’y reviens pas une fois de plus. Si nous jouons à 1950 en 2020, nous sommes cuits.

J’y crois. J’ai de bonnes raisons d’en être sûr – mille fois développées ici – et donc, de ne pas douter de l’utilité de fond de mon travail. Mais à court terme ? Sans cesse je me demande : est-ce le moment ? Est-ce la chose à faire ?

Oui, certes, parce que je ne serais déjà pas utile à grand-chose d’autre. Au travail ou pas, nous sommes dramatiquement impuissants. La caissière, l’éboueur fidèles au poste combattent à leur façon le virus, comme tout le personnel d’un hôpital, de la réa aux buanderies. Moi, non ; pas plus que le comptable en télétravail ou l’imprimeur au chômage technique.

Chargé d’études naturaliste au boulot en ces temps bizarres ?

Contradictions sur pattes.

Ça ne sert à rien, tout de suite. C’est sûr. Ça sert pour demain, on l’espère, si demain veut toujours un peu de nature pour vivre, et ça, on ne sait pas. Cela dépendra de vous – vous les citoyens – aussi, d’ailleurs. L’après guerre fut un temps de grandes luttes syndicales. Il faudra de l’écologie comme il a fallu du social (au fait, il faudra du social aussi. Beaucoup.)

Chargé d’études naturaliste en temps de confinement : bizarre utilité inutile. Traversée étrange de ces temps étranges. Chanoine d’église fermée, moine d’abbaye perdue. La liturgie des heures s’appelle aussi prière du temps présent, non pas de l’immuable. Qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il guerre, qu’il peste ou qu’il coronavire, on prie les psaumes, on fête les saints dans le même ordre, selon la férie. Et pourtant la prière des cœurs est celle d’aujourd’hui, pas celle de l’an dernier à la même fête.

C’est peut-être pareil. Les mêmes lèvres chantent les mêmes psaumes, les mêmes jumelles voient les oiseaux sur les mêmes points à la même date. Inutile, puisque toujours pareil… ou pas tout à fait, parce que, parce que… vivre, c’est dérouler le fil quand même.

Compter, connaître la faune sauvage… Faune-France, le meilleur outil

Compter, connaître la faune sauvage… Faune-France, le meilleur outil

Vous avez vu une bête sauvage ? Ne le gardez plus pour vous.

Il est de plus en plus fréquent que certains d’entre vous me signalent une observation remarquable (un vol de cigognes par exemple) ou me demandent si tel ou tel oiseau est présent, rare, répandu… dans leur ville ou leur région.

Pour vous répondre, je me sers systématiquement des sites Visionature et je propose de vous y guider un peu. Non pas que j’en aie marre de vous répondre (du tout !) mais en sachant naviguer vous-mêmes sur ces sites, vous y découvrirez plein d’infos collatérales à votre question.

Est-ce que telle espèce est rare, commune, classique, en France, dans ma région, dans ma commune, à cette saison, toute l’année, au printemps, en hiver ? Est-ce qu’on peut la voir un peu partout, plutôt en montagne, plutôt dans le Midi, ou sur le littoral, ou dans les régions d’étangs ? Tout ça, maintenant, vous pouvez le savoir en cinq clics maxi.

Et même vous pourrez à votre tour contribuer.

Pour commencer : c’est quoi Visionature, Faune-France et tout ça ?

Visionature, c’est un modèle d’interface créé par une société suisse appelée Biolovision pour créer des sites internet de saisie et de consultation de faune et de flore sauvage. Surtout de faune. Pour la flore, les méthodes de recensement sont très différentes, alors ça ne se fait pas trop, à la notable exception du site Orchisauvageconsacré aux orchidées sauvages (sans blague ?) de France métropolitaine.

Sans détailler de trop :

  • La très grande majorité des associations de protection de la biodiversité de France (LPO et autres) ont déployé progressivement des sites Visionature sur leur territoire d’action, ce sont les « sites locaux » dont l’URL est généralement Faune-departement.org ou faune-region.org (faune-iledefrance.org ou faune-loire.org par exemple) ; pour découvrir tous les sites locaux, c’est ici
  • Elles se sont organisées en un réseau national grâce auquel elles peuvent discuter dans des comités et transmettre aux ingénieurs de Biolovision leurs demandes spécifiques d’amélioration de l’interface, mais aussi décider de transmettre des données à tel ou tel partenaire public, scientifique, privé… en veillant à ce que la sécurité des animaux concernés ne soit pas compromise ;
  • Ce réseau a débouché sur l’ouverture en 2017 du site faune-France.org qui agrège les données de tous les sites locaux et permet de saisir directement ses données, qu’il existe ou non un site local.
  • Enfin, il existe une application mobile sous Android (NaturaList) qui permet de saisir ses observations sur le terrain avec son téléphone puis de synchroniser le tout avec les sites du réseau Visionature.

Concrètement ça donne quoi ?

Pour faire part de vos observations de faune, qu’il s’agisse de mésanges dans le nichoir, de cigognes posées sur l’église du village, d’un renard écrasé sur la nationale ou de tritons dans le lavoir :

1/ Rendez-vous soit sur faune-France.org soit sur le site local de votre région ou département s’il existe, cliquez sur J’aimerais participer et inscrivez-vous

2/ Connectez-vous avec le login (mail) et le mot de passe fourni

3/ Allez dans Transmettre mes observations, pointez l’endroit sur la carte puis indiquez l’espèce, la date, le nombre etc.

Important : donnez une adresse mail que vous consultez, car les données sont vérifiées (relues) et en cas de doute, un vérificateur vous contactera. C’est la véritable raison d’être de l’inscription obligatoire : garantir ainsi la fiabilité de la base.

Votre inscription effectuée une fois est valide sur TOUS les sites Visionature ; les locaux, le national Faune-France, et même les étrangers (ornitho.ch, ornitho.it, ornitho.de etc)

Elle vous servira aussi pour utiliser l’application NaturaList.

La localisation exacte d’une donnée n’est consultable que par les administrateurs du site (associations). Vous pouvez masquer votre nom, les données, les photos des animaux que vous joignez aux données. Autrement dit, vous pouvez saisir les données de votre jardin sans que ça révèle le moins du monde votre adresse à la planète entière.

Seule l’association qui administre la base verra toutes les informations et s’en servira exclusivement dans des buts de protection conformément à son objet. Aucune information, jamais, n’est vendue à des fins de vous refourguer on ne sait quelle pub ciblée.

Notez que vous pouvez consulter un certain nombre d’informations sans vous inscrire (mais pas en transmettre).

Pourquoi donc noter ses observations de faune sauvage sur Visionature ?

Parce qu’elle se fait de plus en plus rare, pardi. Quelques espèces très adaptables tirent leur épingle du jeu dans les milieux à la noix fabriqués par l’homme – en gros elles font les poubelles, l’immense majorité régresse à toute vitesse. C’est vrai en Amazonie comme en Europe, vrai des vautours au Pendjab comme des orvets dans le Poitou, de la chouette du clocher comme des pandas lointains.

Alors, noter tout ce qu’on a vu dans une base centralisée sert déjà à ça :

  • Vérifier si, oui ou non, les espèces diminuent ;
  • Savoir où, quand, comment, elles se maintiennent, progressent ou s’effondrent.

Je vous vois venir : madame Elisabeth Levy veut de la science et vous aussi, et vous allez me dire que le simple tas d’observations éparses faites sans protocole par des personnes aux connaissances naturalistes hétéroclites n’est certainement pas le genre de chose sur quoi fonder des tendances calculées au centième près. Tout à fait. Seulement, bien sûr, on ne fait rien de tel. Sans nous étendre car j’ai déjà traité le sujet ici, retenons que tout un chacun, selon ses compétences, peut saisir des données « opportunistes » – des observations toutes simples – ou s’inscrire à tel ou tel protocole strict de suivi, et que les tendances sont d’abord calculées grâce aux données protocolées. Toutes sont de toute façon réunies dans Faune-France et son réseau: la mésange de votre nichoir tout comme les données recueillies par les rapaçologues chevronnés qui suivent les nids de Vautour percnoptère sous financement européen. Il n’y a pas « le truc grand public » et « le truc des pros » qui serait ailleurs, secret, fermé.

À quoi bon, dès lors, saisir des données opportunistes ?

D’abord parce que lorsqu’elles sont très nombreuses, il est possible de les exploiter quand même, la masse compensant dans une certaine mesure les biais. Il incombe aux rois des stats de dépatouiller ce « dans une certaine mesure » et le Muséum d’histoire naturelle planche dur sur le sujet, maintenant que nos fameuses bases Visionature collectent des données, littéralement, par dizaines de millions. Plus de soixante millions à ce jour dans l’ensemble du réseau !

Ensuite parce qu’une donnée opportuniste, c’est déjà une donnée de présence (voire de reproduction, si vous notez un couple, une nichée…) qui permet de connaître l’aire de répartition – la surface peuplée par une espèce.

Enfin parce qu’en ce moment, même les espèces communes disparaissent à la vitesse de l’éclair. L’énorme masse de données collectées par le réseau Visionature nous donne une vision de plus en plus fine de ce drame, comme on rend sa vision plus nette en ajustant la molette des jumelles. C’est ainsi qu’on découvre que les aires de répartition ne sont plus continues mais trouées de partout. La fréquence à laquelle une espèce est notée, rapportée au total, donne un indice de son évolution. Et ainsi de suite – je simplifie à l’extrême, car cet article est déjà très long. Avant de conclure, de classer, notamment, les espèces dans telle case des funestes Listes rouges il se déroule nombre de filtres, de tris, de recalculs et de tests (et c’est aussi pour ça qu’elle ne se remet à jour que tous les 8 à 10 ans et non en temps réel !) Vous trouverez ici une longue liste des manières d’exploiter ces données, toujours au bénéfice des animaux eux-mêmes.

Le Moineau friquet en Auvergne, observations 2019. Cette espèce était banale partout il y a vingt ans.

Du coup c’est juste histoire de refiler des données aux spécialistes ?

Pas du tout ! Sur tous les sites Visionature, à commencer par Faune-France, vous pouvez apprendre des tas de choses. Les Cartes du moment indiquent l’avancée des migrateurs au retour du printemps par exemple, ou l’émergence d’un papillon, la reproduction d’un triton… Sur les sites locaux, il y a toujours une rubrique « Atlas des oiseaux », « Les espèces de ma commune » ou approchant (les intitulés varient, pas le contenu) grâce auquel vous pourrez voir quelles espèces peuplent votre commune, quelle est leur répartition sur le territoire, à quelle saison on peut la voir.

Exemple de consultation de Faune-France: le passage des Grues cendrées au-dessus du pays dans la deuxième semaine de février 2019 (carte établie en temps réel grâce aux données saisies)

Enfin, il y a la Consultation multicritères (« Consultation des données » sur Faune-France) qui sert à indiquer un intervalle de temps, une espèce ou un lieu… et afficher une liste, un tableau récapitulatif, une carte… bref, ce que vous voudrez. Où donc vit ce machin qu’on nomme Bruant zizi ? L’hirondelle de fenêtre est-elle déjà revenue dans mon département ? Tout ça est à portée de clic. Essayez donc tout de suite !

Les amours broyées des derniers crapauds

Février-mars, c’est la saison des amours des amphibiens.

Florilège.

« Natura 2000 consiste à geler 20% du territoire national pour y élever des crapauds et cultiver des orchidées. » (lu en 2001 sur le site d’une FDSEA)

« Protéger les crapauds. Le fond du fond du ridicule ». (Un twitto très fier de beaux diplômes en économie)

« Les écolos, ce sont des cinglés animés par la haine de soi gauchiste au point de vouloir sauver des crapauds plutôt que des hommes. » (Lu à peu près une fois par quinzaine depuis vingt ans)

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La saison des amours des amphibiens, c’est quoi ?

Souvent, c’est ça.

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Cela vous est peut-être d’ailleurs déjà arrivé. Une petite route de campagne le soir le long d’un bois, en voiture, et tout à coup dans vos phares : une « grenouille » … puis dix, vingt, cinquante, cent ! Impossible d’éviter d’en écraser, même lancé dans un périlleux Garmisch-Partenkirchen sur bitume.

Que se passe-t-il ?

Il se passe que les amphibiens, même si leur peau très fine exige une humidité constante, ne consacrent pas leur vie entière à barboter. Cela ne représente même qu’une part de leur cycle annuel qui peut être, selon les espèces, des plus restreintes. S’il est vrai que les grenouilles, les vraies, se cantonnent le plus clair du temps à leur mare, pour de nombreuses autres espèces, anoures (« les sans-queue » : crapauds, sonneurs, pélodytes, pélobates, alytes…) ou urodèles (tritons, salamandres), l’eau n’est rien de plus qu’un lieu de ponte et l’habitat des larves. Sitôt adultes et sortis de l’eau, ils n’y retourneront que pour se reproduire. Et quelquefois même jamais, comme la femelle d’Alyte accoucheur : chez cette espèce, l’accouplement et la ponte ont lieu à terre.

« En temps normal », donc, les amphibiens mènent leur petite vie, « en phase terrestre », dans les bois de feuillus, sous les haies, dans les jardins. Par forte chaleur, ils s’enfouissent ou s’abritent sous un tas de pierres, dans un vieux mur. Et la nuit, en avant toute à la chasse aux escargots, vers, araignées et autres sylvestres friandises.

À la saison des amours, il s’agit donc de sortir de là et de mettre le cap sur l’eau libre. Généralement, ils cherchent à regagner la mare ou l’étang qui les a vu naître : puisqu’ils y ont grandi sans encombre, il est légitime de supposer que les lieux sont sûrs. Et puis mettez-vous donc à leur place. Réduisez-vous à la taille d’un crapaud de quelques centimètres qui doit crapahuter – normal – sur les feuilles mortes, à travers les branches mortes, les fougères, les pierres, les racines, les buissons, le mufle au ras du sol, parfois sur deux à trois kilomètres. Trois kilomètres en sous-bois, sans chemin tracé, avec vos grandes jambes, vous mettriez près d’une heure. Et vous ne risquez pas la fatale rencontre d’un chat, d’une couleuvre ou d’un héron. Âpre stage commando que les amours des anoures !

Et voilà que devant l’amphibien transi paraît une large bande grise et rugueuse, sporadiquement parcourue de monstres aux yeux étincelants qui galopent dans un grondement de tonnerre : la route départementale.

Il faut y aller. La mare est de l’autre côté. Pas le choix.

Et la route se couvre de centaines de morts.

Autant de centaines de milliers d’œufs, de têtards, de crapauds en puissance en moins.

Et ensuite il faudra retraverser en sens inverse. Du moins ces victimes-là auront-elles pu assurer leur descendance.

Cela vous fait rire ou hausser les épaules ? Ou vous pensez qu’on n’y peut rien ?

Lourde erreur.

En France, comme en Europe, la moitié des espèces d’amphibiens sont gravement menacées. Dans quelques années, il n’y en aura plus du tout.

Finis, ces maillons clés des écosystèmes dont nous avons tant besoin. Finis les magnifiques tritons multicolores, les alytes à l’envoûtante flûte de Pan, les sonneurs à la pupille en forme de cœur …

Le tronçonnage de leurs parcours nuptiaux par d’innombrables routes toujours plus fréquentées n’est pas la seule menace. Mais elle peut exterminer à elle seule une population en quelques années.

Finis, les crapauds du vallon. Et bonjour les déséquilibres écologiques, les proliférations de ravageurs dans le champ d’à côté. « Je ne comprends pas, il a fallu traiter deux fois plus ! » Deux fois plus de poison …

Finis, ces ancêtres de tous les vertébrés terrestres. Car notre ego d’espèce capax Dei dût-il en souffrir, nous sommes nés il y a longtemps du poisson qui se lança sur la berge. Étrange réalité, déroutante Création, nous sommes issus, non de la cuisse de Jupiter, mais de cuisses de grenouilles. Et nous hantons un monde peuplé d’amphibiens. Ils étaient là trois cents millions d’années avant nous.

Rien que pour cela, en-dehors même de leur utilité vitale, de leur biologie fascinante, nous leur devons quelque respect.

Quel respect ? Déjà de mettre fin au scandale de ces génocides routiers. Tous les ans, dans le froid de février, les associations sont sur le pont, pour la sacro-sainte « pose de filets ». Ces longues barrières doivent bloquer les bêtes en migration et les contraindre à tomber dans des seaux, qu’il faudra ensuite, évidemment, transporter de l’autre côté, pour y relâcher la moisson.

Avant cela il a fallu piocher dans le sol encore parfois gelé des bas-côtés pour y ancrer les filets. Ensuite, il faudra relever les seaux, pendant plusieurs semaines, tous les jours.

Et répéter l’opération chaque année jusqu’à ce qu’enfin, quelqu’un se décide à voter la construction d’un crapauduc. Cette fois, des barrières fixes canaliseront les voyageurs non plus vers des seaux en plastique mais vers des tunnels menant à la félicité de l’étang.

En attendant, la survie des amphibiens, la survie des équilibres écologiques du vallon repose sur les épaules et les reins de quelques dizaines d’acharnés, indifférents à ceux qui, tout à l’heure, devant leur déjeuner bien chaud, les traiteront de parasites et de bobos donneurs de leçons jamais sortis de leur quartier huppé.

La presse locale saluera leur courage – dormez tranquilles braves gens : tout va bien, les crapauds sont sauvés, puisqu’il y a quelques énergumènes assez fous pour se casser le dos pour eux.

Que ces lignes soient au moins un appel à réfléchir à les rejoindre, ne fût-ce qu’une matinée. Au moins, si vos trajets vous jettent au beau milieu d’un de ces funestes sites d’écrasement, pas de blague : faites remonter l’info. Tous ne sont pas connus. Il suffit d’une route qui sépare un bois d’un étang.

Trop d’espèces sont sur une telle corde raide. Crapauds, busards, aigles, vautours, grands hamsters … trop d’espèces dont la disparition n’est retardée que par l’énergie d’une poignée d’acharnés, qui loin des projecteurs, les sauvegardent, littéralement, au jour le jour et à la main.

Cela ne durera pas éternellement. Nous ne pourrons pas éternellement tenir suspendus à un si maigre fil.

Il va falloir que ça change.

Il va falloir construire un monde où nous n’aurons plus besoin de poser les filets tous les ans, ou bien finir comme les crapauds.

crapaud

Protection de la Nature: nous sommes-nous plantés ?

Voilà maintenant plusieurs décennies que les associations de protection de la nature travaillent, souvent loin des yeux du public, à tâcher d’enrayer la perte de biodiversité.
Quelques oppositions frontales spectaculaires, quand la gravité des enjeux passe les bornes, voilà généralement tout ce qu’on en voit, et rien du tout du travail de fourmi de connaissance, de protection au quotidien et surtout, surtout, de concertation et de conciliation.

Pour protéger: d’abord connaître

Pour ce qui est de la connaissance, j’ai déjà parlé à de nombreuses reprises de l’outil le plus répandu actuellement, la base participative de type Visionature Celle-ci, en France, représente actuellement 38 millions de données, ou bien entre 100 000 et 300 000 par an et par département. Ceci uniquement pour la faune sauvage et pour les groupes d’espèces disponibles à la saisie sur les sites locaux Visionature, coordonnés par la LPO ou d’autres associations.
Cette connaissance, très majoritairement issue de travail bénévole, validée par le travail de vérification des experts associatifs, eux aussi bénévoles ou salariés, est matérialisée, par exemple, par le nouvel Atlas des oiseaux de France, tout récemment publié : c’est le troisième dans notre pays, les précédents datant de 1976 et 1992. Ou les atlas régionaux, comme celui des Amphibiens et reptiles de Rhône-Alpes.
Et comme ces bases et ces enquêtes sont participatives, cette connaissance est recueillie en toute transparence.
C’est elle qui, ensuite, décide l’association à tenter de combattre, atténuer ou accompagner tel projet destructeur pour la biodiversité, et certes pas une vague « idéologie ».

Concilier, échanger, discuter…

Voilà pour la connaissance. Quant à la protection, celle de tous les jours, celle qui ne fait pas les gros titres, ses formes sont si diverses que je ne pourrai citer ici qu’une poignée d’exemples.
Ce seront, par exemple, les innombrables programmes de travail avec les agriculteurs, les « mesures agri-environnement » – en tous milieux, de la plaine à la montagne, des grandes cultures aux vieilles pâtures, des marais au bocage. Couverts végétaux spécifiques, plantation de haies, réduction des intrants, conservation de saules têtards, surveillance et sauvetage des espèces nicheuses au sol, que sais-je. Qui sait, hors réseau LPO, que chaque année, le travail de terrain mené aux côtés des agriculteurs permet de sauver plus de mille nids de Busards des roseaux, cendrés et saint-martin de la moissonneuse ? Que le même genre de travail en commun a, temporairement du moins, stoppé la chute verticale des effectifs d’Outarde canepetière, le plus extraordinaire oiseau des champs de notre pays ?


Outarde canepetière

Moins « glamour », mais tout aussi remarquable est le travail mené aux côtés des exploitants de carrières (alluvionnaires ou de roche massive).
Ces milieux étranges offrent à des espèces rares des « habitats de substitution », c’est-à-dire des ersatz, des remplaçants de leur environnement préféré dans la Nature, où l’homme l’a parfois fait disparaître. Le Petit Gravelot, l’Oedicnème, les sternes y retrouvent les plages de galets absents de nos grands fleuves « maîtrisés ». Le Guêpier, l’Hirondelle de rivage creusent leur terrier dans les fronts meubles des gravières. Enfin, pour le Hibou grand-duc, une carrière de roche massive est une falaise comme une autre… jusqu’au tir de mine. Imaginez la technicité, la virtuosité presque, nécessaire pour sauvegarder la reproduction de ces espèces au beau milieu de l’exploitation, sans paralyser celle-ci. Un coup d’œil aux fiches techniques de la LPO Alsace, par exemple, vous en donnera un aperçu.


Petit Gravelot

C’est pourtant la routine, désormais, pour les associations. Le conflit n’intervient qu’en dernier recours.
Citons encore le Guide biodiversité et bâti de la LPO Isère qui décline de la manière la plus opérationnelle 18 démarches de protection de la Nature en ville : toitures végétalisées, nichoirs incorporés aux immeubles, entretien des espaces verts, etc.

Encore ne puis-je, faute de place, aborder l’éducation à la Nature et les milliers et les milliers d’animations destinées à faire découvrir à tous les publics imaginables les mécanismes qui régissent la fragile biodiversité qui nous entoure.

Tel est le quotidien de nos associations : l’opposition irréductible est loin de représenter le quotidien. Celui-ci est fait d’un patient travail de mise à jour des connaissances et surtout d’actions de protection en partenariat, en collaboration avec l’ensemble de la société civile. Inlassablement, c’est la conciliation avec les activités existantes qui est recherchée, avec à la clé une somme de travail proprement astronomique en termes de négociation, de réflexion, d’étude, de suivi, de technicité.
Tout cela pour une protection de la biodiversité que l’on espérait compatible avec « l’économie » telle qu’elle se présente dans notre monde. Des compromis qui satisferaient tout le monde et ne sacrifieraient personne.

… Et ça n’a pas marché

Et c’est là, que, semble-t-il, nous avons eu tort. Non pas tort de faire ce que nous avons fait, mais de penser que cela suffirait à stopper la chute.
Pas question de condamner en vrac et en bloc tout le travail accompli. Nous y avons cru et il était parfaitement normal d’y croire. Seulement, nous le savons, toute action doit être évaluée. Avons-nous atteint notre but ?

Au vu des chiffres, la réponse est clairement : non. En dépit d’un engagement intense et omniprésent, nous n’avons réussi qu’à freiner quelque peu la perte de biodiversité. C’est déjà pas mal, me direz-vous : sans cette action, la Cigogne blanche, le Faucon pèlerin, le Hibou grand-duc, la Loutre, le Blaireau et bien d’autres encore ne seraient plus qu’un souvenir depuis au moins vingt ans. Mais l’effondrement des effectifs des espèces communes en atteste : la tendance de fond est toujours à la disparition de la biodiversité la plus ordinaire à l’échéance de quelques décennies. Répétons-le encore : la planète a perdu 50% de ses vertébrés sauvages en moins de cinquante ans.

Aussi devons-nous dès à présent affronter ces chiffres et ouvrir le débat : à quoi aboutirons-nous, si nous nous en tenons exclusivement à cette démarche de conciliation technique avec l’expansion sans fin du béton, de l’artificiel, du tout-productivisme ? L’atténuation des conséquences que nous négocions âprement suffit-elle à atteindre notre but : enrayer la perte de biodiversité ? La réponse est clairement : non. Les données prouvent que cela ne suffit pas. Nous avons fait tout notre possible – et même plus – en suivant une voie, elle ne nous a pas menés où nous espérons. La course à l’abîme est plus rapide, plus puissante que nos efforts pour l’en détourner.
Nous nous sommes laissé absorber, digérer par les rouages technocratiques de la société productiviste. Elle nous confine au rôle de rouage vert qui n’empêche rien, et qui ne remplit surtout plus son vrai rôle, celui pour lequel il est né. Cela ne peut plus durer.

Nous en sommes déjà à constater que le problème réside dans « nos modes de vie ». Mais allons-nous reporter sur eux la politique du petit effort de concertation ? Les « modes de vie » ne changeront que si les principes de vie, les paradigmes qui les engendrent évoluent eux-mêmes.

Il faut oser changer les coeurs

Appelons cela comme on veut : le productivisme, le déploiement phénoménal de technique et d’énergie au service exclusif de la course effrénée au profit, le paradigme technocratique, admirablement synthétisé dans Laudato Si, se traduisent par des choix des entreprises, des Etats, des citoyens… follement supérieurs à ce que les « ressources naturelles », et notamment les écosystèmes, peuvent fournir sans s’effondrer. La « conciliation » qui ne remet pas fondamentalement en compte l’attitude extractiviste échoue, c’est le constat, à rétablir l’équilibre. Cette attitude, en effet, ne connaît aucune limite, aucun frein. Elle est, de par ses outils mentaux, hors d’état de prendre en compte la résilience de fragiles systèmes vivants, ou même la très terre à terre finitude d’une ressource. Nous manquons chroniquement de moyens; ceux-ci sont même repartis, et drastiquement, à la baisse. Il faut à présent affronter cette réalité: les moyens nous manqueront toujours, parce qu’une société dominée par le paradigme technocratique au service de l’appât du gain ne nous les octroiera jamais. Elle ne fera jamais le choix de sauver la biodiversité. Elle ne pourra jamais le faire, parce qu’elle est incapable d’en comprendre l’enjeu, autant que de mettre une limite à sa voracité. Pour qu’elle y consente, il faudrait que « ça rapporte », autrement dit, que cela lui permettre de croître encore en force, en emprise, en intensité… et en fin de compte, en impact. L’auto-contradiction est flagrante. Rien ne sera possible sans renverser ce paradigme, d’un bout à l’autre de la Terre et de l’humanité.

Le pire serait de croire que « l’homme ne changera jamais ». Il a déjà beaucoup changé. Il y a mille ans, l’homme occidental se donnait pour but le salut, dans une perspective chrétienne. Etait-ce mieux ou moins bien, n’est pas le sujet : c’est simplement la preuve que le paradigme actuel n’est pas inscrit dans nos gènes. Il n’a pas toujours existé : il n’est donc pas éternel.

Nous ne pouvons plus évacuer, à l’échelle de nos associations, la question de la compatibilité de nos objectifs avec ce paradigme dominant. La biodiversité ne sera sauvée que si celui-ci change, au profit de principes de sobriété, de simplicité, d’un rapport réellement mesuré avec le reste du monde vivant. C’est un travail vertigineux. Mais beaucoup de citoyens, y compris chez les plus pauvres, s’y sont déjà attelés. C’est celui auquel nous appellent aussi bien des figures de « Charlie » que le pape François. Nous ne devons pas abandonner, dans l’intervalle, notre travail quotidien d’urgentistes de la Nature. Lui seul offre l’espoir qu’il restera quelque chose à sauver, quand la conversion écologique du monde sera accomplie. Mais il nous faut aussi être de ceux qui réfléchissent et portent un autre projet politique, d’autres façons d’être au monde, qui seront, enfin, adaptées à la fragilité de la biosphère.

Ce n’est pas dans nos habitudes. Nous avions pu croire que ce n’était pas de notre ressort. Aujourd’hui, les faits, les données, les réalités de notre métier l’imposent.

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