La Croix, folie pour la compétitivité

Aujourd’hui, nous célébrons la folie de la Croix.

Folie, elle l’est plus que jamais, dans sa totale gratuité, sa totale liberté.

Au sortir de la Seconde guerre mondiale, l’écrivain Virgil Gheorgiu écrivait « La vingt-cinquième heure » où il décrit d’une façon incroyablement prophétique le monde qui nous attendait. C’est le monde de la technique, le monde où la technique a depuis longtemps cessé d’être un outil pour atteindre au rang de morale.

Il faut, de toute urgence, relire ce livre, car il est peut-être déjà trop tard.

Il faudrait tout citer, de la longue démonstration que l’auteur place dans la bouche de Traian Koruga. Limitons-nous à ceci :

« Pour finir les hommes ne pourront plus vivre en société en gardant leurs caractères humains. Ils seront considérés comme égaux, uniformes et traités suivant les mêmes lois applicables aux esclaves techniques, sans concession possible à leur nature humaine.

Il y aura des arrestations automatiques, des condamnations automatiques, des distractions automatiques, des exécutions automatiques. L’individu n’aura plus droit à l’existence, sera traité comme un piston ou une pièce de machine, et il deviendra la risée de tout le monde s’il veut mener une existence individuelle. Avez-vous jamais vu un piston mener une vie individuelle? (…)

La société technique travaille exclusivement d’ après des lois techniques – en maniant seulement des abstractions, des plans – et en ayant une seule morale: la production. »

La technique est neutre, paraît-il, c’est l’usage qu’on en fait, blablabla. Mais on ne fait plus usage de la technique : c’est elle qui use de nous. Il existe déjà un ordinateur membre d’un conseil d’administration. Et plus personne n’est en mesure d’empêcher que quelque part, un bateleur lance sur le marché un joujou qui nous asservit encore un peu à sa propre existence. Quoi ? Ce n’est pas une loi ? Nous sommes libres de ? Essayez donc de trouver un emploi si vous n’avez ni voiture, ni mail, ni téléphone portable, ou même s’il vous manque un seul de ces trois. C’est cela, l’impossibilité d’une existence de piston isolé.

Ce déferlement nous impose une « vie optimisée » selon cette seule morale : le bilan avantages-coûts d’un strict point de vue production et consommation de biens matériels, au mieux résolubles en sensations : plaisir, émotions fortes. La pression de la chasse au temps perdu est intense et nous l’intégrons dans toutes nos fibres, dans tout notre être. Voyez comme, dans notre vie, nous traquons la moindre minute futile. Trois minutes d’attente devant un micro-ondes ? Deux minutes pour un métro ? Intolérable : que vais-je faire de ces deux, trois minutes ?

Par chance, je peux désormais dégainer mon téléphone et me connecter à Internet en 4G. Et qu’importe si ces minutes ainsi occupées exigent une organisation démentielle, une débauche d’énergie – production des outils, antennes, ondes, serveurs… – dont le monde devra, bien vite, régler la note. J’optimise. Pardon ! Je me laisse optimiser.

Je n’ai pas laissé cette minute bêtement abandonnée à la gratuité.
Je l’ai valorisée.
Je l’ai commercialisée.
Quelqu’un en a même acheté les données.

Il y a encore deux ou trois ans, il m’arrivait, en vacances au fond d’une vallée alpine, de me surprendre à ne rien faire et ne rien avoir à faire. Nous revenions de randonnée, nous étions douchés, reposés, le dîner mijotait. Je pouvais ne rien faire pendant quelques minutes. Et j’en ressentais une paix intérieure, une douceur de vivre telle que celle ressentie lorsque, dans la campagne, tout à coup nous réalisons qu’il n’y a aucun bruit de moteur : rien que le silence et les oiseaux.

Dans un cas comme dans l’autre, cette sensation, c’est celle d’être brièvement libérés de l’emprise de la machine.

C’est fini. Nos métiers nous imposent une connexion mail du jour de l’An à la Saint-Sylvestre, et donc, lors de tels instants, je louche vers le portable où, sans doute, m’attend quelque travail, quelque occupation productive pendant que les spaghetti cuisent.

Telle est, aussi, la vocation des « objets connectés » : nous sceller à jamais dans un flux d’informations où l’inactivité n’existe plus : à chaque seconde, nous serons production-consommation. C’est ce qu’on appelle, dit-on, la « ville intelligente », le « monde intelligent », optimisé.

Optimisé selon quoi ? Toujours un seul et même axe – notre monde n’en connaît plus d’autre : la production. Vissés sur cet axe, nous avons tout juste la liberté d’en choisir la couleur dans notre feuille de tableur. Nous ne pouvons ni nous en extraire, ni même le prendre à rebours : notre performance est métrée à chaque seconde par un million de « capteurs intelligents ». Ils nous signalent, gentiment, le trajet le plus court, le métro le plus proche, le lieu de consommation de loisirs le plus efficient en termes de rapport qualité-prix et le moyen de le rejoindre sans perdre de temps. Demain, si je choisis de marcher lentement par cette rue encore pleine d’arbres pour écouter la Fauvette à tête noire, mon téléphone vibrera dans ma poche sa fureur de me voir dédaigner l’itinéraire optimal concocté par ses soins.

Adieu, lentes processions; finis, petits princes qui marchent tout doucement vers une fontaine; adieu, conquérants de l’inutile, art pour l’art, don gratuit et même droit à ne rien produire, ne fût-ce qu’une minute.

Liberté de dire non ! Calembredaine, quand l’existence normée par « une seule morale, la production » s’étale sur tous les murs de la cité, se déverse à longueur de flux audio, vidéo, écrits ou parlés, sourd de chaque objet du quotidien, de chaque contact avec l’autre occupé à vivre de la sorte. A mille piqûres de rappel par jour, « d’acteurs économiques » me rappelant à l’ordre, même si je ne risque pas la prison pour mon refus, c’est une bien drôle de liberté. C’est celle d’un malheureux condamné à entendre nuit et jour une même radio, à qui l’on rétorquerait que s’il est forcé de l’entendre, il est bien libre de ne pas prêter attention aux paroles…

Et pourtant, la seule chance est là. La seule liberté qui demeure en dictature est de refuser son consentement. Long et pénible combat intérieur – tiens, comme le combat contre le péché. Refuser de jouer ce jeu, refuser d’obéir aux ordres, à cet ordre d’un nouveau genre, avec ses vœux perpétuels tacites, son obéissance jamais écrite, mais absolue, son consentement arraché « parce qu’à notre époque, même si on ne veut pas, on ne peut pas faire autrement ». Combien de fois l’avons-nous prononcée, cette phrase, dans notre monde de « libre choix » ? Cette liberté, pour l’heure, n’existe pas: elle est à conquérir jusqu’à faire taire la radio.

Cet ordre nous ravale plus bas que la bête : au rang de l’objet. L’animal vit une existence optimisée par des millénaires d’évolution, c’est vrai. Mais tout ceci découle sur l’ultime don : la reproduction. La perpétuation, don total de soi vers l’autre. Le faucon s’épuise pour sa nichée. Le papillon pond et meurt.

L’homme produit, consomme, accapare.

Quant à la reproduction, il planifie sa suppression, qui sera devenue inutile quand la technique aura « vaincu la mort ». Ainsi, l’homme pourra produire et consommer à l’infini. Pour qui ? Pour quoi ?

Pour qui ? Pour quoi cette production perpétuelle ?
Pour qui, pour quoi notre temps optimisé, nos interstices remplis, nos agendas blindés, nos réseaux où nous sommes engoncés comme les pièces d’un puzzle, fonctionnelles, parfaites, immobiles, paralysées ?

Et dire qu’aujourd’hui, nous célébrons le don absolu de Celui qui est homme et davantage qu’un homme. Demain, nous célébrerons la victoire sur la mort dans le Dieu fait homme.

Nous proclamons un Messie crucifié ! Folie pour les technocrates, pour les économistes qui réfutent l’idée même de gratuité, folie pour les villes intelligences et les objets connectés, folie pour l’homme augmenté qui demain « vaincra la mort » en se faisant moins homme, folie pour la compétitivité.

Folie pour les machines. Sagesse aux yeux de Dieu.

Mots du temps de la Passion

Il n’est pas très original que le Triduum pascal soit propice aux pas en avant sur le chemin de foi de l’un ou de l’autre. C’est même, tout compte fait, assez normal.

C’est aussi, du coup, un temps propice à les partager. (Mais pourquoi ai-je ce besoin sempiternel de me justifier de ce que je vais dire ?)

Ce sont de petits pas, de petits signes.

Le premier est un signe de Jeudi saint. C’était dans notre paroisse, notre paroisse de banlieue toute simple avec son église début vingtième et sa communauté très diverse. Ce soir-là, plusieurs pères franciscains avaient rejoint notre prêtre pour célébrer, et participaient donc à la procession, très simple et très digne, jusqu’au tabernacle.

Mon regard s’était fixé sur l’un d’entre eux, qui portait haut l’un des ciboires. Pour que vous vous le représentiez, disons en deux mots qu’il était Sud-Américain, et sans doute d’origine amérindienne ; par ses traits, il m’évoquait bizarrement un Polynésien. (Un Franciscain amérindien aux allures polynésiennes dans une église de la banlieue lyonnaise, si ce n’est pas de l’Eglise universelle ou la Parole prêchée jusqu’aux extrémités de la terre !) Pourquoi lui ? je n’en sais rien, peut-être portait-il le Christ avec tout spécialement de majesté, de dignité. En tout cas, lorsqu’il passa devant moi, ce fut comme si une main se posait sur mon épaule et une phrase me traversa d’un coup comme une vérité, comme une voix ; douce, presque chuchotée, mais du ton de qui énonce l’irréfutable :

« Regarde ! C’est ton Dieu qui passe. »

Un peu le genre de voix qu’on prendrait pour dire « Regarde ! » à un enfant à qui l’on avait promis de le mener découvrir une chose merveilleuse, et qu’enfin, au tournant du sentier, cela paraît, là, devant lui. Une main sur son épaule, l’autre pointée vers Cela, et ses yeux s’ouvrent et sa bouche s’arrondit, et tous deux se figent et lui, éperdu, accueille, reçoit de tout son être la révélation.

Voilà. Ce fut mon premier contact avec la Présence réelle. Au caté, on ne m’en avait jamais parlé et je ne sais même pas si on se posait encore la question. Qu’importe, c’est elle qui a su me trouver. C’est souvent le cas, avec cette sacrée Parole… Dieu merci. Au sens propre.

C’est déjà trop de mots.

Le second épisode est un signe de Vendredi saint. Nous assistions, à l’Auditorium, à une représentation de la Passion selon Saint Matthieu de Bach, programmée, non sans un sens spirituel certain, en début de Semaine sainte, en tout cas dans ces jours-là. L’interprétation était belle : pas une ombre ne perturbait notre oreille pourtant bercée par des années de fréquentation assidue du légendaire enregistrement d’Harnoncourt.

Nous en arrivâmes au verset où tout culmine: « Aber Jesus schrie abermal laut und verschied. » (« Mais Jésus, criant de nouveau d’une voix forte, rendit l’esprit. »). Suit une seconde de silence, la plus intense de tout l’Univers.
Le soliste qui interprétait l’Evangéliste a eu, me semble-t-il, un imperceptible geste d’inclinaison de tête. Personne n’a bougé, dans la salle.

Mais à ce moment-là, je l’affirme, j’ai perçu une rumeur sourde, un peu comme des bruits de chaises qu’on repousse, de bois qui grince ; un bruit qui ne frappait pas les tympans mais le cœur. Personne n’a esquissé un geste dans les moelleux fauteuils ; d’un point de vue physique, on n’eût pas enregistré le moindre son, mais j’ai distinctement entendu deux mille cœurs s’agenouiller.

Il y eut la même rumeur en sens inverse et le concert reprit.

Je ne sais pas, néanmoins, s’il ne manque pas un truc à la foi si l’on est capable d’écouter sans larmes les derniers chorals :

Nun ist der Herr zur Ruh gebracht.
Mein Jesu, gute Nacht !

Wir setzen uns mit Tränen nieder
Und rufen dir im Grabe zu :
Ruhe sanfte, sanfte ruh !

Des larmes, oui. Il y a de quoi.
Il est venu, et voilà tout ce qu’on a trouvé moyen de faire. Le clouer sur deux bouts de bois.
La pierre est roulée. Nous voilà bien avancés.