Laisser une trace

Des nouvelles de l’ancien monde pour bien démarrer l’année ?

L’écologie cette fois-ci serait le funeste symptôme du refus de l’Occident de « laisser une trace ». Oh, ce n’est qu’une resucée de l’éternelle rengaine « gauche aux pulsions suicidaires culpabilisation de l’homme blanc gnagnagna ». Qui en retour suscite la crispation sur la caricature de soi-même, exactement comme le sale mioche qui, lorsqu’on l’engueule pour son attitude, en remet une couche par défi.

On le formule en termes plus polis, plus alambiqués pour que ç’ait l’air philosophique, mais le résultat est le même. Il faudrait coller à une certaine image de nous-mêmes, continuer à se montrer forts, dominateurs brutaux, maîtres et possesseurs. Des gens qui laissent comme trace celle d’un bulldozer. Avec de tels réflexes, on n’a plus besoin de racisme, ni de clichés ni de poncifs, chacun veille de lui-même à se montrer conforme aux reproches les plus éculés, aux pires idées reçues le concernant. Soyons occidentaux ! Dominons la nature ! Dehors les abeilles, vivent les drones ; dehors les arbres, vivent les capteurs de CO2 qui font la même chose (sauf accueillir les oiseaux et les chauves-souris etc…) pour beaucoup plus cher. Rasons les forêts, plantons des panneaux solaires. Ça, c’est occidental ! ça, c’est croire au génie de l’Homme !

C’est se libérer des contraintes de la nature !

Libéré des contraintes de la nature, le conducteur du bulldozer ? Est-ce qu’il ne respire pas, ne boit pas, ne mange pas de matières organiques ? Est-ce que le bulldozer lui-même ne roule pas avec une matière qui n’est que des corps décomposés, transformés d’une manière bien précise par la nature ? Sont-ils affranchis de la gravité, des lois qui régissent l’agencement des atomes de fer, de carbone, d’hydrogène ? Sont-ils libres de se passer de soleil ?

Parviendraient-ils même à s’expatrier sur une autre planète, comment la choisiraient-ils, sinon pour sa nature accueillante pour notre espèce, avec une étoile, des températures et de l’eau semblablement à la nôtre ?

Reste naturellement une option : artificialiser entièrement nos conditions de vie, habiter des tunnels éclairés au néon, à l’air conditionné, consommer une nourriture synthétique, voire à la limite nous cyborgiser – il paraît que c’est cela, devenir Dieu – et se libérer totalement de…

De… ?

Ah, zut ! il faut de l’électricité, des pièces de rechange, des mises à jour du programme, des matières premières…

Rien à faire. « Se libérer complètement des contraintes de la nature », ça n’a pas de sens, ça n’existe pas, parce que la nature, c’est l’univers, et que vivre, c’est habiter l’univers qui existe.

Vivre, c’est vivre avec elle ou plutôt comprendre que de toute façon, nous vivons en elle. C’est inclus. C’est un pléonasme. Seuls les morts sont libérés des contraintes de la nature. Les thuriféraires de l’euthanasie ne nous vendent-ils pas, désarmante naïveté, la mort par injection comme « l’ultime, la vraie liberté » ?

Pire : plus nous nous croyons libres, plus nous ajoutons des contraintes. C’est certain : nous vivons plus vieux, nous souffrons moins, du moins pour une bonne part d’entre nous. Est-ce que nous sommes plus libres ? Ce n’est pas évident. Le budget temps des chasseurs-cueilleurs laissait un incroyable temps libre. De notre côté, le pays qui se targue d’être le plus avancé du monde renvoie au travail ses octogénaires. Est-il permis de questionner le gain d’espérance de vie si, pour se l’offrir, il faut le consacrer à tenir la caisse d’un supermarché ? Ne gagnons-nous en espérance de vie que pour entonner la complainte de la serveuse automate pour qui « la vie ça sert à rien » ?

Suis-je en train de faire l’apologie du retour aux arbres et à une vie sauvage fantasmée, sur mon ordinateur à un pas d’un radiateur bien chaud ? Evidemment pas. En revanche, il me semble vital de tuer quelques fausses évidences à coups de pourquoi. Laisser une trace ? Laquelle ? Celle d’une civilisation dont le rapport au monde est l’exploitation brutale, la domination sans partage, l’asservissement de tout à son seul profit, pour montrer les biceps aux archéologues qui fouilleront nos ruines ? Se libérer des contraintes ? Desquelles et pourquoi ? N’assurer le droit à consommer qu’en contrepartie d’un asservissement, jusqu’à la tombe, à l’obligation de produire ? Nous voilà bien avancés. L’époque pousse nos concepts à l’extrême, les serpents se mordent la queue. Nous avions bâti notre règne sur l’espoir, un jour, de jouir de nos produits sans travailler ; nous finissons par trouver logique de travailler sans fin, ou bien de consommer même si nous n’en avons pas envie, pour que la machine continue à tourner. Parce que nous ne savons tellement plus vivre sans son ronron omniprésent, que penser son arrêt nous est devenu impossible. Alors, nous rivalisons de prétextes pour ne rien remettre à plat. Désormais, ce serait une affaire d’honneur et d’identité. Il faut pelleter pour rester nous-mêmes. Pelleter dans la chaudière d’une locomotive emballée qui ne va nulle part parce que l’Occident, c’est le chemin de fer pouet pouet camembert ! Mais ça suffit, quoi !

Nous avons atteint le point où vivre sous terre – pour un loyer prohibitif – serait vendu comme une « libération de la contrainte » de l’alternance jour-nuit. Plus qu’à nous bidouiller pour nous « libérer du sommeil » et nous serions alors disponibles pour la production vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Je caricature ? Vous êtes sûrs ?

Que se passerait-il si nous cessions de fuir en avant ? Si nous cessions de nous « libérer » de ce qui n’est pas une « contrainte », mais la vie ? Si nous cessions de nous inventer de nouveaux devoirs comme prix d’une libération de… plus rien du tout ?

La Croix, folie pour la compétitivité

Aujourd’hui, nous célébrons la folie de la Croix.

Folie, elle l’est plus que jamais, dans sa totale gratuité, sa totale liberté.

Au sortir de la Seconde guerre mondiale, l’écrivain Virgil Gheorgiu écrivait « La vingt-cinquième heure » où il décrit d’une façon incroyablement prophétique le monde qui nous attendait. C’est le monde de la technique, le monde où la technique a depuis longtemps cessé d’être un outil pour atteindre au rang de morale.

Il faut, de toute urgence, relire ce livre, car il est peut-être déjà trop tard.

Il faudrait tout citer, de la longue démonstration que l’auteur place dans la bouche de Traian Koruga. Limitons-nous à ceci :

« Pour finir les hommes ne pourront plus vivre en société en gardant leurs caractères humains. Ils seront considérés comme égaux, uniformes et traités suivant les mêmes lois applicables aux esclaves techniques, sans concession possible à leur nature humaine.

Il y aura des arrestations automatiques, des condamnations automatiques, des distractions automatiques, des exécutions automatiques. L’individu n’aura plus droit à l’existence, sera traité comme un piston ou une pièce de machine, et il deviendra la risée de tout le monde s’il veut mener une existence individuelle. Avez-vous jamais vu un piston mener une vie individuelle? (…)

La société technique travaille exclusivement d’ après des lois techniques – en maniant seulement des abstractions, des plans – et en ayant une seule morale: la production. »

La technique est neutre, paraît-il, c’est l’usage qu’on en fait, blablabla. Mais on ne fait plus usage de la technique : c’est elle qui use de nous. Il existe déjà un ordinateur membre d’un conseil d’administration. Et plus personne n’est en mesure d’empêcher que quelque part, un bateleur lance sur le marché un joujou qui nous asservit encore un peu à sa propre existence. Quoi ? Ce n’est pas une loi ? Nous sommes libres de ? Essayez donc de trouver un emploi si vous n’avez ni voiture, ni mail, ni téléphone portable, ou même s’il vous manque un seul de ces trois. C’est cela, l’impossibilité d’une existence de piston isolé.

Ce déferlement nous impose une « vie optimisée » selon cette seule morale : le bilan avantages-coûts d’un strict point de vue production et consommation de biens matériels, au mieux résolubles en sensations : plaisir, émotions fortes. La pression de la chasse au temps perdu est intense et nous l’intégrons dans toutes nos fibres, dans tout notre être. Voyez comme, dans notre vie, nous traquons la moindre minute futile. Trois minutes d’attente devant un micro-ondes ? Deux minutes pour un métro ? Intolérable : que vais-je faire de ces deux, trois minutes ?

Par chance, je peux désormais dégainer mon téléphone et me connecter à Internet en 4G. Et qu’importe si ces minutes ainsi occupées exigent une organisation démentielle, une débauche d’énergie – production des outils, antennes, ondes, serveurs… – dont le monde devra, bien vite, régler la note. J’optimise. Pardon ! Je me laisse optimiser.

Je n’ai pas laissé cette minute bêtement abandonnée à la gratuité.
Je l’ai valorisée.
Je l’ai commercialisée.
Quelqu’un en a même acheté les données.

Il y a encore deux ou trois ans, il m’arrivait, en vacances au fond d’une vallée alpine, de me surprendre à ne rien faire et ne rien avoir à faire. Nous revenions de randonnée, nous étions douchés, reposés, le dîner mijotait. Je pouvais ne rien faire pendant quelques minutes. Et j’en ressentais une paix intérieure, une douceur de vivre telle que celle ressentie lorsque, dans la campagne, tout à coup nous réalisons qu’il n’y a aucun bruit de moteur : rien que le silence et les oiseaux.

Dans un cas comme dans l’autre, cette sensation, c’est celle d’être brièvement libérés de l’emprise de la machine.

C’est fini. Nos métiers nous imposent une connexion mail du jour de l’An à la Saint-Sylvestre, et donc, lors de tels instants, je louche vers le portable où, sans doute, m’attend quelque travail, quelque occupation productive pendant que les spaghetti cuisent.

Telle est, aussi, la vocation des « objets connectés » : nous sceller à jamais dans un flux d’informations où l’inactivité n’existe plus : à chaque seconde, nous serons production-consommation. C’est ce qu’on appelle, dit-on, la « ville intelligente », le « monde intelligent », optimisé.

Optimisé selon quoi ? Toujours un seul et même axe – notre monde n’en connaît plus d’autre : la production. Vissés sur cet axe, nous avons tout juste la liberté d’en choisir la couleur dans notre feuille de tableur. Nous ne pouvons ni nous en extraire, ni même le prendre à rebours : notre performance est métrée à chaque seconde par un million de « capteurs intelligents ». Ils nous signalent, gentiment, le trajet le plus court, le métro le plus proche, le lieu de consommation de loisirs le plus efficient en termes de rapport qualité-prix et le moyen de le rejoindre sans perdre de temps. Demain, si je choisis de marcher lentement par cette rue encore pleine d’arbres pour écouter la Fauvette à tête noire, mon téléphone vibrera dans ma poche sa fureur de me voir dédaigner l’itinéraire optimal concocté par ses soins.

Adieu, lentes processions; finis, petits princes qui marchent tout doucement vers une fontaine; adieu, conquérants de l’inutile, art pour l’art, don gratuit et même droit à ne rien produire, ne fût-ce qu’une minute.

Liberté de dire non ! Calembredaine, quand l’existence normée par « une seule morale, la production » s’étale sur tous les murs de la cité, se déverse à longueur de flux audio, vidéo, écrits ou parlés, sourd de chaque objet du quotidien, de chaque contact avec l’autre occupé à vivre de la sorte. A mille piqûres de rappel par jour, « d’acteurs économiques » me rappelant à l’ordre, même si je ne risque pas la prison pour mon refus, c’est une bien drôle de liberté. C’est celle d’un malheureux condamné à entendre nuit et jour une même radio, à qui l’on rétorquerait que s’il est forcé de l’entendre, il est bien libre de ne pas prêter attention aux paroles…

Et pourtant, la seule chance est là. La seule liberté qui demeure en dictature est de refuser son consentement. Long et pénible combat intérieur – tiens, comme le combat contre le péché. Refuser de jouer ce jeu, refuser d’obéir aux ordres, à cet ordre d’un nouveau genre, avec ses vœux perpétuels tacites, son obéissance jamais écrite, mais absolue, son consentement arraché « parce qu’à notre époque, même si on ne veut pas, on ne peut pas faire autrement ». Combien de fois l’avons-nous prononcée, cette phrase, dans notre monde de « libre choix » ? Cette liberté, pour l’heure, n’existe pas: elle est à conquérir jusqu’à faire taire la radio.

Cet ordre nous ravale plus bas que la bête : au rang de l’objet. L’animal vit une existence optimisée par des millénaires d’évolution, c’est vrai. Mais tout ceci découle sur l’ultime don : la reproduction. La perpétuation, don total de soi vers l’autre. Le faucon s’épuise pour sa nichée. Le papillon pond et meurt.

L’homme produit, consomme, accapare.

Quant à la reproduction, il planifie sa suppression, qui sera devenue inutile quand la technique aura « vaincu la mort ». Ainsi, l’homme pourra produire et consommer à l’infini. Pour qui ? Pour quoi ?

Pour qui ? Pour quoi cette production perpétuelle ?
Pour qui, pour quoi notre temps optimisé, nos interstices remplis, nos agendas blindés, nos réseaux où nous sommes engoncés comme les pièces d’un puzzle, fonctionnelles, parfaites, immobiles, paralysées ?

Et dire qu’aujourd’hui, nous célébrons le don absolu de Celui qui est homme et davantage qu’un homme. Demain, nous célébrerons la victoire sur la mort dans le Dieu fait homme.

Nous proclamons un Messie crucifié ! Folie pour les technocrates, pour les économistes qui réfutent l’idée même de gratuité, folie pour les villes intelligences et les objets connectés, folie pour l’homme augmenté qui demain « vaincra la mort » en se faisant moins homme, folie pour la compétitivité.

Folie pour les machines. Sagesse aux yeux de Dieu.