#balancetonporc : sous le signe de la balance ?

« Ce moment gênant où la délation s’appelle parole libérée », disent les uns… « On parle, ça ne va pas, on ne parle pas, ça ne va pas, on parle tout de suite, ça ne va pas, on parle plus tard, ça ne va pas non plus, on cite les noms ça ne va pas, on ne les cite pas ça ne va pas non plus », rétorquent les autres.

#Balancetonporc aurait été « Balance ton Juif » en d’autres temps, assène Eric Zemmour. Fermez le ban.

Ce moment gênant où dénoncer une agression sans citer de nom devient de la délation.

Et comme tout va très vite, ce mercredi a été atteint le moment gênant où porter plainte pour un délit ou un crime subi devient de la délation – alors déjà que d’effrayantes statistiques montrent que la voie légale est un chemin semé d’embûches qui n’aboutit que dans 5% des cas. On imagine d’ailleurs l’état d’esprit de la victime hésitante à qui l’on a généreusement rappelé que sa démarche n’était pas fondamentalement différente de celle d’un mouchard vichyste.

Quelle différence après tout, quoi, c’est vrai.

Dès l’école primaire on nous l’apprend : quand le souffre-douleur de la classe, celui qui se fait cogner dessus à chaque récré, voler ou détériorer ses affaires dès qu’il a le dos tourné, a le front de se plaindre aux adultes, il est généralement renvoyé dans ses vingt-deux avec ce commentaire : « j’aime pas les petits rapporte-paquets » (du moins il y a trente ans ; aujourd’hui on emploie un langage plus abrupt).

Troublante injonction contradictoire : l’autorité même vous enseigne que tant pis pour vous, si vous ne savez pas vous faire justice vous-même, et discrètement ; que le dépositaire de la violence légitime et de la loi, finalement, préfère livrer le faible à l’injustice, parce que dénoncer, c’est le mal absolu.

Mieux vaut être une brute, un persécuteur, un harceleur, un violeur, qu’un rapporteur.

Ensuite, les grands disent « une balance », comme dans les mauvais polars.

Les politiciens et les éditorialistes parlent de Vichy.

Mais l’idée est toujours la même. Aussi puérile, aussi empreinte de double contrainte. Quatre mille ans après le code d’Hammourabi, en des temps où il ne se passe pas un jour sans qu’on déplore l’existence de « zones de non-droit », tout ça s’effacerait devant le vieux tabou de la dénonciation. Un Parlement pour voter des lois, des commissariats, des tribunaux, tout ça, finalement, ne devrait servir à rien, puisqu’il ne faut pas dénoncer, même quand on est la victime. Que voulez-vous, c’est lâche de dénoncer : c’est faire appel au grand baraqué – la maréchaussée – pour alpaguer l’agresseur plus fort que soi.

Et tant pis pour la logique, tant pis si la maréchaussée est précisément là pour ça, et seule habilitée à l’être, et justement pour qu’il ne suffise pas d’être baraqué pour avoir tous les droits !

Dénoncer, c’est mal. C’est lâche, c’est faible. Perpétuelle injonction rabâchée par des générations de brutes pour fonder leur pouvoir sur leurs victimes. C’est facile d’être courageux quand on est sûr d’être le plus fort.

Curieusement, pour moi, ça serait plutôt la définition même de la lâcheté.

rotideporc

#LeSachiezTu Même comme ça, le porc ne séduit pas, en fait.

Comment en arrive-t-on là ?

« Balance ton porc, balance ton Juif, c’est la même chose, n’est-ce pas : vous allez chez des gens en uniforme dire qu’Untel contrevient à la loi. C’est la même chose. Vous dénoncez. » La même chose, vraiment ? Êtes-vous tous devenus fous ?

Quelle différence après tout, quoi, c’est vrai.

Pour qui ne reconnaît plus que la forme, pour qui n’ose plus définir le bien et le mal autrement que par la référence à la loi et à l’État, comme si l’État et la loi ne se basaient eux-mêmes sur rien, sur aucune référence, sur du pur aléa, le risque est d’aboutir à ce genre d’horreur. On raconte n’importe quoi, on n’en finit plus de se contredire.

Untel rabâche que les ZAD doivent être évacuées, que l’État ne doit tolérer aucune atteinte à ses prérogatives, que dura lex sed lex. Mais que sorte un projet de loi qui le défrise, le même n’hésitera pas à tweeter une fois par heure que l’insurrection est un droit sacré contre le pouvoir oppresseur. Tel autre fantasme l’enfermement préventif de fichés S, T, U, V ou W et soutient la surveillance massive des communications des Français, puis dénonce la transparence ès affaires comme « un totalitarisme ». Et ainsi de suite.

Et la suite n’est pas belle à voir, tenez.

Sous l’Occupation, livrer un Juif était légal ; passer en Angleterre, au regard de la loi, un crime. L’État français se targuait, et le débat n’est pas fini, de légitimité. Au regard de la loi, de Gaulle était un déserteur, et donc, tant qu’on y est, l’instauration du GRPF, techniquement parlant, un coup d’État amené dans leurs valises par des puissances étrangères. Continuons la même méthode : « son combat depuis Londres ou le putsch des généraux d’Alger, c’est la même chose, regardez : dans un cas comme dans l’autre ce sont des officiers qui font passer leur amour de la France, leur sens de la grandeur de la France, avant les vicissitudes du temps et de la politique. Et réciproquement, entre un soldat français qui refuse de marcher avec les putschistes en 1961, et un troufion de la Wehrmacht qui tient sa position jusqu’à la mort en 1944, quelle différence ? N’y a-t-il pas là deux vrais soldats, c’est-à-dire des combattants réguliers fidèles jusqu’à la mort au commandant suprême de leur armée, le chef de l’État ? »

Et nous y voilà : acculés à découvrir que si nous appliquons cette calamiteuse méthode, nous allons conclure que publier sur Twitter le récit d’une agression sexuelle, ou aller dénoncer l’agresseur au commissariat, ou bien vitupérer contre « la finance juive » et se rendre à la Kommandantur dénoncer son voisin, au fond « c’est pareil ! »

La cohérence du raisonnement est implacable. Alors ? Qu’est-ce qui fait que tout ça n’est pas la réalité ? Qu’est-ce qui fait que ce n’est pas la même chose et que, Dieu merci, bien rares sont ceux qui le soutiendraient vraiment de bonne foi ?

Qu’est-ce qui fait, d’ailleurs, que la réciproque existe, et qu’on a pu lire sous la plume d’intervenants habitués à pourfendre toute « morale » autre que « républicaine » que le parallélisme entre  « balance ton porc » et « balance ton Juif » est une ineptie monstrueuse ?

C’est que, de même que la fidélité n’est pas bonne en soi, mais seulement en fonction d’à qui et d’à quoi elle est manifestée (et ainsi du courage, de l’adresse, de l’intelligence même, et autres « valeurs outil »), la loi n’est jamais fondée sur elle-même, mais sur un fond tacite qui dit le bien et le mal au-delà du code des lois, qui est son absolu vers lequel il cherche à tendre.

Quelque chose qui préexistait aux « valeurs de la République », lesquelles ne sont nullement sui generis ; quelque chose que les uns nomment racines chrétiennes, d’autres humanisme, d’autres encore common decency, qui est sans doute un complexe mélange de tout cela, et qui n’est certainement pas réductible à un vague et infime dénominateur commun de toute l’humanité. (Vous trouverez les exemples vous-mêmes, je n’en doute pas).

C’est si évident qu’on l’a tous oublié, ou que nous nous sommes mis à faire comme s’il pouvait en être autrement.

Ben non. Que la loi soit « bonne par définition », « oppressive par définition » ou « bonne quand elle me favorise, oppressive sinon », le constat est le même. Quand la loi devient, en positif ou en négatif, la norme en soi du bien et du mal, elle tourne court, parce qu’elle devient une référence circulaire. Si circulaire qu’elle tourne en rond,  si vite qu’elle étourdit tout le monde et engendre les aberrations sus-mentionnées, toujours énormes, parfois cocasses, mais plus souvent criminelles et monstrueuses.

Ce qui différencie « balance ton porc » de « balance ton Juif », c’est que le Juif n’a rien fait et le « porc » si. C’est que le porc est coupable d’une agression sexuelle, d’un crime qui est considéré comme tel dans la plupart des sociétés humaines alors qu’il a fallu pervertir pas mal d’idées et de cerveaux pour qu’encore à l’époque contemporaine, on puisse juger qu’un homme est coupable parce que Juif et d’être Juif. Ou en d’autres termes : parce qu’il existe des normes de bien et de mal plus profondes et plus hautes qui disent que l’agression sexuelle est un crime, et qu’être Juif ne l’est pas – et même que criminaliser le fait d’être Juif, ou Noir ou Blanc ou homosexuel ou albinos ou jumeau ou vert à pois mauves en est un, de crime. Ce qui différencie « balance ton porc » de « balance ton Juif », c’est que l’un livre un innocent sans défense au terrorisme d’État, tandis que l’autre crie la souffrance qui n’est entendue par personne. « C’est pareil », vraiment ? Pour en arriver là, il faut piétiner tout à la fois les notions d’innocence et de souffrance, bref tout ce sans quoi il n’est plus ni bien ni mal, rien qu’un fade océan de subjectif.

À force de décaper les repères, de ne plus oser dire d’où ils viennent, de ne plus oser parler d’absolus, même les plus vitaux, on en arrive là : à devoir répéter des évidences pareilles. C’est du relativisme effréné, et irréfléchi, ni plus ni moins. C’est le délire d’un marin qui crierait qu’il marche sur les eaux en oubliant qu’il a les pieds sur le pont d’un bateau.

Deux vérités nous sautent à la figure dans cette affaire.

La première, c’est l’ampleur démentielle du harcèlement sexiste, du harcèlement des femmes par les hommes, dans une société qui se prétend un parangon de civilisation et de progrès. Je ne m’étends pas là-dessus : d’autres le font bien mieux que moi.

La seconde, c’est l’abîme où nous conduit la peur panique et bête de tout référentiel, de tout absolu : nous n’arrivons même plus à construire un édifice théorique solide et cohérent qui soit capable de dire que dénoncer un violeur à la police française en 2017 et un Juif à la Kommandantur en 1944, ce n’est pas pareil. À force de logique formelle, de refus de tout ce qui s’apparente à une « morale », l’on n’aboutir qu’à se bercer de discours creux et aujourd’hui, nous découvrons qu’ils engendrent des monstres. Des monstres de cohérence inhumaine, de logique implacable, de parallélismes qui ne distinguent plus une charpente d’un gibet, ce sont tous deux des constructions de poutres assemblées orthogonalement n’est-ce pas ? Le reste n’est que subjectivité dont on n’a que faire, n’est-ce pas ?

Il est incroyable de voir déployer cette méthode en l’occurrence par des figures qui se réclament plutôt du conservatisme. On peut comprendre la crainte de dérives, de dénonciations calomnieuses, de vengeances mesquines et de lynchage d’innocents, mais au vu des chiffres, c’est loin, c’est très loin d’être le premier problème, et ce n’est pas comme si la loi était sans garde-fous de ce côté. Se ruer là-dessus, c’est tout de même vouloir s’offrir le luxe d’un « contre-courant » passablement déplacé.

Cette méthodologie relativiste n’est pas partagée par tous, évidemment, mais c’est celle dont nous nous méfions le moins, parce qu’elle se pare des atours du progrès, de la liberté et du respect de tous. Ce « progrès » ne nous protège même pas contre la survie, ou la résurgence, des pulsions criminelles traînées depuis cent mille ans. Il va peut-être falloir trouver autre chose, ou sombrer dans la folie.