Shazam des oiseaux: ça ne marche pas et c’est très bien comme ça

Presque à chaque fois que j’évoque devant un non-spécialiste l’application NaturaList, qui permet de saisir ses observations faunistiques de manière géolocalisée et de les transmettre à une base de données participative, il m’objecte : « mais elle ne sert pas à reconnaître les oiseaux par elle-même ? Pourquoi vous n’inventez pas ça ? Un Shazam des oiseaux ! C’est ça qui serait génial ! »

D’ailleurs, tout au long des années 2013 et 2014 ont fleuri des articles annonçant la sortie prochaine d’une telle application miracle. Le principal projet français, appelé « Birdify », était censé nous transformer en « promeneurs 2.0 » (sic) capables d’identifier les chants d’oiseaux avec leur seul smartphone. Ou plutôt, et c’est très différent, de faire identifier les chants d’oiseaux par leur smartphone. Plus besoin d’y connaître ni surtout d’apprendre quoi que ce soit pour nommer les bestioles et, par conséquent, recueillir des données sur leur présence.

À ce jour, l’application n’est toujours pas sortie. Elle a déjà un concurrent, Warblr, qui se signale surtout par des notes d’internautes parfaitement désastreuses.

Ce n’est pas une surprise et c’est plutôt une bonne nouvelle.

Pourquoi donc ?

Pas une surprise parce qu’il était assez improbable qu’il soit possible, avec le micro d’un smartphone, de réaliser des enregistrements d’une qualité permettant une comparaison pertinente avec des bandes son de référence, en extérieur, où toutes sortes de bruits parasites rendent déjà complexe le même travail par l’oreille de l’ornithologue exercé, sans parler de la distance, et de la superposition de différents chants. Ensuite, parce qu’il faudrait ensuite surmonter la complexité engendrée par la très grande diversité de beaucoup de chants, y compris chez les oiseaux les plus communs comme la Mésange charbonnière ou la Fauvette à tête noire, les accents locaux, les imitations…

Car oui, il y a des accents chez les oiseaux. Chez la Fauvette à tête noire ou le Pinson des arbres, espèces archi-communes, on note de nettes variations de chant entre régions. Et les imitations ! L’étourneau imite tout : rapaces, chevaliers, oiseaux de basse-cour, téléphones mobiles, et même des oiseaux qu’il n’a pas entendu depuis des mois. Fauvettes, rousserolles, hypolaïs et consorts s’imitent gaiement les uns les autres.

Et je n’ai parlé là que des chants, qui ne sont qu’une partie des vocalisations des oiseaux : « C’est difficile parce qu’il y a des chants de printemps, des chants d’hiver et des chants d’automne », avouait ingénument la responsable du projet Birdify. Passons-lui un tuyau : en automne et en hiver on parle de cris. Le terme de chant désigne uniquement l’émission vocale destinée à séduire une femelle et défendre un territoire. Les cris, simples et brefs, sont autrement plus difficiles à identifier que les chants, et peuvent être presque identiques entre espèces proches. Les oiseaux eux-mêmes s’y perdent. Cet été dans une forêt du Beaujolais, j’écoutais sur mon portable un cri de Mésange charbonnière, et voilà qu’une Mésange noire perchée dans l’arbre voisin se mit à lui répondre. Alors imaginez un programme informatique…

Bref : ce genre d’appli serait très performant pour identifier, dans des conditions idéales, quelques espèces au chant bien caractéristique et facile à mémoriser, et en échec dans tous les autres cas.

Cela ne pouvait donc pas marcher. En quoi est-ce une bonne nouvelle ?

Mais parce qu’il y a un danger terrible à vouloir, par une espèce de paresse ripolinée en démarche de « démocratisation », s’imaginer tout savoir sans avoir rien dû apprendre. C’est se leurrer, et un moyen très sûr pour ne jamais rien connaître et passer à côté de tout. Voilà de l’authentique assistanat.

Tant côté client que côté fournisseur, le postulat de base d’une telle appli-miracle est que le travail d’apprentissage et l’identification elle-même relèvent du tripalium, de l’effort archaïque et fastidieux, et par surcroît réservé à quelques experts jaloux, à la manière de la poterie ou du tissage, dont la technologie et le commerce se devraient de libérer l’humanité. C’est une erreur, et une catastrophe. Ni l’apprentissage de la reconnaissance des chants d’oiseaux, ni leur reconnaissance sur le terrain n’ont à voir avec le répétitif tournage de bols ni avec la corvée d’eau au puits, ce n’est pas le « rude et sain effort qui justifie la récompense » d’on ne sait quelle vision pétainoïde  : c’est toute la saveur de l’ornithologie. Ce ne sont pas des savoir-faire accaparés par quelque caste, mais une pratique que les associations enseignent depuis des décennies à qui veut les apprendre – à des dizaines de milliers d’ornithologues rien qu’en France. C’est surtout que sans cette démarche, les quelques résultats que l’on obtient ne riment tellement à rien qu’ils vont détourner de l’ornithologie au lieu d’y conduire.

Vous me direz que le promeneur moyen ne cherche pas à tout savoir et que connaître quelques noms, ce n’est déjà pas si mal. Et bien si ! Car pour commencer, la démarche même va rapidement le décourager : pour identifier une espèce, il faut : 1/ s’en approcher assez pour l’enregistrer, 2/ faire mouliner l’appli; 3/ espérer. Espérer que le génie en boîte ait une réponse à proposer. Sans aucun moyen de savoir si c’est la bonne.  Autant dire qu’on le fait une fois, deux fois… On retombe sur les mêmes espèces à chaque fois, les plus bruyantes et les plus courantes… Mésange charbonnière… Fauvette à tête noire… Fauvette… mésange… mésange… tiens, un pigeon ramier. Et l’application fût-elle parfaite, on ne peut pas aller plus loin, puissance du dispositif enregistreur oblige, sans se décider à faire ce qu’on voulait précisément éviter : apprendre. Et ce n’est pas une appli qui prouve qu’on trouve partout du rougegorge et de la fauvette à tête noire qui va motiver à le faire. La richesse et la diversité des oiseaux, qui sont à la fois leur intérêt et le but du travail d’identification et d’étude, n’est pas rapprochée de l’utilisateur, elle en est même éloignée ! Il n’aura pas fait un pas dans le sens de devenir observateur : au contraire, croyant qu’une appli suffit pour faire le travail, il en sera éloigné. L’application se chargera d’identifier à sa place quelques oiseaux des jardins, ceux-là même qu’il pouvait aisément apprendre à reconnaître, ce qui lui eût permis d’entrer dans le monde de l’observation naturaliste. Entre la nature et lui se dressera une très belle vitre, très propre, mais indestructible, lui interdisant à jamais de franchir le seuil.

C’est qu’identifier les espèces présentes dans un milieu, un jour donné, ce n’est pas qu’un travail d’étiquetage. C’est la première étape de la démarche d’observation, de compréhension de la composition de la faune de cet endroit. Chaque espèce ayant ses exigences en termes de milieu (forestière, bocagère, des prés, des champs, des marais…), sa présence n’est pas due au hasard. Ce qui se joue dans une prospection de terrain, c’est l’observation  et la compréhension de ces liens. Quelles espèces, que l’on pourrait attendre, sont bien là ? Lesquelles manquent ? Où ai-je déjà vu des situations de ce genre ? Est-ce qu’il n’y a pas beaucoup d’espèces généralistes et banales et trop peu d’espèces spécialistes de tel type de milieu (ce qu’on appelle « banalisation » du milieu) ? Ne sommes-nous pas dans une année pauvre en hirondelles, en rougequeues ? Etc.

Observer, ce n’est pas cliquer: c’est se rendre disponible et s’émerveiller. Tous les sens en alerte, le promeneur dans une démarche d’observation découvre, remarque, accueille, questionne. Sans y penser, il affûte son regard et sa capacité de détection. Mais surtout il fait, toujours sans réfléchir, de chaque « donnée » naturaliste une rencontre: c’est le premier Loriot entendu cette année, le Grimpereau qui apporte un peu de mousse à son nid, la Mante religieuse dans l’herbe et les premiers fruits du fusain… Tout cela venant se placer comme un puzzle magique dans la vision qui se construit pour lui de ce milieu en cette saison et ce jour-là. N’est-ce pas autre chose que circuler en « promeneur 2.0 » pointant sa boîte à étiqueter comme un client de supermarché brandissant sa scannette au rayon pizzas ?

Je n’imagine pas un instant mes inventaires de terrain aboutir au même résultat si mes prospections consistaient, en quelque sorte, à relever des codes-barres s’affichant sur mon téléphone. Si un tel outil existait, il ferait collecter de la donnée par des gens qui, ne l’ayant pas appris, ne seront plus du tout des observateurs. Outre que ce sera aussi passionnant pour eux que de relever des plaques minéralogiques sur le parking d’un magasin, ils ne percevront rien de ce qui les entoure.

Au nom d’une soi-disant « démocratisation » d’un savoir-faire, l’homme se voit proposer un gadget qui le conforte dans l’illusion qu’il est possible de tout connaître sans rien apprendre et sans savoir rien faire (et le client de savourer sa revanche sur d’hypothétiques « mandarins avides de défendre leurs prérogatives » !). En réalité, il perd tout. Encore un peu plus dépendant de sa petite boîte miracle à qui il demande déjà son chemin, le choix de son programme musical et s’il doit ouvrir son parapluie, l’appli-miracle le fera se croire ornithologue quand elle aura juste contribué à en faire un peu plus un pousse-bouton. Et sous les dehors des meilleures intentions, elle l’aura éloigné de la rencontre avec la vie qu’est, en l’occurrence, l’observation naturaliste. Un écran, un mur de plus entre lui et l’émerveillement, entre lui et la vie sensible.