Coronavirus: je ne suis pas un héros (pas du tout, même)

Qu’est-ce que peut bien fiche un écolo pendant le confinement ? Est-ce bien le moment ? À quoi tout cela sert-il ?

Je ne sais pas si vous vous posez ces questions (moi, oui).

Je ne sais pas si vous aurez des réponses (mais vous aurez au moins mes questions. Ha haaa.)

Il y a – Seigneur ! – déjà quatre ans, j’avais chroniqué ici même, au jour le jour, ma saison de terrain. Vous trouverez la rubrique ici. Elle vous donnera un aperçu de mon métier, si vous ne le connaissez pas encore. Si vous êtes pressé parce que le chat réclame sa pâtée, disons pour faire bref que mon métier consiste à effectuer des inventaires et des suivis de faune sauvage – principalement oiseaux et dans une moindre mesure amphibiens – sur divers coins d’un département dans le but de connaître et préserver concrètement (entretien de la végétation, pose de nichoirs…) leur biodiversité. Mon employeur est une association, les partenaires de nos missions sont des collectivités locales, des syndicats mixtes, des entreprises, de tout, en fait.

Le confinement ne change pas grand-chose, du moins pour le moment. Bien sûr, le télétravail a remplacé le bureau, les réunions physiques sont virtualisées, certains sites sont clos. Pour le reste : recherche d’Hirondelles en carrière, de tritons en lavoirs, suivis d’oiseaux communs sur carrés tirés au sort, tout cela est réalisable en ne croisant quasi personne, et donc réalisé. C’est une situation autorisée par les décrets, et nous y risquons moins la contagion qu’en allant acheter une baguette pas trop cuite.

Même les comptages d’oiseaux urbains sont maintenus, et plus faciles que jamais. Disparu le vacarme ambiant, mes comptages n’ont jamais été aussi complets ! Bref, ma charge de travail de cette saison de terrain peut être considérée comme à peine égratignée par la situation sanitaire.

Je me trouve donc dans cette situation peu commune : travailler en extérieur, sans pour autant être de ceux qui prennent de véritables risques, ni qui assurent les services vitaux de la nation. L’utilité de mon travail est toujours la même : en profondeur et sur le long terme. Il n’est pas vital et ne m’expose pas, je ne suis pas un héros (bien que mes faux-pas me collent tout de même à la peau) ni même une petite main des héros. C’est tout le contraire. Mes missions de terrain sont autant d’occasions de sortir, privilège considérable, même si toutes ne sont pas bucoliques, loin s’en faut (et quoique salarié, en-dehors du strict cadre de mes missions, je suis confiné comme tout un chacun : pas question de petites balades perso couvertes par l’attestation employeur). Poursuivre notre travail fait de nous des sortes de fantômes, d’hommes invisibles qui traverseraient une époque troublée comme si tout ça ne les concernait pas. Je me fais l’effet de ces ornithologues d’antan, ces scientifiques qui publiaient le résultat de leurs travaux sur la taille des pontes du Faucon hobereau ou l’habitat du Pic cendré en 1941 dans l’Europe occupée ou en flammes.

Bien sûr, la situation nous touche personnellement comme n’importe quel Français confiné – mes parents ont 70 ans et des poumons un peu fragiles. Nous avons de bonnes raisons aussi de craindre pour demain. Quelle place aura l’écologie « après » ? La crise écologique sera toujours aussi brûlante, mais l’heure ne sera-t-elle pas à tout recommencer comme avant, comme après-guerre, au temps des pollutions et des ravages assumés au nom de la « reconstruction » ? N’épiloguons pas : mon métier sera sur la sellette dès l’an prochain et s’il l’est, c’est mon monde, le vôtre, le nôtre, celui de tous, qui le sera aussi. Je n’y reviens pas une fois de plus. Si nous jouons à 1950 en 2020, nous sommes cuits.

J’y crois. J’ai de bonnes raisons d’en être sûr – mille fois développées ici – et donc, de ne pas douter de l’utilité de fond de mon travail. Mais à court terme ? Sans cesse je me demande : est-ce le moment ? Est-ce la chose à faire ?

Oui, certes, parce que je ne serais déjà pas utile à grand-chose d’autre. Au travail ou pas, nous sommes dramatiquement impuissants. La caissière, l’éboueur fidèles au poste combattent à leur façon le virus, comme tout le personnel d’un hôpital, de la réa aux buanderies. Moi, non ; pas plus que le comptable en télétravail ou l’imprimeur au chômage technique.

Chargé d’études naturaliste au boulot en ces temps bizarres ?

Contradictions sur pattes.

Ça ne sert à rien, tout de suite. C’est sûr. Ça sert pour demain, on l’espère, si demain veut toujours un peu de nature pour vivre, et ça, on ne sait pas. Cela dépendra de vous – vous les citoyens – aussi, d’ailleurs. L’après guerre fut un temps de grandes luttes syndicales. Il faudra de l’écologie comme il a fallu du social (au fait, il faudra du social aussi. Beaucoup.)

Chargé d’études naturaliste en temps de confinement : bizarre utilité inutile. Traversée étrange de ces temps étranges. Chanoine d’église fermée, moine d’abbaye perdue. La liturgie des heures s’appelle aussi prière du temps présent, non pas de l’immuable. Qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il guerre, qu’il peste ou qu’il coronavire, on prie les psaumes, on fête les saints dans le même ordre, selon la férie. Et pourtant la prière des cœurs est celle d’aujourd’hui, pas celle de l’an dernier à la même fête.

C’est peut-être pareil. Les mêmes lèvres chantent les mêmes psaumes, les mêmes jumelles voient les oiseaux sur les mêmes points à la même date. Inutile, puisque toujours pareil… ou pas tout à fait, parce que, parce que… vivre, c’est dérouler le fil quand même.

Un plongeon de vingt ans

Je le revois comme si c’était hier.

C’était mon premier week-end ornithologique au lac du Der. J’en espérais monts et merveilles et je serinais, moins qu’à demi-sérieux, les collègues dans la voiture avec les espèces fantastiques que nous allions voir – des eiders ! des plongeons imbrins !

Premier arrêt, à l’église de Champaubert – l’église désaffectée du village noyé en 1974 par la mise en eau du barrage. Premier oiseau sur le lac à vingt mètres du bord : un Plongeon imbrin.

imbrin

Celui-ci, ce n’est pas lui, mais un de ses cousins, que j’ai vu aussi, dix ans plus tard.

Le lac du Der, cela ne vous dit peut-être pas grand-chose. C’est un de ces réservoirs créés dans les années 1970 en Champagne : le « Der-Chantecoq » sur la Marne, les « lacs de la forêt d’Orient », près de Troyes, sur la Seine, pour en réguler le cours. Ici, au Der, nous sommes en Champagne humide. Le sol est argileux et les étangs nombreux. Le barrage en a d’ailleurs réuni trois, en même temps qu’il noyait trois villages et un gros tiers de la « forêt domaniale du Der ». Alentour, le paysage est agricole et varié : cultures, prairies, chênaies de toutes tailles. Les villages sont remarquables par leur architecture traditionnelle à pans de bois ; les vieilles fermes bien sûr, mais aussi les églises.

Des Grues cendrées, des oies, des canards, ambiance typique du lac du Der en février

L’été, le lac sert de base de loisirs. Mais hiver après hiver, les oiseaux sont arrivés. Des milliers de canards, d’oies, de cygnes des rares espèces nordiques ; des grèbes, des fuligules, des harles, des plongeons et surtout des grues.

Situé sous le principal couloir de migration des Grues cendrées, qui traverse la France de la Lorraine au Pays basque, le lac a été adopté par des milliers de ces visiteuses, en halte puis en hivernage complet. Les ornithologues chevronnés viennent de toute la France, mais aussi d’Allemagne, du Benelux, de Grande-Bretagne et au-delà, traquer l’espèce plus rare : le Pygargue à queue blanche, le Grèbe jougris, l’Oie rieuse… Le lac du Der en février, c’est un pays de cocagne pour le naturaliste.

Ambiance Der

Des Grues cendrées, des oies, des canards… ambiance typique du lac du Der en février

C’était le 14 février 1998 et je retiens cette date comme celle de mes véritables débuts d’ornithologue de terrain. Bien sûr, il y avait déjà dix ou douze ans que j’avais appris à reconnaître les chants des oiseaux et que j’avais l’habitude de les chercher, puis de tenir de vagues listes. Mais, découragé à 14 ans d’adhérer à une association (en ces temps, les jeunes y étaient mal vus), j’avais laissé courir, jusqu’à rejoindre Dijon et toute la cohorte d’ornithos qui hantaient la fac et les écoles d’agriculture locales. Voilà pour le #TouteMaVie.

Après donc vingt ans et plus de protection de la nature, qu’y a-t-il à dire ?

Si je devais tout résumer en une anecdote ce serait celle-ci : à l’époque, je prédisais la disparition de toute la biodiversité, hormis quelques espèces racleuses de nos poubelles, à l’échéance de quelques décennies ; mais c’était par une espèce de cynisme bravache.

Aujourd’hui, je le dis de nouveau, mais avec la consternation de celui se serait bien passé d’avoir vu juste.

Il n’y a pas que les chiffres : je les ai souvent cités, je n’y reviens pas.

Oh bien sûr, il y a toujours des Grues au Der. Et même un Plongeon imbrin. Et un Pygargue, que je n’avais pas vu à l’époque, et des cygnes nordiques, « comme au bon vieux temps ». Grâce à l’énergique action des protecteurs et au partenariat des agriculteurs, il reste même des outardes en Poitou, ce sur quoi on ne pariait pas quand je participais comme stagiaire à ce programme, au printemps 1998.

Mais il y a vingt ans, et même quinze, je pouvais m’offrir le luxe de noter, en Charente-Maritime, en Seine-et-Marne, et jusqu’à Lyon, des Hirondelles rustiques et de fenêtre sans prendre la peine de les compter ni de chercher les nids. Depuis, l’Hirondelle de fenêtre a disparu de Lyon et le reste de sa population est à l’avenant : grosso modo divisée par deux.

Le long de la Charente à Rochefort, la Rousserolle turdoïde était commune. Aujourd’hui, elle est classée comme espèce rare. Idem, la Locustelle luscinioïde (une autre fauvette des roseaux) dans les marais de Saintonge ; idem la Mésange boréale dans les petits bois du nord-est de la Brie, et le Moineau friquet partout dans nos campagnes. En deux heures dans le bocage bourbonnais, je relevais cinquante espèces, et des densités affolantes de fauvettes dans les hautes haies. Quelle idée ai-je donc eu d’exhumer et de saisir sur les bases de données en ligne des associations locales mes vieux carnets d’observations du début du siècle ? Quoi ? J’avais noté tout ça ? J’avais vu autant d’espèces ? Je voyais ça et je trouvais ça nul ? Tenez, un minable petit square du Val-de-Marne : Mésange à longue queue, Grimpereau des jardins, Bouvreuil, Chardonneret, Verdier, Pic épeichette ! À l’époque, ça ne faisait pas lever un sourcil. Les quatre dernières espèces citées sont désormais menacées en France.

« Ne relisez pas vos vieilles lettres », avertit Maupassant. Ne relisez pas non plus vos vieilles obs.

Le drame est que nous disposons d’assez d’atlas, de listes rouges, d’indicateurs et de graphiques pour que je puisse le dire : tous les exemples que j’ai cités là au-dessus sont représentatifs. À côté de cela, les bonnes nouvelles sont une poignée. Encore sont-elles quasiment toutes la conséquence de rudes batailles menées par les défenseurs de la biodiversité, ceux qui ont sauvé de la disparition le Faucon pèlerin, la Cigogne blanche, la Loutre ou le Castor. Ne rêvez pas ! il n’y a pas d’apparitions d’espèces qui compenseraient l’effondrement des autres. Si seulement !

Je ne peux pas mentir. Simple naturaliste de terrain, petit chargé d’étude d’association départementale, vigie pour un temps d’une coque de noix secouée par la houle, il me faut bien le voir : le monde se vide de ses insectes, de ses crapauds, de ses lézards, de ses oiseaux, ses lynx, ses éléphants, ses pandas, ses grillons, ses vers luisants, plus vite, bien plus vite encore qu’il ne se peuple d’humains en colère, ballottés de bitume en béton et de désert en chemin de fer. Bien plus vite que je ne pensais le voir au cours de ma carrière d’ornithologue. Bien trop vite pour que la vie ait une chance. Je n’ai pas le choix. Nous, naturalistes, n’avons pas le choix. C’est ce qui se passe dans notre maison. Il faut bien qu’on vous le dise. On aurait bien aimé ne jamais en arriver là, vous savez.

Si vous regardez aussi, vous verrez. Vous verrez ce qui reste, et ensuite, ce qui manque. L’un ne va pas sans l’autre.

À la suite de cette note anniversaire, dans les semaines qui viennent, je raconterai, de temps à autre, quelques-unes de mes plus belles observations, de mes plus belles émotions naturalistes. Je vous présenterai le renard et la perdrix, la gorgebleue, le crapaud accoucheur, quelques autres.

Ça prendra du temps. Je ne me donne pas de rythme. C’est que la saison de terrain recommence, et moi, par contre, je n’ai plus vingt ans.

 

Shazam des oiseaux: ça ne marche pas et c’est très bien comme ça

Presque à chaque fois que j’évoque devant un non-spécialiste l’application NaturaList, qui permet de saisir ses observations faunistiques de manière géolocalisée et de les transmettre à une base de données participative, il m’objecte : « mais elle ne sert pas à reconnaître les oiseaux par elle-même ? Pourquoi vous n’inventez pas ça ? Un Shazam des oiseaux ! C’est ça qui serait génial ! »

D’ailleurs, tout au long des années 2013 et 2014 ont fleuri des articles annonçant la sortie prochaine d’une telle application miracle. Le principal projet français, appelé « Birdify », était censé nous transformer en « promeneurs 2.0 » (sic) capables d’identifier les chants d’oiseaux avec leur seul smartphone. Ou plutôt, et c’est très différent, de faire identifier les chants d’oiseaux par leur smartphone. Plus besoin d’y connaître ni surtout d’apprendre quoi que ce soit pour nommer les bestioles et, par conséquent, recueillir des données sur leur présence.

À ce jour, l’application n’est toujours pas sortie. Elle a déjà un concurrent, Warblr, qui se signale surtout par des notes d’internautes parfaitement désastreuses.

Ce n’est pas une surprise et c’est plutôt une bonne nouvelle.

Pourquoi donc ?

Pas une surprise parce qu’il était assez improbable qu’il soit possible, avec le micro d’un smartphone, de réaliser des enregistrements d’une qualité permettant une comparaison pertinente avec des bandes son de référence, en extérieur, où toutes sortes de bruits parasites rendent déjà complexe le même travail par l’oreille de l’ornithologue exercé, sans parler de la distance, et de la superposition de différents chants. Ensuite, parce qu’il faudrait ensuite surmonter la complexité engendrée par la très grande diversité de beaucoup de chants, y compris chez les oiseaux les plus communs comme la Mésange charbonnière ou la Fauvette à tête noire, les accents locaux, les imitations…

Car oui, il y a des accents chez les oiseaux. Chez la Fauvette à tête noire ou le Pinson des arbres, espèces archi-communes, on note de nettes variations de chant entre régions. Et les imitations ! L’étourneau imite tout : rapaces, chevaliers, oiseaux de basse-cour, téléphones mobiles, et même des oiseaux qu’il n’a pas entendu depuis des mois. Fauvettes, rousserolles, hypolaïs et consorts s’imitent gaiement les uns les autres.

Et je n’ai parlé là que des chants, qui ne sont qu’une partie des vocalisations des oiseaux : « C’est difficile parce qu’il y a des chants de printemps, des chants d’hiver et des chants d’automne », avouait ingénument la responsable du projet Birdify. Passons-lui un tuyau : en automne et en hiver on parle de cris. Le terme de chant désigne uniquement l’émission vocale destinée à séduire une femelle et défendre un territoire. Les cris, simples et brefs, sont autrement plus difficiles à identifier que les chants, et peuvent être presque identiques entre espèces proches. Les oiseaux eux-mêmes s’y perdent. Cet été dans une forêt du Beaujolais, j’écoutais sur mon portable un cri de Mésange charbonnière, et voilà qu’une Mésange noire perchée dans l’arbre voisin se mit à lui répondre. Alors imaginez un programme informatique…

Bref : ce genre d’appli serait très performant pour identifier, dans des conditions idéales, quelques espèces au chant bien caractéristique et facile à mémoriser, et en échec dans tous les autres cas.

Cela ne pouvait donc pas marcher. En quoi est-ce une bonne nouvelle ?

Mais parce qu’il y a un danger terrible à vouloir, par une espèce de paresse ripolinée en démarche de « démocratisation », s’imaginer tout savoir sans avoir rien dû apprendre. C’est se leurrer, et un moyen très sûr pour ne jamais rien connaître et passer à côté de tout. Voilà de l’authentique assistanat.

Tant côté client que côté fournisseur, le postulat de base d’une telle appli-miracle est que le travail d’apprentissage et l’identification elle-même relèvent du tripalium, de l’effort archaïque et fastidieux, et par surcroît réservé à quelques experts jaloux, à la manière de la poterie ou du tissage, dont la technologie et le commerce se devraient de libérer l’humanité. C’est une erreur, et une catastrophe. Ni l’apprentissage de la reconnaissance des chants d’oiseaux, ni leur reconnaissance sur le terrain n’ont à voir avec le répétitif tournage de bols ni avec la corvée d’eau au puits, ce n’est pas le « rude et sain effort qui justifie la récompense » d’on ne sait quelle vision pétainoïde  : c’est toute la saveur de l’ornithologie. Ce ne sont pas des savoir-faire accaparés par quelque caste, mais une pratique que les associations enseignent depuis des décennies à qui veut les apprendre – à des dizaines de milliers d’ornithologues rien qu’en France. C’est surtout que sans cette démarche, les quelques résultats que l’on obtient ne riment tellement à rien qu’ils vont détourner de l’ornithologie au lieu d’y conduire.

Vous me direz que le promeneur moyen ne cherche pas à tout savoir et que connaître quelques noms, ce n’est déjà pas si mal. Et bien si ! Car pour commencer, la démarche même va rapidement le décourager : pour identifier une espèce, il faut : 1/ s’en approcher assez pour l’enregistrer, 2/ faire mouliner l’appli; 3/ espérer. Espérer que le génie en boîte ait une réponse à proposer. Sans aucun moyen de savoir si c’est la bonne.  Autant dire qu’on le fait une fois, deux fois… On retombe sur les mêmes espèces à chaque fois, les plus bruyantes et les plus courantes… Mésange charbonnière… Fauvette à tête noire… Fauvette… mésange… mésange… tiens, un pigeon ramier. Et l’application fût-elle parfaite, on ne peut pas aller plus loin, puissance du dispositif enregistreur oblige, sans se décider à faire ce qu’on voulait précisément éviter : apprendre. Et ce n’est pas une appli qui prouve qu’on trouve partout du rougegorge et de la fauvette à tête noire qui va motiver à le faire. La richesse et la diversité des oiseaux, qui sont à la fois leur intérêt et le but du travail d’identification et d’étude, n’est pas rapprochée de l’utilisateur, elle en est même éloignée ! Il n’aura pas fait un pas dans le sens de devenir observateur : au contraire, croyant qu’une appli suffit pour faire le travail, il en sera éloigné. L’application se chargera d’identifier à sa place quelques oiseaux des jardins, ceux-là même qu’il pouvait aisément apprendre à reconnaître, ce qui lui eût permis d’entrer dans le monde de l’observation naturaliste. Entre la nature et lui se dressera une très belle vitre, très propre, mais indestructible, lui interdisant à jamais de franchir le seuil.

C’est qu’identifier les espèces présentes dans un milieu, un jour donné, ce n’est pas qu’un travail d’étiquetage. C’est la première étape de la démarche d’observation, de compréhension de la composition de la faune de cet endroit. Chaque espèce ayant ses exigences en termes de milieu (forestière, bocagère, des prés, des champs, des marais…), sa présence n’est pas due au hasard. Ce qui se joue dans une prospection de terrain, c’est l’observation  et la compréhension de ces liens. Quelles espèces, que l’on pourrait attendre, sont bien là ? Lesquelles manquent ? Où ai-je déjà vu des situations de ce genre ? Est-ce qu’il n’y a pas beaucoup d’espèces généralistes et banales et trop peu d’espèces spécialistes de tel type de milieu (ce qu’on appelle « banalisation » du milieu) ? Ne sommes-nous pas dans une année pauvre en hirondelles, en rougequeues ? Etc.

Observer, ce n’est pas cliquer: c’est se rendre disponible et s’émerveiller. Tous les sens en alerte, le promeneur dans une démarche d’observation découvre, remarque, accueille, questionne. Sans y penser, il affûte son regard et sa capacité de détection. Mais surtout il fait, toujours sans réfléchir, de chaque « donnée » naturaliste une rencontre: c’est le premier Loriot entendu cette année, le Grimpereau qui apporte un peu de mousse à son nid, la Mante religieuse dans l’herbe et les premiers fruits du fusain… Tout cela venant se placer comme un puzzle magique dans la vision qui se construit pour lui de ce milieu en cette saison et ce jour-là. N’est-ce pas autre chose que circuler en « promeneur 2.0 » pointant sa boîte à étiqueter comme un client de supermarché brandissant sa scannette au rayon pizzas ?

Je n’imagine pas un instant mes inventaires de terrain aboutir au même résultat si mes prospections consistaient, en quelque sorte, à relever des codes-barres s’affichant sur mon téléphone. Si un tel outil existait, il ferait collecter de la donnée par des gens qui, ne l’ayant pas appris, ne seront plus du tout des observateurs. Outre que ce sera aussi passionnant pour eux que de relever des plaques minéralogiques sur le parking d’un magasin, ils ne percevront rien de ce qui les entoure.

Au nom d’une soi-disant « démocratisation » d’un savoir-faire, l’homme se voit proposer un gadget qui le conforte dans l’illusion qu’il est possible de tout connaître sans rien apprendre et sans savoir rien faire (et le client de savourer sa revanche sur d’hypothétiques « mandarins avides de défendre leurs prérogatives » !). En réalité, il perd tout. Encore un peu plus dépendant de sa petite boîte miracle à qui il demande déjà son chemin, le choix de son programme musical et s’il doit ouvrir son parapluie, l’appli-miracle le fera se croire ornithologue quand elle aura juste contribué à en faire un peu plus un pousse-bouton. Et sous les dehors des meilleures intentions, elle l’aura éloigné de la rencontre avec la vie qu’est, en l’occurrence, l’observation naturaliste. Un écran, un mur de plus entre lui et l’émerveillement, entre lui et la vie sensible.

 

Faune-France: la nature au bout de la souris

Le 1er juillet, un site a ouvert dans l’indifférence à peu près complète. Il s’appelle www.faune-france.org

Il est vrai que, comme en informe l’article de présentation à la une, il ne s’agit que d’une ouverture dans une version basique (sic). Son esthétique est sommaire. Il ne contient pas encore beaucoup de données. Il s’est élevé comme une faible plante, comme un rejeton qui sort d’une terre desséchée; il n’avait ni beauté, ni éclat pour attirer nos regards, et son aspect n’avait rien pour nous plaire. Mais il verra une postérité et prolongera ses jours; et l’oeuvre de l’Eternel prospérera entre ses mains (Is 53, 2 et 10)

Parfaitement !

Quel est donc ce mystérieux site ? Une révolution. Ou plutôt la nouvelle étape d’une révolution.

D’où viennent les prises de position des associations de protection de la nature, les combats contre les grands projets dévastateurs d’écosystèmes, les recours pour destruction d’espèces protégées ? D’où viennent les listes rouges, les statuts de protection, les chiffres alarmants sur la disparition massive de la faune sauvage ?

De projections idéologiques de gens qui ne sortent jamais d’un bureau parisien ?

Non. De données.

« Le 1er août 2017, à Saint-Bonnet-des-Bruyères j’ai observé un groupe de 300 Milans noirs en vol migratoire vers le sud » : une donnée. « Le 29 juillet, au lac du Drapeau à Décines-Charpieu, quatre Grèbes huppés : mâle, femelle, et 2 jeunes non émancipés » : une autre, et accessoirement une preuve de reproduction certaine du Grèbe huppé sur le fameux lac. « Le 29 juillet, au lieu-dit Combe Gibert à Orliénas, un nombre non précisé de Conocéphales bigarrés ; également Conocéphales gracieux, Criquets des pâtures, Aïolopes émeraudines, Criquets blafards » [car toutes ces bêtes charmantes sont des criquets] : chacune de ces mentions d’une espèce, en un lieu, à une date, identifiée par un ou des observateurs, égale une donnée.

On est vite à des centaines, des milliers, des dizaines de millions rien que pour cette décennie.

L’atlas des oiseaux de France publié l’année dernière s’appuie sur cinquante millions de données recueillies en quatre ans.

Et Faune-France dans tout ça ?

Et bien Faune-France, c’est le site conçu et piloté par un comité réunissant les principales associations de protection de la nature du pays pour faciliter la consultation et la saisie de toutes ces données à tout un chacun.

Car, et c’est toute la dimension politique du sujet, ces données sont produites par les citoyens qui choisissent de contribuer bénévolement aux bases des associations. Une fraction seulement est produite par les salariés de celles-ci ou par des fonctionnaires qui alimentent alors leurs propres bases. Quant aux programmes spécifiques de science participative, qui collectent des données sur un groupe de faune, un territoire spécifiques, ou selon un protocole particulier, elles s’appuient également sur une coordination dont les associations sont partenaires, sinon les principales animatrices, et leur réseau de bénévoles, c’est-à-dire : tout le monde.

Ensuite, et c’est essentiel, ces données sont validées. Évidemment pas une à une, ce n’est ni utile ni possible. Des vérificateurs, bénévoles eux aussi, examinent le flot de données et réagissent en cas de saisie surprenante : un migrateur noté à une date anormale, une espèce très rare et inconnue dans la région, un indice de reproduction pour une espèce qui n’est censément que de passage. Alors, ils contactent l’observateur pour en savoir plus, et s’il le faut l’auteur sera invité à modifier ou supprimer sa donnée jugée erronée, ou trop mal documentée pour être conservée en l’état. Car une donnée « anormale » sera conservée, mais seulement si l’observateur a fourni des éléments probants.

Ainsi, la connaissance progresse, prend en compte les changements propres au vivant, avec rigueur mais en veillant à ne pas démotiver les citoyens par un dogmatisme agressif.

Jusqu’au 1er juillet, c’étaient les portails Faune locaux (faune-iledefrance.org, faune-auvergne, faune-rhone etc…) qui, seuls, permettaient la saisie. Aujourd’hui, c’est possible sur Faune-France et surtout, il existe toute une série de modes de consultation pour connaître les oiseaux vus dans votre région, les différentes espèces de criquets de votre village, la répartition française de tel mammifère, que sais-je ?

Sous peu, les masses de données collectées par les associations sur les portails locaux alimenteront ces synthèses.

L’immense connaissance naturaliste disponible auprès de ces acteurs sera à portée de tous.

Pour le bénévole de terrain, ce sera une aide immense. D’abord, il pourra consulter et gérer d’un coup d’un seul toutes ses données actuellement disséminées sur les sites locaux. Ensuite, il pourra visionner des cartes de répartition, des statistiques, à l’échelle de toute la France.

Pour les acteurs de la protection de la nature… et les autres, ce sera le début de la bataille. Car qui détient ces données, les données brutes, peut les analyser et en produire sa version. Vous me direz : où est le problème ? Puisque ce sont des données validées et nombreuses, il ne doit pas pouvoir y en avoir mille interprétations possibles.

Et bien si. Il suffit d’être de mauvaise foi.

Il suffit d’oublier une donnée ou une espèce et la voilà sortie de la liste des espèces à fort enjeu de conservation (par exemple classée en liste rouge nationale) frappée par un projet. Il suffit, cela s’est vu, de ne consulter que les espèces d’une liste choisie d’avance plutôt que toutes celles connues. Il suffit d’ignorer que les données sur telle commune sont lacunaires – car c’est le lot d’une base participative : la couverture est inégale – et de ne pas effectuer les inventaires complémentaires qui s’imposent.

C’est facile de tricher quand on a la donnée brute et qu’on est juge et partie.

Vous me direz que les protecteurs pourraient tricher aussi. En théorie, c’est vrai.

En pratique, si vous réfléchissez deux minutes, ils n’y ont aucun intérêt. Tricher, ça voudrait dire prétendre qu’il y a des enjeux où il n’y en a pas, des espèces menacées là où elles ne sont pas. Et donc gaspiller du temps et des moyens pour ce qui n’en vaut pas le coup, aux dépens des vrais dossiers chauds…

L’avantage de sites comme Faune-France, c’est qu’en rendant cette connaissance très accessible à la consultation, ils permettent à chacun de s’informer, vérifier, comparer les richesses naturalistes de sites, communes, territoires. Bien sûr, encore faut-il ensuite savoir interpréter – vérifier les statuts en liste rouge, par exemple – mais on trouvera là toute la transparence possible. Chacun peut contribuer et constater la présence de sa contribution. Juste système d’aller-retour.

La meilleure manière de s’impliquer en tant que citoyen pour sauvegarder notre patrimoine naturel vivant, c’est de participer. Apporter des connaissances, même sur des espèces communes, et profiter des richesses de ces nouveaux sites pour apprendre. Nous sommes trop souvent aveugles et sourds à la foison de vie qui se déploie – encore et de plus en plus difficilement – autour de nous : on ne nous a pas appris à la voir ni à l’entendre. La querelle des bases de données naturalistes n’est pas une affaire de technocrates luttant à coups de chiffres dans d’obscures officines politiques : les sites comme Faune-France peuvent être au cœur d’une vraie appropriation du sujet et de ces richesses vivantes par les citoyens.