Mots du temps de la Passion

Il n’est pas très original que le Triduum pascal soit propice aux pas en avant sur le chemin de foi de l’un ou de l’autre. C’est même, tout compte fait, assez normal.

C’est aussi, du coup, un temps propice à les partager. (Mais pourquoi ai-je ce besoin sempiternel de me justifier de ce que je vais dire ?)

Ce sont de petits pas, de petits signes.

Le premier est un signe de Jeudi saint. C’était dans notre paroisse, notre paroisse de banlieue toute simple avec son église début vingtième et sa communauté très diverse. Ce soir-là, plusieurs pères franciscains avaient rejoint notre prêtre pour célébrer, et participaient donc à la procession, très simple et très digne, jusqu’au tabernacle.

Mon regard s’était fixé sur l’un d’entre eux, qui portait haut l’un des ciboires. Pour que vous vous le représentiez, disons en deux mots qu’il était Sud-Américain, et sans doute d’origine amérindienne ; par ses traits, il m’évoquait bizarrement un Polynésien. (Un Franciscain amérindien aux allures polynésiennes dans une église de la banlieue lyonnaise, si ce n’est pas de l’Eglise universelle ou la Parole prêchée jusqu’aux extrémités de la terre !) Pourquoi lui ? je n’en sais rien, peut-être portait-il le Christ avec tout spécialement de majesté, de dignité. En tout cas, lorsqu’il passa devant moi, ce fut comme si une main se posait sur mon épaule et une phrase me traversa d’un coup comme une vérité, comme une voix ; douce, presque chuchotée, mais du ton de qui énonce l’irréfutable :

« Regarde ! C’est ton Dieu qui passe. »

Un peu le genre de voix qu’on prendrait pour dire « Regarde ! » à un enfant à qui l’on avait promis de le mener découvrir une chose merveilleuse, et qu’enfin, au tournant du sentier, cela paraît, là, devant lui. Une main sur son épaule, l’autre pointée vers Cela, et ses yeux s’ouvrent et sa bouche s’arrondit, et tous deux se figent et lui, éperdu, accueille, reçoit de tout son être la révélation.

Voilà. Ce fut mon premier contact avec la Présence réelle. Au caté, on ne m’en avait jamais parlé et je ne sais même pas si on se posait encore la question. Qu’importe, c’est elle qui a su me trouver. C’est souvent le cas, avec cette sacrée Parole… Dieu merci. Au sens propre.

C’est déjà trop de mots.

Le second épisode est un signe de Vendredi saint. Nous assistions, à l’Auditorium, à une représentation de la Passion selon Saint Matthieu de Bach, programmée, non sans un sens spirituel certain, en début de Semaine sainte, en tout cas dans ces jours-là. L’interprétation était belle : pas une ombre ne perturbait notre oreille pourtant bercée par des années de fréquentation assidue du légendaire enregistrement d’Harnoncourt.

Nous en arrivâmes au verset où tout culmine: « Aber Jesus schrie abermal laut und verschied. » (« Mais Jésus, criant de nouveau d’une voix forte, rendit l’esprit. »). Suit une seconde de silence, la plus intense de tout l’Univers.
Le soliste qui interprétait l’Evangéliste a eu, me semble-t-il, un imperceptible geste d’inclinaison de tête. Personne n’a bougé, dans la salle.

Mais à ce moment-là, je l’affirme, j’ai perçu une rumeur sourde, un peu comme des bruits de chaises qu’on repousse, de bois qui grince ; un bruit qui ne frappait pas les tympans mais le cœur. Personne n’a esquissé un geste dans les moelleux fauteuils ; d’un point de vue physique, on n’eût pas enregistré le moindre son, mais j’ai distinctement entendu deux mille cœurs s’agenouiller.

Il y eut la même rumeur en sens inverse et le concert reprit.

Je ne sais pas, néanmoins, s’il ne manque pas un truc à la foi si l’on est capable d’écouter sans larmes les derniers chorals :

Nun ist der Herr zur Ruh gebracht.
Mein Jesu, gute Nacht !

Wir setzen uns mit Tränen nieder
Und rufen dir im Grabe zu :
Ruhe sanfte, sanfte ruh !

Des larmes, oui. Il y a de quoi.
Il est venu, et voilà tout ce qu’on a trouvé moyen de faire. Le clouer sur deux bouts de bois.
La pierre est roulée. Nous voilà bien avancés.