La mer avec nos bras

Il est difficile d’écrire un billet sur le drame des migrants. Tout a déjà été peu ou prou écrit. Le pire, l’on ne sait-pas-trop-quoi dire, comme ce tweet de Thierry Mariani qui propose, sans rire, de détruire préventivement les embarcations (avant qu’elles ne chargent leurs passagers, enfin j’espère). C’est vrai, quoi, plus de bateaux, plus de migrants qui prennent le bateau, c’est logique. On pourrait aussi pomper la mer, et ainsi, finis, naufrages et noyades. Pratique !
On trouve aussi le meilleur, comme ici Contre le simplisme, contre la haine instinctive, et contre la bêtise crasse qu’il y a à renvoyer à tel ou tel « et donc, bien sûr, tu vas en accueillir une famille chez toi, monsieur le bien-pensant », notamment. Et bien sûr que le Bon samaritain nous donne la clé. Il n’accueille pas le malheureux chez lui : passée l’urgence, il le remet à l’aubergiste. A ses frais.

« Vous êtes prêt à payer, vous ? »
Et bien oui, en fait. C’est-à-dire à faire ce que je peux.

Je ne vois d’ailleurs pas, concrètement, comment faire autrement. L’ennui dans cette affaire des migrants, c’est qu’elle est complexe, et qu’elle nous renvoie à trop de peurs, trop de manquements, trop de lâchetés. Elle nous jette aussi en pleine figure, de toutes les manières possibles, que l’homme n’est pas saint, mais pécheur. Si elle est avérée, la tragédie des migrants chrétiens jetés à la mer par d’autres migrants, musulmans, parachèvera la démonstration. Ces hommes ne sont pas davantage des anges, et nous des démons, qu’ils ne sont une nouvelle invasion barbare et nous d’héroïques défenseurs de quelque sainte civilisation.

Ils sont davantage en détresse, c’est tout et cela suffit pour que nous soyons appelés à reconnaître, en eux, le Christ. Comme nous devons le voir dans le SDF bien de chez nous, le chômeur de nos cités ou l’immigré d’Europe de l’Est, et dans bien d’autres encore. Et dans notre ami ou notre voisin. Tout pécheurs, tout pas propres sur eux que soient tous ces hommes-là.

Et une fois qu’on a dit ça, me direz-vous, on est bien avancé. Certes.

Sachons déjà comprendre. Com-prendre, prendre en nous, ce que ça signifie, le désespoir. Même sans l’avoir vécu. Derrière une sympathie de façade, nous manquons de profonde empathie. Se représenter quelles pensées agitent l’homme qui, ayant réuni une somme exorbitante à verser aux passeurs mafieux, s’apprête à embarquer sur un rafiot surchargé. Avec, il le sait, la forte probabilité d’une mort atroce, dans cette Grande Bleue même où nous courons nous baigner, et sous le même soleil muet. Et qui, le sachant, y va quand même, car ce qu’il laisse derrière lui est pire.

Alors, nous comprendrons peut-être un peu mieux pourquoi légaliser ou non ne changera sans doute pas grand-chose, et pourquoi il est aussi facile de repousser ce flux que de changer le sens du vent en soufflant, tous vers le sud à mon commandement, inspirez, expirez ! Nous cesserons peut-être aussi d’assener que c’est « le RSA, la CMU, l’assistanat et toutes les mesures de la gôche » qui aimantent vers l’Europe les funestes barcasses. On imagine les migrants, assis en rond sous un grand arbre, comparant les prospectus : « Ouah, t’as vu, en Angleterre, mon vieux, c’est libéral, tu bénéficies de bizeness opportiounities, je te dis que ça ! – Ouais, mais en Italie, ils savent mieux faire les pâtes au pesto ! – Attendez les gars, regardez, en France, si tu débarques avec rien que ta chemise sur le dos, t’as ça, ça et ça, et en plus tu peux voir jouer Zlatan ! »
Et là, boum ! la lumière se fait, la décision est prise, direction la France, terre d’asile et d’aides massives, c’est tellement mieux qu’ailleurs. Et voilà, à n’en douter pas, comment commence la grande aventure…
… c’est-à-dire : comment on se retrouve un beau matin ou une nuit, tassés à mille, sous la menace d’armes, sur un vieux chalutier qui dès le port fatigue par toutes ses coutures.
Restons sérieux…

Nous n’expérimenterons jamais – du moins c’est improbable – ce que signifie la misère, la guerre, et devoir choisir entre le départ et la mort. Mais nous ne devrions pas en avoir besoin pour comprendre qu’aux yeux de ces migrants, n’importe quel pays d’Europe est un Eldorado, puisqu’il est en paix et que la plupart y ont un toit et de quoi satisfaire leur faim.
Avons-nous déjà oublié qu’alors même qu’on mangeait à peu près à sa faim en RDA, on tentait de franchir le mur de Berlin, souvent au prix de sa vie, et que nous admirions ces fugitifs ? Avons-nous donc oublié qu’encore en 2015, le niveau de vie de n’importe quel pays de l’UE représente, pour une grande part de l’humanité, un privilège inouï ? Un rêve qui, des côtes libyennes est là, juste derrière l’horizon nord, et qui justifie de tenter la mortelle traversée du grand cimetière bleu ?

Le fait migratoire est, et il sera, tant que coexisteront sur une même petite planète le désespoir absolu et le bien-être simplement incarné par les besoins de base tous satisfaits. Non, nous ne pouvons pas « accueillir toute la misère du monde » et c’est vrai, si nous le faisions, alors tout serait perdu, car nous ne pourrions plus la soulager : elle serait venue pour rien. Les migrants s’en fichent, ils tentent leur chance : ils n’ont pas le choix, c’est la seule, la dernière.

Pouvons-nous davantage balayer d’un revers de main les mille manières dont l’élaboration de notre mode de vie, ici, contribue là-bas à jeter les migrants sur les routes du désespoir ? L’oublier, le taire, à l’instar de la page Wikipédia consacrée au coltan, ce minerai essentiel à nos téléphones portables et autres produits de haute technologie, page où l’on cherche en vain le simple énoncé de la tragédie écologique et humaine qu’engendre son extraction ? Négocié cinquante dollars le kilo sur place, il cote mille fois plus sur les marchés, paraît-il. Combien d’anciens mineurs de coltan au fond de la Méditerranée ?

Combien de réfugiés climatiques aussi ? Combien de déplacés venus de la terrible corne de l’Afrique, corne du malheur depuis si longtemps, ou des marges du Sahara ? Les sécheresses n’en finissent plus, et de la Somalie au Sahel, poussent les paysans sans récolte à l’exode. Ou dans les rangs de Boko Haram.

La seule issue consiste à bâtir un monde où nul ne soit forcé de migrer, c’est une évidence. Mais c’est long, et pendant ce temps, toutes les deux heures un homme se noie dans la Méditerranée. En fermer les portes par la force, reclure les désespérés chez eux, les laisser mourir sur place ? Sommes-nous prêts à l’assumer ? Mais combien pouvons-nous accueillir, comment, et que faire des autres ? Il semble qu’il n’y ait pas de solution. Nous sommes face à une terrifiante structure de péché. Seul un dangereux charlatan ou un imbécile pourrait prétendre en donner la clé en un tweet…

Si le monde de demain se bâtit sur tant de morts, il ne pourra qu’être fondé sur la rancœur et la haine réciproques. Pour que l’Europe songe à la paix, il a fallu que la plus terrible des guerres fasse conclure au match nul sanglant. Mieux vaut ne pas recommencer avec l’Afrique. Cela, j’en suis sûr.

Malheureusement, il y a autre chose que je sais. C’est que la plus confortable des postures consiste à s’indigner du statu-quo, qui nous révolte mais qui, au fond, nous arrange bien. D’une belle réponse de Normand, on clame sa bonne volonté impuissante. On gagne sur tous les tableaux.

Pour commencer, néanmoins, si nous ne pouvons accueillir toute la misère du monde, nous devons, selon le mot de Michel Rocard, prendre notre part. Et pour cela, commencer par regarder en face tout ce qui nous lie à elle et chercher, à tout le moins, à couper les liens par lesquels, indirectement, nous l’aggravons. Il faut bien commencer par un bout.