Il y a des matins vraiment gris. Par exemple celui où l’autoradio vous donne le choix entre Gilbert Collard, Daniel Cohn-Bendit et Florian Philippot. Normalement, vous en sortez les reins cassés pour la semaine.
Un antidote ? Couper la radio et regarder un peu autour de nous. Le printemps arrive.
Ici, on trépigne. Il y a six mois que nous sommes cloîtrés dans nos bureaux, à de rares prospections hivernales près, à pianoter des rapports sous la terne lueur d’une ampoule basse conso maussade, assis sur des chaises de récup’. On regarde par la fenêtre, on consulte la base de données, la nôtre et celle de nos voisins : le premier Milan noir a été vu ! Revoilà les oedicnèmes ! Dans le Sud ils ont la première hirondelle !
Le premier quoi ? Revoilà les quoi ?
Allons, je suis presque sûr que vous en avez près de chez vous. Enfin, je ne peux pas vous le garantir, surtout pour l’Oedicnème (ce bizarre petit échassier des champs et des steppes), mais cela vaut le coup de vérifier (pour cela, rendez-vous ici et de là, sur le portail Visionature de votre région ou département, et cherchez ensuite la rubrique Biodiversité des communes). Sinon ? Et bien tout l’intérêt de cette période, c’est qu’il y a du nouveau tous les jours du côté de la Nature, et du nouveau facile à voir.
Rien à voir chez vous ? Vous êtes en ville ? Et alors ?
Tenez : ne me dites pas que vous n’entendez pas près de chez vous, le matin, le chant du Merle noir. (Pour ce lien, comme le suivant, WordPress ne me permet pas de proposer directement le fichier son. Cliquez sur le lien pour accéder à la page de l’espèce. Ensuite, cherchez un enregistrement noté « Song » – chant – et non « Call » – cri.)
C’est vrai que vous avez pu l’entendre il y a déjà quelque temps. Le Merle noir chante parfois à des dates tout à fait incongrues, genre le premier janvier. Ce qui casse un peu le glamour du premier-chant-de-l’année-signe-du-printemps. Mais c’est mi-février que les chants commencent à s’élever de tous côtés : ils ne cesseront plus guère avant juillet. Si vous avez un peu plus de chance, vous aurez croisé dans un jardin ou un petit bois la Fauvette à tête noire, qui va nous accompagner jusqu’en juillet. Et sur le toit vous allez bientôt retrouver le Rougequeue noir.

Rougequeue noir mâle
Prenez donc l’habitude de chercher, tous les jours, ce que la vie sauvage vous offre de nouveau : le premier chant de tel oiseau, la première ouverture du bourgeon de tel arbre, la première observation d’une abeille, d’un bourdon, d’un papillon. Notez-le sur un calendrier. Vous allez non seulement vous réaccorder au rythme des saisons, mais affûter votre regard et remarquer toujours plus de ces petits événements de la Nature auxquels vous ne prêtiez pas attention. Et plus vous les remarquerez, plus vous serez calé sur le rythme du vivant, et ainsi de suite.
Vous allez me dire que vous avez autre chose à faire. Que c’est bien gentil mais qu’il y a des choses plus graves. Des élections, la dette publique, l’emploi, le terrorisme et tout ça. Que tout de même « nous sommes embarqués dans une escalade de l’horreur » comme l’explique Dany-Robert Dufour dans une glaçante interview au Comptoir. Et que les petits oiseaux, et bien on verra après.
Je prends le risque de le dire : erreur.
Ce que je vous propose peut servir la désescalade. Nous pouvons en témoigner. En tout cas, vous n’avez pas grand-chose à perdre.
Hier, nous l’avons testé. Une virée en forêt, même pas très longue – un peu plus de deux heures. L’avantage de la forêt en mars, c’est que la faune y est très active et la flore encore somnolente. Les pics, roitelets, mésanges et sittelles batifolent de tous côtés, sans feuillage pour nous les dérober. C’est le moment d’observer ce qui nous reste d’habitude caché : les parades, les transports de brindilles et de duvets qui signent sans équivoque la nidification qui se prépare. Un étang, ou plutôt une grande mare, servait aux ébats de dizaines de Crapauds communs. Malgré leur nom, c’est un spectacle devenu rare. Les Amphibiens sont parmi les groupes fauniques les plus menacés. Malheur à nous s’ils disparaissent. Mais pour une fois l’émerveillement l’emporte. L’horloge de la vie dévoile ses rouages.

Roitelet à triple bandeau (J. Lacruz, Wikimedia)
Ce n’est pas seulement instructif pour un curieux de biologie ou poétique pour un rêveur. C’est une autre réalité, sous notre agitation humaine, qui se manifeste. Elle nous préexistait et survit encore, un peu, sous les couches de béton et de fer. Son rythme est celui de l’immuable (à notre échelle) cycle des saisons. Cyclique et en perpétuel changement ; luxuriante et fragile ; complexe, enchevêtrée, surprenante, sans cesse à découvrir ; non pas inépuisable, comme on l’a trop cru, mais toujours gratuite. Telle est cette réalité, qui s’épanouit à nos côtés, en cette montée vers Pâques. Et notre vie dépend de la sienne.
Renouer le lien avec cette réalité, c’est reprendre pied. C’est bien plus que « se détendre » ou « déconnecter un peu ». C’est se reconnecter au bon réseau. Se réenraciner – ouh, le vilain réactionnaire ! – dans le temps. Notre « rythme » frénétique n’a pas plus à voir avec le temps que l’eau d’une conduite forcée avec un ruisseau. Ce n’est pas une pulsation, rien qu’une fuite, aplatis sur une bûche emportée par un courant fou – terrorisés, mais pas un geste pour freiner ! il ne faut surtout pas rester en arrière – tant pis si on ne sait pas où on va. Il s’agit donc, ici, d’autre chose.
Nous avons beau courir, le temps ne s’accélère pas, et ne ralentit pas non plus d’ailleurs. Il est, il bat, perceptible sous le béton comme les artères sous la peau. Il est tout à la fois en nous et hors de nous. Pas étonnant que s’y regreffer nous apaise.
C’est faire couler ce ruisseau à travers son corps. Cela vivifie et assainit.
Je parlais de stopper la désescalade.
Comparez, comparez donc votre état, votre tension nerveuse et même artérielle, entre un quart d’heure sur Twitter et trois minutes à contempler le merle chanteur ou la primevère dans l’herbe. Notre regard sur le monde en est changé, lui aussi. Où est l’essentiel ? Où est « la défense de la vie » ? Bien loin de qui ne veut pas entendre le merle ni voir la primevère. Il entendra encore moins la brise légère de l’Horeb. Ni son temps ni son lieu ne sont celui de la vie. Ce n’est pas lui non plus qui sauvera la paix.
Celui par contre qui sait regarder la vie, et regarder la vie prendre son temps, n’acceptera pas qu’on la déchire. Ni dans le chaton de saule, ni dans la ponte de crapaud, ni dans l’aile de l’hirondelle, ni dans le regard de son frère malmené par la vie. Et c’est le même Esprit qui ouvrira son regard et ses mains.
La vie naît et se dévoile en son temps. Le nôtre est crucifié sur la machine. Mais nous, nous pouvons encore descendre de cette croix où nous n’avions rien à faire, où nous n’avons rien à sauver, juste à mourir.