Il y a de cela pas mal d’années – c’était même « au tournant du siècle » – j’avais un statut que nous dirions aujourd’hui de stagiaire, pour vous situer la chose, dans une association de protection de la nature.
C’était l’époque de la bataille de la chasse de nuit ; vous vous souvenez ? la grande querelle qui soi-disant embrasait les campagnes, pour la défense d’une « tradition » insignifiante avant les années soixante et ne concernant que le littoral atlantique, dans le cadre de laquelle une population de chasseurs sans doute massivement nyctalope s’arrogeait le droit d’inonder le ciel nocturne de leurs projectiles, comme d’aveugles Flakvierlings, au moindre bruit d’ailes.
Et donc, au cours d’une conversation près d’une cafetière, j’eus le malheur, à la question qui était faite, de révéler que, le samedi soir précédent, je m’étais rendu au stade de notre petite ville, pour assister à un match de football, en l’espèce la victoire trois à zéro des locaux dans le cadre du championnat de Division d’honneur, c’est-à-dire du sixième échelon du football français.
À ce moment-là, un collègue qui passait dans le coin stoppa pile, tourna vers moi des yeux en rond de chapeau et lâcha d’un ton qu’on pouvait qualifier de révolteffaré : « T’aimes le foot toi ? Et donc t’es pour la chasse de nuit ? »
Je l’avoue : je restai bé quelques secondes, le temps de remonter la chaîne de pensée qui l’avait mené en un clin d’œil du football de niveau régional aux canardocides noctambules du marais du coin.
Je venais de découvrir la pensée par packs.
Bon, j’exagère. Je l’avais déjà bien croisée auparavant, mais pas à ce degré-là. Qu’avait-il voulu dire ?
Que dans son esprit :
Aller voir un match égale aimer le foot. Aimer le foot égale être nationaliste et raciste. Donc aimer le foot égale être d’extrême-droite. Le parti qui défendait la chasse de nuit se rapprochait plus de l’extrême droite que d’aucun autre. Donc aimer le foot égale se sentir proche du parti défendant la chasse de nuit.
Donc aller voir un match de DH un samedi soir égale être pour la chasse de nuit. Pif paf pan !
C’est cela, la pensée par packs, dans toute sa mécanique diabolique, imparable, et digne génératrice d’absurdités à l’occasion révoltantes.
Aussi solide, aussi circulaire aussi que le mur d’acier dans lequel elle enferme l’autre pour mieux l’exclure.
Dans la pensée par packs, le monde est divisé en catégories à qui l’on attribue non pas un, mais une liste – un pack – d’attributs propres que l’on a décrétés cohérents entre eux. Sitôt que l’autre est affecté à une catégorie, on l’affuble de tous les attributs de sa catégorie, et on lui dénie le droit à présenter aussi l’un ou l’autre des attributs qui, pour nous, relève d’une autre catégorie.
Avant tout, nous aurons pris soin de nous placer nous-mêmes dans la catégorie la plus avantageuse.
Ainsi, pas la peine de nous fatiguer à rencontrer l’autre : nous ne pouvons rien avoir en commun. Nous ne pouvons pas même nous rencontrer sur quelque convergence. Présumée impossible, elle sera déclarée suspecte. « Untel a des idées intéressantes, mais d’où vient-il ? Pas de chez nous ? Ah, c’est donc une tentative d’entrisme. »
Réciproquement, c’est rassurant : l’entre-soi nous garantit de ne fréquenter que des personnes hautement recommandables, avec qui nous avons tout en commun.
Bref, ce système présente tant d’avantages qu’il n’est pas étonnant qu’on lui trouve de très nombreux défenseurs.
Et je pense que vous l’aviez vu venir depuis le début, il semble qu’entre catholiques de France, nous ayons comme une poussée de cette pratique. Une série de manifestes ont fleuri, jusqu’à des classifications, proclamant avec force qu’il existe « des catholiques comme ceci-cela-ceci-cela ; ils accordent de l’importance à ceci-cela ; ils ont soutenu untel ou untel ; ils se réclament de. D’autres se concentrent sur. Ils pensent ceci, disent cela, et sont proches d’untel. » Etc. Toujours des packs. Toujours des associations.
Nous approchons du stade où quelqu’un décryptera de la catholicité « de gauche » ou « de droite » dans le fait de dire « chocolatine » ou « pain au chocolat » et où nous lirons des affirmations du genre : « Ils sont ouverts, ont le souci du pauvre, et mangent des pains au chocolat, qu’on emballe dans des sacs », et en vis-à-vis « Ils se caractérisent par leur souci du plus fragile, de l’enfant, de la famille, et leur fidélité à la chocolatine qu’on place dans une poche ». Malheur à qui commandera un pain au chocolat, on lui rétorquera « Vous êtes donc pour la GPA ? ».
J’exagère, mais vous voyez l’idée.
Et chacun, bien sûr, de se décerner les meilleurs attributs – nous, c’est le souci des pauvres (d’où l’on peut conclure que les autres s’en fichent) ; nous, c’est la fidélité à l’Église (les autres sentent-ils le fagot ?) ; nous, c’est la famille (à se demander si les autres mangent les enfants avec de la moutarde à l’ancienne).
C’est ce qu’ont entrepris les plus futés des Corinthiens tancés par Paul (1 Co 1, 12), ceux qui ont l’adresse, à ceux qui se réclament de Paul ou d’Apollos : « Moi, j’appartiens au Christ. » Imparable !
Alors ? Bien sûr qu’il y a des tendances, des familles, des idées qui vont plus souvent ensemble et des groupes qui présentent un faisceau de caractéristiques communes. Mais ce ne sont là que des généralités floues, souvent de l’avis même de leurs auteurs. L’ennui, c’est qu’à force de les ressasser, on en oublie ces réserves, ces précautions méthodologiques ou oratoires. On oublie qu’il n’y a là que de vagues pôles, des nébuleuses larges, diffuses, aux franges vastes, aux frontières incertaines: on les absolutise. On gomme de même celui qui ne rentre décidément pas dans la subdivision décrétée. Nous vissons notre interlocuteur à l’une de ces ellipses colorées et l’y prions de s’y tenir, de gré ou de force.
Nous oublions qu’il y a avant tout des chrétiens en marche, qui s’interrogent, discutent, évoluent aussi rien qu’en prenant de l’âge, de l’expérience, du vécu doux ou amer. Il y a des lignes qui bougent, des rencontres improbables, des convergences étonnantes, des transversaux. Il y a aussi la réalité qui disperse nos propres préjugés, ces préjugés qui nous font ériger en vérités des « cohérences » auxquelles ceux à qui nous les prêtons n’adhèrent pas, à l’instar de celles assenées par mon collègue.
Tout cela, la pensée par packs l’enferme, l’écrase, le broie sous son étreinte de fer. Elle crie son amour de notre classification, de nos clivages bien commodes, surtout quand nous avons pris soin de préciser : « Nous – les Bons », « Eux-les Méchants ». Par exemple, tous ceux qui posteront un commentaire critique sont des méchants. Je lirai en vous des ennemis de la foi catholique et des oedicnèmes criards, qui n’ont souci ni du faible, ni du pauvre, ni des oiseaux des champs. Et je vous avertis également que je ne mange que des chocolatines. Vous êtes prévenus.
Qui a commencé ? Qui a classé tel ou tel parmi telle ou telle catégorie ? Cela ne m’intéresse pas. Lâcheté ? Peut-être. Allez savoir. Ces classifications des Autres ont aussi cet avantage qu’on ne peut pas plus en démontrer la fausseté que la véracité. Il est aisé de réduire le contrevenant à une exception rarissime, non significative. C’est que nous ne renonçons pas aisément à une simplification, surtout quand elle est commode, valorisante pour nous, et propre à nous épargner la rencontre de l’autre au profit d’un rassurant entre-soi.
Cette conclusion est très ecclésialement correcte, j’en conviens. Nous aimons tous manier ces formules ronflantes de l’accueil de l’Autre, de mon frère dans toute sa différence, et beaucoup moins passer à l’acte. C’est normal. Si cela allait de soi, il n’y aurait pas besoin de se le rappeler encore et encore. Et je ne suis pas, pour ma part, un as du dialogue ni de l’accueil de l’autre, inutile de pavaner le contraire.
Reste que, j’en suis convaincu, en ces temps-ci l’Esprit souffle, les lignes bougent et nos clivages trentenaires sont vraiment dépassés. Dépassés en ce sens qu’ils nous privent de ce mouvement, de cette vie. Alors, cessons de chercher à débusquer en l’autre « d’où il vient » – de laquelle des « familles » (politiques ?) auxquelles nous tenons tant. Il nous le dira de toute façon lui-même et nous risquons d’être surpris.
Enfin, pour ceux qui tiendraient malgré à savoir « d’où je viens », je les renverrai tout simplement à ce billet de Mahaut Herrmann: « Confession d’une enfant de la gauche » que j’aurais pu écrire presque à l’identique (et pour cause.)
Et pour moi, c’est poche, crayon de bois, et chocolatine.