Les feux du déni

L’Amazonie brûle.

Le scepticisme flambe

Panorama :

« La forêt du Midi aussi. Ça repousse et ça lui fait même du bien. » 

« Rien de nouveau. Mais ça permet d’attaquer un président souverainiste et qui défend les valeurs. Sinon comment vous expliquez cette hystérie alors que pendant des années les ONG n’ont rien dit ? »

« Il y a autant d’incendies en Afrique et ça ne gêne personne. C’est bien la preuve que la forêt, en réalité, n’intéresse pas les écolos. ».

« L’Amazonie n’est pas le poumon de la planète : un poumon ça absorbe l’oxygène, ça n’en produit pas ! »

Voyons voir.

Ça repousse.

Alors oui, mais non. Tout d’abord, ce qui tient lieu de couvert boisé au midi de la France n’est qu’une formation secondaire. Une sorte de friche qui a repoussé vaille que vaille après l’éradication complète des forêts – dont l’existence est attestée il y a plusieurs millénaires – sous la dent des troupeaux. Une formation dégradée, simplifiée, hyperinflammable et qui, du coup, flambe tous les quatre matins (surtout quand on l’y aide). Ni ce qui brûle, ni ce qui repousse n’ont quoi que ce soit à voir avec une forêt primaire aux arbres de plusieurs décamètres de haut, dégoulinante d’humidité, à peine égratignée par le brûlis itinérant des autochtones. S’il est avéré aujourd’hui que ceux-ci ont nettement plus modelé celle-là qu’on le pensait, au point qu’on n’emploie plus le terme de forêt vierge, sa richesse, sa diversité, sa complexité n’en sont pas amputées le moins du monde. Lui comparer les garrigues du Midi ? De grâce ! Un chiffre, un seul : 35 000 espèces d’insectes pour toute la France métropolitaine. Toutes familles d’insectes et tous milieux confondus. Neuf mille espèces de coléoptères (rien que les coléoptères) dénombrés sur un seul arbre en Amérique centrale.

Une forêt n’est pas égale à une autre, pas même au sein d’un petit bout d’Europe tempérée.

Une forêt primaire, ce sont des milliers d’essences d’arbres et d’arbustes, d’herbacées, de fougères, de mousses, avec ou sans fleurs et fruits, des racines, des épiphytes, des milliers de champignons, tout cela entrelacé, noué, tissé, associé sur et sous terre et des centaines de milliers d’espèces animales dessus, dessous, dedans, dehors, avec, contre, lié, concurrent, prédateur, parasite, symbiote ; mais pas en fouillis ; chacun jouant sa partition dans un concert qui s’écrit en même temps qu’il se joue.

Si ça repousse, c’est en vingt, trente, cent mille ans et à condition de lui fiche la paix.

Nous pourrions consacrer une note et quasi un livre à cette question de la temporalité. D’ici là, sortons-nous de l’idée que « la planète s’en remettra » puisse avoir du sens à l’échelle de nos vies et de nos sociétés humaines. Oui, elle, certes ! Mais nous, c’est demain, qu’il nous faut manger, boire et respirer, pas dans cent mille ans.

« Ce n’est pas un poumon, puisqu’un poumon ne produit pas l’oxygène. » Ah ! les métaphores ! Mais si l’on entend simplement par poumon « ce qui permet de respirer », tout change déjà. Il n’a jamais été question d’autre chose. Les forêts se contentent si l’on peut dire d’être un puits de carbone (si elles brûlent, faut-il vous faire un dessin ?), de filtrer l’air, de réguler l’humidité, et d’être d’hallucinants festivals de biodiversité. Comment fallait-il dire ? Filtre à air du monde ? Cheminée du monde ? Arche de Noé du monde ? Foie du monde ? Rate du monde ? Rein du monde ? Paie ton romantisme !

Alors on a dit poumon. Pour donner un emballage inexact mais poétique à des fonctions vitales bien réelles.

L’Amazonie ne produit pas 20% de l’oxygène ? C’est vrai. C’est déjà qu’on en a défoncé la moitié et même plus depuis 60 ans. C’est aussi qu’elle n’est pas seule au turbin : il y a les forêts équatoriales du reste du monde et les forêts primaires boréales, encore plus oubliées. Et le phytoplancton.

Oubliés, sauf de ces environnementalistes qui sonnent inlassablement l’alarme depuis le début des années 70 et même avant. Je ne vous ferai pas l’insulte de donner des preuves : trois clics vous suffiront pour trouver trace d’alertes écologistes sur la déforestation en Amazonie, en Afrique et en Asie (l’orang qui combat la pelleteuse, vous vous souvenez ?) et sur la pollution des mers, aussi loin que vous voudrez, jusqu’au lointain passé des documentaires animaliers du dimanche après-midi.

Point n’est besoin de citer ici de nombreuses sources pour avoir la preuve que tous ces « poumons » sont, de nos jours, aussi bien lotis que ceux d’un accro aux gauloises sans filtre. Pas plus que ce dernier, nous ne risquons de tomber asphyxiés en pleine rue. Mais l’habitabilité du monde va changer. Pardon, elle change. Rien de nouveau ! ça s’est déjà produit, au Permien, par exemple. Avec à la clé un sacré ménage…

Quel pinaillage, dites. Y a-t-il quoi que ce soit qui puisse décemment contester le fait que la déforestation est intense, qu’elle touche toutes les forêts primaires du globe, que c’est une perte et une menace pour tous, à moins d’être indifférent au sort de millions d’espèces, de nos sociétés, et aussi de peuples entiers ?

De peuples entiers, oui. Qui se soucie des autochtones ? Sans doute plus de monde qu’on pense. Et en premier lieu le pape François. De Laudato Si aux conférences écologiques au Vatican, des synodes aux rencontres officielles, il est sans doute le dirigeant mondial qui a le plus leur sort en tête. Peuples nordiques ou forestiers, tout au nord ou tout au sud, avec lui personne n’est oublié. Il nous donne à entendre leur voix, eux qui – sans les caricaturer en « bons sauvages » à la guimauve bio – vivent depuis des siècles et plus au cœur de ces milieux qui ne sont pour nous que machins sous-productifs à « valoriser ». Ils savent que cette vie n’est pas une harmonie cuculiforme ; mais ils veulent la mener. L’agroforesterie, la vie avec la forêt, ça les connaît. Respecter la part du fondamentalement sauvage, du fondamentalement autre, qui vit là, lui aussi, ils savent aussi. Ils sont, dans l’équation, le terme qui doit à jamais nous dissuader d’opposer brutalement « le développement humain » à la forêt. Ce combat, ils le paient de leur vie.

Comme toute vie humaine, mais encore plus grâce à ce qu’elle sait, grâce à ce qu’elle nous dit de la façon dont nous pouvons habiter ce monde, cette vie vaut beaucoup.

Elle vaut plus, je crois, que le soja d’un élevage en batterie.

Derrière les controverses à l’occasion un peu puériles, le nœud du problème est, je le crains, toujours le même : la fracture passe, large et sanglante, entre ceux qui croient que nous avons besoin de la forêt amazonienne, vaste et occupée par des humains peu nombreux ne lui apportant pas de modification drastique, et ceux qui ne le croient pas. L’on pourrait, cela a déjà été fait par diverses méthodes, prouver que de diverses manières et à divers termes, il y a effectivement un intérêt, selon les critères de notre temps – maximiser, globalement, l’argent et les biens – à cette conservation. Mais on sera alors taxé de prophète de malheur.

Comme les systèmes planétaires sont beaucoup trop lourds et lents pour engendrer une catastrophe massive très brève et de nature inattendue, l’effondrement souvent évoqué ne ressemblera pas à celui d’un immeuble. Celui de l’empire romain lui-même, mètre étalon de « la décadence » et de l’effondrement, a pris plus de deux siècles et n’est guère apparu comme tel aux contemporains, en tout cas pas avant les sacs de Rome au Ve siècle. « Il ne se passe rien ! » auront beau jeu de clamer les « sceptiques ». Mais parviendrait-on à les convaincre, que ce serait horrible de conclure que nous ne voulons bien sauver des millions de vies, et l’existence de centaines de peuples, si petits soient-ils, que parce que ça rapporte plus que ça ne coûte.

Le droit de vivre, seulement pour ce(ux) qui rapporte(nt) ?

N’est-on pas là au cœur de l’écologie intégrale ?

« La crise de la biodiversité est aussi une crise profonde du rapport au monde vivant », écrit Virginie Maris dans La part sauvage du monde. L’argument de rentabilité devenu l’ultime, le seul qui ait cours sur le tapis vert, nous enferme dans une et une seule façon d’habiter le monde, plus grave : de justifier le droit d’être au monde. Un droit comptable, implacable, une logique d’industrie, une logique pour machines. Est désormais en jeu notre humanité, et plus encore : notre statut d’être vivant.

Mon voisin regarde la Coupe du Monde. Dois-je lui jeter des pierres ?

CDM

La Coupe du monde de football va donc commencer sous peu. Et mon mur Facebook est tout fleuri d’invitations à l’événement « Je ne regarderai pas la Coupe du Monde ».

Je suis resté perplexe, et d’ailleurs cette note a subi diverses transformations avant que d’être publiée.

La pilule est amère. Le dernier épisode en date, l’appel des évêques brésiliens, est suffisamment clair. La fête nous a été volée, et avec violence encore ; ceux qui l’ont pris l’accaparent, et la défendent en tirant à balles réelles. Avec de vrais morts.

Pourtant, il y avait des raisons de l’aimer et de vouloir encore y croire.

La joie valait mieux que le fric

Prenons le temps de regarder. D’autant que le sujet est beaucoup moins superficiel qu’il n’y paraît. Il ne s’agirait pas d’agir à la légère, encore moins de se targuer de boycotter un événement auquel on n’accordait de toute façon pas d’intérêt ; et surtout, il y a lieu d’éviter de condamner en bloc ou encore, comme on le voit trop souvent, de s’octroyer à peu de frais un brevet d’intelligence supérieure.

Qui s’apprête à suivre avec passion la Coupe du monde et pourquoi ?
Il est facile de rétorquer : « des neuneus décérébrés qui idolâtrent des starlettes nageant dans le pognon ». De là à en conclure que lesdits abrutis applaudissent des deux mains les descentes militaires dans les favelas et militent pour la fin de la démocratie, il n’y a qu’un pas que j’ai déjà vu franchir allègrement.
C’est un peu plus compliqué, tout de même.

Pourquoi donc cette fascination pour la Coupe du monde de football ?
Et bien parce que, pour peu qu’on s’intéresse depuis l’enfance à ce sport… qu’importent les stars. Qu’importent les qualifiés. Qu’importe même la qualité du jeu. C’est juste qu’il y a un je ne sais quoi dans l’air de goûtu, d’épicé comme un buffet garni de mets venus de trente-deux pays. Leurs noms résonnent comme les couleurs des images Panini de notre enfance, quand on apprenait dans la cour de récréation où pouvait bien se trouver le Paraguay, pour ceux qui n’avaient pas chez eux la pile de rapports Amnesty International 1986. Quelque chose de plus détendu, de léger, de festif, quoi. On est en des jours non ordinaires, pendant lesquels on ose laisser de côté la gravité du quotidien au profit d’une joie simple, au risque du superficiel, l’espace d’un petit mois.

C’est la fête. Et nous avons désespérément besoin de fête. Cessons de prendre les fans de la Coupe du monde pour des imbéciles : chacun d’entre eux – en tout cas je le revendique – est lucide, il a pleinement conscience du caractère totalement superficiel de la chose. Mais c’est ce qui en fait tout le sel. On se réjouira peut-être, on ne pleurera pas, ou pas longtemps. Voilà enfin l’occasion de déposer le joug, et de se consacrer de tout cœur, quelques jours, à une affaire sans risque. Ne l’avons-nous pas âprement gagné tout au long de l’année ?
Voilà. C’est tout. C’est une valse multicolore et mondiale de jeu de ballon, sans plus d’enjeu qu’une partie sur la plage, mais qui nous libère quelques jours de la grisaille horizontale du quotidien. Ce ressenti traverse les décennies, il prend des allures de souvenir d’enfance ou de madeleine de Proust.

C’est puéril, me direz-vous. A l’heure où ceci, alors que le monde cela, peut-on se laisser aller à pareilles vanités, toussa, et il y a plus important.
Et bien oui, on peut. Justement, même. On y a même tout intérêt si l’on ne veut pas sombrer dans la folie, asphyxié par les crises, les problèmes, les drames et autres tragédies qui se succèderont les unes aux autres sans nous laisser respirer un instant, puisque nous aurons dédaigné le rare air frais. La gravité, c’est la pesanteur. On ne peut pas être grave du jour de l’An à la Saint-Sylvestre, ce n’est pas sérieux.

Au reste, questionnons-nous avec la même intransigeance toutes nos activités dites de loisir ? Comment réagirions-nous si une campagne sur les réseaux sociaux prônait le boycott des vacances, parce que l’empreinte carbone est élevée, que nous y consommons des équipements produits dans des conditions non éthiques et que de surcroît, il est indécent et superflu de se livrer à de pareilles futilités ? Vraisemblablement, nous déclinerions en tenant l’auteur pour un dangereux fanatique ; et nous trouverions plus raisonnable de réfléchir à des « vacances éthiques » ou « bio » – mais sans en contester la nécessité. Et nous aurions bien raison.

Concernant le caractère potentiel de « religion païenne » du sport moderne, le sujet mériterait une longue digression à lui seul. L’avis auquel je m’arrête pour le moment sur la question peut être retrouvé en commentaire de cet article de Pneumatis – mon commentaire du 10 juin 9h 17.

Voilà pourquoi, vaille que vaille, on continuait à savourer ce qu’il restait encore de la fête, jusqu’à ce que fût franchi, en cette année 2014, un dernier seuil. Car, non, bien sûr, la nécessité de ballons d’oxygène, le droit à la légèreté ne peut tout excuser. Voyons un peu.

Coupe du Monde 2014, calice d’amertume

Quiconque se préoccupe un tant soit peu du bien commun, quiconque, a fortiori, choisit un chemin d’écologie chrétienne intégrale est appelé à tout remettre en question de ses choix, de sa vie. A se demander à chaque instant : « puis-je encore me permettre ceci ou ne suis-je pas, quelque part, en train de rendre gloire à Mammon ou de m’empiffrer de Création aux dépens de mes frères ? »
Nos fêtes, nos loisirs, nos parenthèses d’insouciance n’échappent pas à l’investigation, et ainsi, par là même, l’insouciance nous est de plus en plus souvent refusée, à notre grand dam. Car la réponse est à chaque fois négative et cinglante et ici, particulièrement.

Il n’est plus possible de fermer les yeux. Que les Brésiliens eux-mêmes rejettent l’événement avec une telle violence doit prouver aux plus naïfs la véracité des à-côté atroces. Enfin, quoi, le Brésil attend depuis 1950 de tourner enfin la page d’une finale perdue devant deux cent deux mille spectateurs, et cela ne suffit pas à leur faire avaler la pilule. C’est dire la sanglante amertume de la médecine que le monstre qu’est devenue la « FIFA World Cup » leur inflige.

L’argent-roi, l’ultralibéralisme, le business du tout-plaisir, appelez cela comme vous voulez, car nous savons tous de quoi il est question, s’empare de tout, nous l’arrache, puis nous le rend, plus clinquant, plus coloré… mais payant. Et à quel prix ! S’il n’était question que de télévision à péage ! Mais c’est d’un impôt du sang qu’il s’agit désormais. Et l’amateur de football ou le simple travailleur fatigué d’ici, lui, n’a rien demandé. Il n’a jamais exigé des stades à la construction ruineuse, principalement à cause de loges de luxe. Il n’a jamais réclamé de confortables places assises ni de shows à trente caméras, dont cette infecte caméra-araignée dont tous espèrent qu’un jour, un dégagement en chandelle bien placé nous libèrera à jamais. Il a même parfois chanté, dans les places debout d’un parcage, « J’enc… le foot-business ». Il voulait juste oublier quelques jours la morosité de son monde « en crise ».

Mais ne se trouve-t-il pas, chaque fois qu’il désire prendre sa petite part de fête et de rêve, percepteur de l’impôt du sang payé par ses frères au Brésil et ailleurs ?
Ici, comme presque partout ailleurs, on lui a volé son droit à quelques heures d’insouciance pour le lui rendre chargé d’une terrible complicité. Voici l’homme qui espérait bien innocemment se détendre devant un Suisse-France sommé de choisir : rester claquemuré dans sa grisaille, ou « cautionner » des meurtres d’enfants…

Otages ou complices ?

Ici, la question s’élargit. L’argent-roi, c’est un poncif, a tout envahi. Tous les matins, je cautionne par un geste ce que je dénonce sur ce blog. C’est inévitable et parfois même involontaire. Faites le compte des joies gratuites, comment dire ? « pures », auxquelles s’adonner sans scrupules : vous en trouverez peu. Et pas assez, je le crains, pour contrebalancer la pesanteur aigre d’un quotidien de citoyen impliqué, aux prises avec l’injustice tous les matins. Tout peut inlassablement être remis en question, mais le questionnement perpétuel épuise, s’il ne connaît jamais de pause, et finit par nous acculer à un ascétisme, un catharisme suffocant. Ecologiste, je me déplace en voiture, polluante, pour me rendre sur mon site de prospection… dilemme. Chrétien, je suis pécheur, dilemme bimillénaire…
Jusqu’à quand suis-je coupable de liens funestes avec mon activité lorsqu’ils m’ont été imposés ?
Celui dont le bon Samaritain fut le prochain était peut-être un individu peu recommandable. Peut-être était-ce un impie, qui pensait mal et ne triait pas ses déchets ! Peut-être le Vingt Minutes Jéricho avait-il matière à titrer « Les drôles d’amis de Monsieur le Bon Samaritain »…

Vous me direz que le bon Samaritain n’était pas libre de choisir son prochain, qu’on n’est pas libre de s’extraire du « système », sauf à retourner dans quelque grotte, et encore, et qu’en revanche, on est libre de rejeter entièrement le football professionnel et la Coupe du monde.

C’est vrai. Sauf qu’il n’y a pas d’alternative. Qui ne veut prendre sa voiture peut prendre train ou vélo. Qui ne veut pas manger Monsanto peut aller au marché, pour encore quelque temps. Là, rien.

Rien ! la proie était trop belle : tout le monde vend du rêve, et il n’y a plus un seul rêve qui ne soit à péage. Et pas grand-chose à faire : concernant l’événement qui nous occupe, à part cesser de l’acheter, les leviers à court terme sont inexistants. Ce qui nous ramène au boycott de longue durée avec toutes ses aigres conséquences. Et encore ne suffit-il pas de boycotter TF1 pendant un mois tous les quatre ans pour se croire libre.

Sous les billets, retrouver une plage sans péage

Que faire d’autre ?

Il s’agit donc de comprendre que le système marchand universel s’emploie à nous arracher tout ce qu’il y a de beau, de gratuit, de souriant, pour le restituer sous la forme d’un objet de plastique, marque déposée et fort cher, ou l’anéantir, s’il n’y est pas parvenu, de peur qu’il n’oppose à son propre produit une concurrence déloyale.

Il s’agit de comprendre que tout ce qui emplit d’une joie insouciante et nous libère quelque temps de la gravité du quotidien appartient à ces beautés en péril, et que nous en avons un besoin vital. L’accepter, n’est-ce pas aussi accueillir notre humanité ?

Il s’agit de constater, consternés, que nous arrivons trop tard et que nous l’avons laissé entièrement racheter. Il va s’agir de repartir en arrière et d’inventer comment.

Il va s’agir d’être créatifs pour trouver du rêve, de l’insouciance qui se donne et ne se vend ni ne s’achète. Peut-être même qu’un jour, on pourra s’enflammer sur une Coupe du monde de football qui n’aura tué, exproprié ni ruiné qui que ce soit. Peut-être qu’on réussira à être joyeux sans arrière-pensées, sans « cautionner » quoi que ce soit.

Et donc, la Coupe du monde, boycott ou pas ?
On m’accusera de réponse de Normand ou de lâcheté, mais tant pis. En dépit de mon passé de « footeux » et même d’Ultra, ou plutôt en raison même de celui-ci, je m’oriente, pour ma part, sinon vers un boycott en bonne et due forme, du moins vers une prise de distance écoeurée, consternée. Ce sera mon choix et le mieux, je crois, sera que chacun discerne quel doit être le sien, car il n’y aura pas forcément de réponse unique, ni de loi ni de dogme. Discerner, et choisir sans se mentir. Sans non plus se précipiter pour jeter la première pierre à l’autre. Le pire manquement à la Charité, je crois, ce serait tout au long de la compétition de tomber sur le poil de ceux qui oseront la suivre en les traitant de buveurs de sang, de néonazis, d’ennemis de la démocratie ou de nouveaux Landru. Et aussi de faire sonner de la trompette devant nous pour clamer au monde notre boycott, alors qu’en temps normal, nous ne nous intéressons de toute façon pas au football…

A ce stade, quelqu’un m’a déjà fait remarquer que je n’avais qu’à me recentrer sur les petites joies simples du genre se pencher au balcon pour écouter les oiseaux. Ce qui, vu mon métier, a déjà de quoi faire sourire. Je lui ai répondu qu’outre que ce genre de gouttelette ne remplace pas une fontaine, le système est aussi passé par là, et que chez moi, dans ma ville, dans ma rue, il n’y a plus d’oiseaux.