Tous les ans, c’est la même chose. En juin-juillet, le cœur manque un peu.
La protection de la Nature n’est pas le métier le plus reposant. C’est que contrairement à un discours souvent rabâché, nous sommes sur le terrain, et non « dans un bureau parisien ». Dans le seul département du Rhône, je compte, sur la base www.faune-rhone.org , un total d’environ 14 000 données transmises par les observateurs rien que pour le mois de juin – en cumulant les oiseaux (80%), les mammifères, les reptiles, les amphibiens et divers groupes d’insectes. (Pour mémoire une donnée = tant d’individus, de telle espèce, telle date, en tel lieu). On estime qu’il faut 2 à 4 minutes sur le terrain en moyenne pour produire une donnée « oiseau », et bien davantage pour les autres groupes, plus rares, plus discrets ou plus difficiles à identifier. Faites le calcul.
Nous passons donc beaucoup de temps dehors, beaucoup de temps sur les routes, et le tout avec des horaires mobiles car alignés sur le lever du soleil. Autrement dit, on commence « pépère » en mars, mais on finit en mai et juin avec un rythme qui n’est pas précisément celui d’un bureaucrate.
Le tout pour se rendre en des sites qui ne sont pas forcément les vertes campagnes. C’est même somme toute assez rare. Il s’agira plus souvent des environs d’un chantier, d’une carrière, voire d’une rue de banlieue où il faut bien tâcher de relever la « biodiversité ordinaire ».
Cela prend environ la moitié du temps, en saison. Sur l’année, disons un quart. Le reste : analyse de données, et protection concrète : rapports, dossiers, réunions, propositions de mesures, suivis, combats. Combats pour qu’il reste quelque chose à protéger demain. Rappelez-vous : près de la moitié de la faune sauvage planétaire a disparu en moins d’un siècle.
Voilà. C’était juste une petite réponse au classique « ouah, c’est un beau métier ». Bien sûr, mais il ne faudrait pas hâtivement y voir une sinécure, consistant à batifoler à temps plein dans les frais bocages en brandissant jumelles et filet à papillons (« aux frais du contribuable », ajoutera-t-on dans les bistrots). C’est un travail qui, autant que beaucoup d’autres, peut se montrer usant, pénible, fastidieux, ou démoralisant, comme il peut être source ponctuelle d’exaltation ou d’émerveillement. Puis, il est technique, et comme tel, presque jamais facile. Un travail, quoi. Un vrai. Tout simplement.
C’est aussi un travail qui ne cesse pas une fois fermée la porte du bureau. L’écologie, a fortiori intégrale, questionne la vie entière – oblige à repenser tous les choix du quotidien, mais suggère aussi une infinité de combats, de sources de révolte et d’indignation. Je ne vous la refais pas, vous le savez depuis longtemps, « tout est lié »…
La paroisse appelle. Telle association recrute. Tel message est à relayer. « Et là, vous êtes où ? On vous attend. »
On ne peut pas être partout, bien sûr. Affaire de « charisme », de compétences surtout. Je n’ai ni l’un, ni l’autre en ce qui concerne ce qu’on nomme classiquement l’humanitaire, par exemple. Il faut bien laisser agir ceux qui en ont davantage la vocation. Ce qui n’empêche pas de se sentir profondément remué par les justes combats qu’on laisse mener par d’autres, parce qu’on n’a pas le temps ni la force d’y être soi-même.
Tous les ans, c’est la même chose. On se demande si on ne devrait pas y être quand même. Non pas abandonner ceux-ci pour ceux-là. Pour que le pauvre ait à manger, il faut du pain. Pour qu’il y ait du pain, il faut qu’il y ait des vers de terre, des crapauds et des oiseaux, etc. Et le pauvre aura, comme tout le monde, le droit de vivre dans un monde empli d’oiseaux, même si ceux-ci ne « servent à rien » aux yeux d’un technocrate inhumain.
Tous les ans, c’est la même chose : nous nous demandons s’il est vrai que là, ça y est, on peut aller se la couler douce quelques jours « dans un endroit désert, à l’écart ». Il n’y a de toute façon pas d’endroit si désert, ni si à l’écart, qu’on n’y trouve un pauvre qui crie. On y trouvera de toute façon toujours sœur notre mère la Terre, pauvre parmi les pauvres selon Laudato Si, au point deux.
Elle gémit à tel point que pour dormir un peu, il faut se boucher les oreilles, et ce n’est pas glorieux. L’affaire se complique encore plus, si l’on considère que l’Eglise nous propose en la matière un vaste éventail de saints qui se sont tués à la tâche au sens propre. L’enseignement du nécessaire respect du repos régulier, instauré par le Créateur en personne, heurte de plein fouet un culte, si j’ose dire, du burn-out humanitaire jusqu’à la mort.
Après tout, l’essentiel est qu’il y ait des remplaçants jusqu’à la fin des temps.
Tous les ans, parmi les réponses, on me dit qu’une solution consiste à confier tout cela à la prière. Hélas, cela ne « suffit » pas. A-t-on l’esprit plus tranquille ? Est-ce à dire que la prière serait une échappatoire commode, une façon de s’en laver les mains ? C’est ce qu’on m’a longtemps appris : « prier pour ceci ou cela, c’est une bonne excuse pour ne pas se bouger ». C’est sans doute un manque de foi de ma part : confier quelque chose à la prière ne m’apaise pas la conscience. De toute façon, concrètement, combien de temps pouvons-nous passer sans qu’un des problèmes du monde ne se rappelle à notre bon souvenir ? Si nous réussissons à trouver un recoin de Nature très exceptionnellement préservé et dépourvu de 3G, je dirais un quart d’heure, au grand maximum.
Tous les ans, c’est la même chose. Comment résoudre cette contradiction ? D’autant plus qu’on a vite fait de se prétendre épuisé pour gratter un rab’ de sabbat du corps et de l’esprit. C’est si facile. La tentation guette de tous les côtés : tentation de jouer au débordé, à l’épuisé – au saint – aussi bien que tentation de toute-puissance, dans le fait de ne jamais arrêter. Qu’on dise stop ou encore, comment savoir si c’est l’Esprit qui nous le glisse, ou plutôt Satan et ses pompes, qui nous pompent l’air mais nous soufflent aussi ce que nous aimons entendre ?
Je ne travaille pas a la protection de la nature, mais dans une machine mondiale qui tourne 24h sur24…en tentant d’y faire mon travail en donnant du sens… Que de choses communes avec ce post,qui decrit si precisement l’état d’esprit qui m’envahit… Vivement les vacances…
J’entend bien cher Phyllo ! (malgré qq acouphènes…criquets, grillons et autres cigales impossibles à dénombrer !) Bon courage cher petit frère et bel été !!!